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La Merveille du monde

I - Les vertes années : 1885-1895

1. Maurras dans le giron du symbolisme verlainien : 1885-1891

1.8 La Merveille du monde

1.8 La Merveille du monde

Ce changement peut sembler brutal de prime abord, tant par la nouvelle forme qu’il choisit de cultiver, la critique littéraire, que par la rupture qu’il consomme avec l’esthétique de sa période précédente. Mais il apparaît, en réalité, comme le premier mouvement d’un virage théorique évoluant vers un retour conservateur à l’idéologie familiale, rejetée lors des premières années de bohème parisienne. Ce revirement s’expliquerait en partie par la frustration liée à l’échec des premières tentatives littéraires, dans le giron des Parnassiens, de Baudelaire, de Verlaine et de Mallarmé. Si les articles du jeune critique ont semblé prometteurs, étant publiés, largement diffusés, le poète comme l’écrivain vont éprouver plus de difficultés à acquérir une reconnaissance littéraire véritable. Aucune tribune ne s’ouvre et nombre de premiers textes littéraires, demeurant à l’état d’inachevé, ne seront jamais publiés ou seront détruits.

250 Jean Moréas, L’Ecole Romane, Journal Le Figaro, 23 septembre 1891. 251

Charles. Maurras, préface de La Musique intérieure, op. cit. p. 42. 252 Ibid. p. 39.

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La pluralité esthétique qui fait de Maurras un auteur original, se mouvant parfaitement dans les codifications qui structurent la vie littéraire et intellectuelle des années 1890, se révèle particulièrement dans de rares poèmes de jeunesse, où la réappropriation complexe d’un univers poétique à la fois multiple et ordonné voit le jour. Mais la rareté de ces textes, la plupart demeurant inédits, rend difficile une présentation exhaustive de ce premier Maurras, fort contraire à l’image que l’idéologue tentera de fixer par la suite, dans le mouvement de composition de ses anthologies poétiques. Il s’agit, au demeurant, d’une production mineure, car il délaisse rapidement la poésie, découragé par Moréas, ne l’ayant « jamais cru capable de mettre sur pied deux bons vers ».

Le jeune Maurras aurait ainsi composé quelques poèmes en provençal, d’inspiration mistralienne, ayant acquis, vers la fin des années quatre-vingts, une maîtrise suffisante dans cette langue pour s’essayer à la versification. A ces vers, composés pour être lus dans les assemblées félibréennes plus que pour former une œuvre publiable, s’ajoutent quelques poèmes épars, en français, écrits entre son adolescence provençale et sa rencontre avec Moréas de 1891, poèmes influencés par le Parnasse et les poètes romantiques : « Mais je ne puis m’empêcher de me demander par quel mirage tant d’écrivains secondaires de la deuxième moitié du XIXème siècle auront pu exercer une action aussi vive sur notre jeunesse ! Comment d’aimables poètes mineurs ont-ils laissé en nous cette longue et durable trajectoire chantante ! Sans doute un trait leur est commun : une mise en œuvre, une exploitation réglée de tout ce qu’ils avaient de particulier et de personnel. »253

.

C’est ainsi que, sous cette influence pernicieuse, particulièrement celle de l’Empédocle d’Hölderlin254, il aurait composé, durant l’automne 1890, « un de ces petits ramas monstrueux »255, chant épique de quelque deux ou trois mille alexandrins dont le thème, les amours improbables de Pythagore et de la prêtresse Théocléa, serait emprunté aux Grands

initiés d’Edouard Schuré. Les vers sont rassemblés sous le titre de Théocléa et le recueil

organisé en trois parties : l’Âme sombre, l’Âme claire et l’Âme en feu. Mais la majeure partie de ces « copeaux de mauvais lyrisme » auraient été brûlés du fait de leur médiocrité des aveux même de l’auteur : « je fis un feu de joie de Théoclea et de dix ou quinze mille autres vers de toute longueur et cadence, dont je ne regrette pas un. ».256

253 Charles Maurras, préface de La Musique intérieure, op. cit. p. 42. 254 Selon Pierre Boutang, Maurras, La destinée et l’œuvre, op. cit. p. 117. 255

Charles Maurras, préface de La Musique intérieure, L’erreur de jeunesse, p. 43. 256 Ibid. L’erreur de jeunesse, p. 44.

