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Les Trente Beautés de Martigues

I - Les vertes années : 1885-1895

1. Maurras dans le giron du symbolisme verlainien : 1885-1891

1.4 Les Trente Beautés de Martigues

L’évocation commence par la rêverie poétique qui saisit le jeune homme lors des réunions félibréennes, rêverie nostalgique, qui épanche l’harmonie d’un paysage nocturne, en une vision éthérée : « Martigues, quelques disques de terre entourés par la mer, trois petites îles au couchant de l’Etang de Berre. ». « J’aime mon village chante Félix Gras, je crois bien que je l’aime ! » Ainsi n’est-il de capitaine martégal, près de quitter le port, qui ne donne « vite un coup de barre sur Bouc, vite, le canot à la mer pour le mener jusqu’à Martigues, et embrasser une dernière fois les places vives de son cœur ! ». Cet amour du pays natal, dont d’aucuns marseillais se sont moqué, les Félibres le comprendront, car « le Félibrige consiste à maintenir l’amour du pays. ». Le conteur, puisque le récit prend ensuite une tonalité de conte (« Et si je vous disais notre histoire »), s’adresse aux Félibres parisiens, réunis, fraternels, partageant ce manque de la Provence, et ce mal du pays natal.

L’histoire de Martigues, c’est tout d’abord son enracinement glorieux dans un passé antique, plus de deux mille ans avant Gérard Tenque, martégal fondateur croisé de Saint-Jean de Jérusalem. L’accroche dans ce passé glorieux, l’évocation de la première croisade, se poursuit dans celle de la bannière de Martigues, qui unit les trois couleurs, bleu, blanc, écarlate, bien avant que ne naisse le drapeau français. Inscrit dans l’histoire, Martigues est dans son mouvement, sans rien renier de son passé glorieux. « Ah ! Toutes ses beautés, si j’en faisais le dénombrement et le compte, vous seriez ici jusqu’à demain. ». Il faut donc borner cet enthousiasme à trente beautés « Le plus joli morceau de la création, qui est la femme, n’en a pas davantage. ».

Après cet hommage, inattendu, à la beauté féminine qui mêle l’allégorie du pays natal à un amour féminisé, commence ce décompte. Le conteur, ou plutôt le compteur, établit une liste, un classement, par l’emploi des numéraux ordinaux : La première, la seconde, et il en va ainsi jusqu’à la trentième. Le compte n’est pourtant pas achevé : « La Trentième, Sainte

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Bonne mère, nous y sommes ! Et je ne vous ai rien dit de... ». Car les beautés de Martigues sont de toutes natures, qui se mêlent au gré de l’évocation, comme des pensées saisies sur le vif. Les images sont à la fois solaires, dans un éblouissement de réflexion sur l’eau « La première, c’est l’étang de Berre qui le matin blanchit et qui le soir s’azure », les poissons, brillants, les collines nues dévorées de soleil et illuminées, la nuit, lorsque l’on pêche, de flambeaux, de lanternes rouges accrochées aux croix, et de « cette folle de lune qui jette sur nos lagunes ses bijoux diamantins. ».

La description poétique passe par un Kaléidoscope dont les deux moteurs, essentiels à cet égrainage de moulins (les moulins, comme les lapins de Daudet, sont une des beautés de Martigues) sont la nature et la vie rurale. C’est une nature toute provençale, sa chaleur pleine d’odeurs, d’herbes – l’arôme chaud des thyms, des fenouils, des romarins, des sarriettes – nature bénie par la situation exceptionnelle du lieu, les étangs, la mer, la terre, les salines, et ce qu’en font les hommes, les ponts, le ruban des maisons qui flotte entre les berges, les bateaux, tartanes et autres barques, la grande arrivée des caïques. La tradition domine ce chapelet, une tradition populaire, joyeuse, vivante, où se mêlent les fêtes sanctifiées et les joies du terroir, merveilles gastronomiques – poutargue plus exquise que le caviar, délicieuse bouillabaisse, et, quinzième beauté, cette anguille que l’on mange à Noël, « entre deux chandelles ».

Enfin, une joie de vivre, un amour de vivre éclaire les pages, joie des filles à la fontaine, parlant de leurs amoureux, joie des grands gaillards revenant de la pêche dans leurs cirés ruisselants, joie des couples enivrés qui se promènent, amoureusement enlacés, dans un abandon sans jugement, comme sanctifiés par l’âme chrétienne de ce peuple de pêcheurs et de paysans que protège la foi simple qui éclate dans toutes les réunions, Noël et Pâques, les processions, les joutes colorées, les ex votos accrochés par les pauvres gens, comme des fleurs d’amour sur les murs écrasés de la petite chapelle de la Bonne Mère. La liste poétique s’achève sur l’inachevé, constat, par l’écrivain félibre, de l’impossibilité d’achever ce blason : « Mais si j’ai voulu abréger ce mauvais portrait de mon pays, messieurs les félibres, c’est pour vous dire :

- Allez le voir, car vous ne pourrez pas finir le compte que j’ai commencé. »

Lorsqu’il fait ce portrait lumineux de Martigues, Charles Maurras a vingt ans. Les thèmes qu’il évoque plaisamment, dans une sorte de badinerie un peu chauvine, reviendront sans cesse dans son œuvre ultérieure. Ils nourriront non seulement sa philosophie mais encore sa poésie : passé glorieux d’une antique terre latine, beauté allégorisée des jeunes filles joyeuses et riantes, beauté de la nature et, en son sein, des constructions humaines qui ont favorisé son

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épanouissement, amour du ciel natal, des traditions et des aïeux, évocation qui se fera présente dans ses deux recueils, avec dans le second, un amour que nous verrons d’autant plus tendre qu’il n’enserre plus toute la Méditerranée et que le poète s’évade par le rêve poétique, depuis les murs étroits de sa prison de Riom, vers cette Provence de jeunesse, ces « disques de terre entourés par la mer ».