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Cependant la destruction de ces poèmes, dont les lecteurs-témoins restent rares257, apparaît d’autant plus incertaine qu’il semble que Maurras ait sauvé certaines strophes, notamment de Théocléa, « ouvrage très heureusement inédit, s’il n’est pas tout à fait détruit. »258, et dont quelques échos persisteraient, selon les commentateurs, dans des poèmes ultérieurs259. Ce sauvetage discret montre à quel point la séparation à dû s’avérer plus difficile, en son temps, que le maître de la poésie-raison ne le laisse transparaître dans la préface de la Musique intérieure, en 1925. Le fait peut également laisser penser que l’écriture poétique coûte fort à Maurras, au point qu’il réemploie constamment les vers qu’il a écrits. Ceci peut encore expliquer les diverses stratégies éditoriales mises en place par la suite pour donner corps et volume à une œuvre somme toute relativement modeste en terme d’étoffe. C’est ainsi que, malgré un talent fébrile mais incertain, Moréas pousse le jeune homme vers la critique littéraire et politique, selon lui son talent véritable et fertile, plus utile pour l’Ecole Romane que ces poèmes épars : « je me laissais aller à lui réciter la petite chanson anacréontique qu’on ne sait quel démon m’avait emporté à traduire après Ronsard, Rémi Belleau et Henri Estienne […] il me dit les trois mots inouïs : « c’est très bien ». […] il se fit un devoir d’ajouter que j’avais « beaucoup mieux à faire » : ce qui devait s’entendre de solide critique ou de politique sensée. ». Maurras devient donc critique par défaut, ne pouvant réellement prétendre à une carrière de poète, même lorsqu’il se « greffe » à un mouvement littéraire tel que le félibrige ou l’Ecole romane.

Alors qu’il semble ne plus pouvoir espérer de véritable carrière littéraire nationale en tant que poète, il se fait le porte étendard critique des écoles littéraires où il a été introduit, et, prétendant les défendre, devient nécessairement le relais de leurs messages respectifs, lesquels sont essentiellement conservateurs. Cependant, s’il ne s’agit pas encore des théories proprement maurrassiennes, ni d’un engagement politique total, tel qu’il va avoir lieu par la suite, sa pensée politique se forme au fur et à mesure que sa critique littéraire se radicalise. Et il est vrai que ses théories futures transparaissent déjà dans ses textes et dans ses choix politiques antérieurs, comme nous l’avons vu, par exemple, au travers de l’aventure boulangiste ou dans ses articles de La Réforme sociale à l’occasion du centenaire de la Révolution, écrits influencés par les idées corporatistes et contre-révolutionnaires de Le Play ou De la Tour du Pin.

257 Il aurait ainsi confié les vers de Théocléa à son ami Maurice Blondel, selon Stéphane Giocanti, Maurras, le chaos et l’ordre, op. cit. p. 85.

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Charles Maurras, préface de La Musique intérieure, p. 43. 259 Stéphane Giocanti, Maurras, Le chaos et l’ordre, op. cit. p. 85.

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Dans un manuscrit inédit daté du 8 Mai 1891 et découvert par Jean-Marc Joubert en 1980, La Merveille du Monde, dont le titre apparaît emprunté à Lucrèce et fortement inspiré de la Monadologie de Leibniz, Maurras résume ses réflexions philosophiques selon une construction éclatée, à la manière des Pensées de Pascal. Sans former encore un tout définitif qui constituerait le point de départ de sa pensée politique, ce texte inédit peut malgré tout se prévaloir d’être l’un des socles fondateurs. Conjointement à des positionnements clairement païens, Maurras affirme que : « la philosophie catholique et la philosophie de la vie coïncident en tous leurs points »260. C’est très clairement la position d’un agnostique qui admire l’ordre et la durée dans laquelle l’Eglise romaine a su se préserver, alors même qu’il affirme, sur un autre feuillet, la nécessité d’ « être nihiliste en Métaphysique », suivant la conception naturaliste, héritée d’Auguste Comte, qui paraît être la sienne dès la publication de ses premiers articles.

Sur le feuillet 2, Maurras annonce le « Principe d’autorité qu’il nous faut restaurer » alors que, sur un autre, il évoque le « Moyen-âge italo-provençal » et note que « La Réforme et la Révolution sont très conséquemment deux erreurs ». Si certaines formules, qui deviendront, par la suite, constitutives de la structure de sa pensée, apparaissent encore à l’état d’hypothèse ou d’interrogation, son disciple Pierre Boutang, qui analyse ce texte en 1984, y voit la genèse même de sa pensée. Pour lui c’est bien (déjà) « d’un système qu’il s’agit, dans le style bref et dense de la monadologie leibnizienne que Maurras connaît bien. ». C’est-à-dire une vue d’ensemble d’un système philosophique dont le style serré et la structure verticale évoquent la dimension poétique de la métaphysique de Leibniz, système qui se retrouvera avec une certaine permanence dans ses poèmes.

La nature inédite de ce texte, laissé en état d’inachèvement, montre un philosophe qui fait le choix de mettre un terme aux spéculations métaphysiques. L’année 1891 marque ainsi plusieurs renoncements. Si Maurras avait pu embrasser la carrière première qu’il appelait de ses vœux, celle de la poésie décadentiste des années 1890, serait-il devenu le doctrinaire fanatique du nationalisme intégral ? Le doute demeure... Il concentrera désormais ses forces dans le domaine où il excelle : la critique littéraire et politique, la prose journalistique, invective et satyrique. Le voici tout entier dans la démarche didactique de l’influence et de la nécessité.

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Six années ont passé depuis que le jeune provençal désargenté est arrivé à Paris. Six années qui auront permis à Charles Maurras, après des débuts difficiles dans le milieu de la presse, d’acquérir une position de critique littéraire reconnu.