Néanmoins, il apparaît, en 1888, lui-même peu convaincu par un texte qu’il juge de pure convention, fort éloigné des audaces esthétiques de l’éloge à Aubanel. S’il ne le désavoue jamais, le réintégrant de manière permanente à ses recueils à la gloire de la Provence232, il écrit son désintérêt pour ce texte au Chancelier du Félibrige Paul Mariéton, qu’il tient en estime et qui aura sur son esthétique littéraire une certaine influence, notamment sur sa critique littéraire contre le romantisme233.

Dans une lettre qu’il lui envoie en septembre 1888 à l’occasion de la publication de ce texte dans La Revue Félibréenne, dirigée par Mariéton, il évoque son pays réel : « comme de longues plaines de bruyères, de loin en loin, quelque maigre pin ouvre son parasol désolé que retrousse le vent ; un pays celte semé d’ilots de Palestine […]. Le soleil a beau luire au dessus des choses, la joie n’y pousse pas. ».234

C’est encore l’esthétique verlainienne qui domine un texte où la description d’un paysage désolé évoque bien plus le Barbey d’Aurevilly des

Diaboliques que les solaires visions félibréennes du pays natal. Or cette dualité entre texte de

convention et texte réel, si elle laisse transparaître le Maurras décadent, dévoile également la nature ambiguë de son engagement félibréen, son amour du pays natal, de simple et pure convention, paraissant tout entier sous le signe de l’ambiguïté.

Etranger parmi les provençaux, Maurras est de Martigues, ville brocardée par les autres provençaux, et de la Provence maritime, de médiocre illustration à l’intérieur de la Renaissance provençale. Durant son enfance, il ne pratiquera pas la « langue sainte », et il est peu probable que la mélodie de son chant lui vint de son père, ainsi qu’il le décrit dans la préface de La Musique intérieure. Sa famille participe assurément de l’horreur des patois communément répandue dans la petite bourgeoisie provinciale, de même que le collège diocésain d’Aix où il fait ses études. Il est peu vraisemblable qu’il découvrît le provençal au contact des populations autochtones, sa surdité l’ayant très tôt coupé du parler populaire.

232 La pièce Les trente beautés de Martigues sera ensuite publiée dans L’Armana Provençau pour l’année 1890 et dans L’Etang de Berre, en 1915, avant d’être rééditée dans Les Œuvres capitales.

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A titre d’exemple, Les Amants de Venise, où Maurras met en scène la nature égotiste de l’amour romantique et son incapacité à atteindre l’amour véritable à travers la relation de Georges Sand et Alfred de Musset, apparaît largement influencé par les essais de Mariéton, Une histoire d'amour : George Sand et A. de Musset (1897) et Une histoire d'amour, les Amants de Venise, George Sand et Musset. (1903)

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C’est à Paris qu’il se découvre paradoxalement un intérêt pour la langue de sa province, « dans un processus classique d’identification revendiquée dans le combat pour la reconnaissance littéraire. », 235 l’adhésion félibréenne lui permettant de se fédérer à un groupe d’écrivains reconnus, alors relativement en vogue. Or cet apprentissage tardif lui rend l’étude du Provençal extrêmement difficile et coûteuse ; il se plaint à Mistral des difficultés qu’il rencontre et de la lenteur de ses progrès, lui demandant nombre de corrections linguistiques, voire des traductions entières236.

De même, le rapport que Maurras entretient entre la littérature régionale et la reconnaissance qu’il convoite au sein des cénacles parisiens renforce le sentiment de son ambiguïté. Il n’écrira lui-même que très peu en provençal. Bien que ses premiers poèmes paraissent dans des revues du midi, ils sont, pour la plupart, écrits en français. Lorsque les félibres attaquent Alphonse Daudet en lui reprochant la vision folklorique que ses contes diffusent de la Provence, Maurras, qui avait déjà défendu Daudet dans ses articles des revues catholiques, refuse de prendre parti dans la querelle, jugeant dangereux d’attaquer un notable du monde des lettres sur son propre terrain.

L’adhésion félibréenne de Maurras ne lasse pas d’être équivoque et sera souvent suspectée de n’être que circonstancielle et opportuniste, et ce même parmi les Grands poètes du mouvement : « Marius André me tient pour un jeune intrigant qui veut se faire de la réclame au moyen du Félibrige, ce qui est gai, je le tiens pour un ivrogne d’un merveilleux talent, un hypocondriaque à qui il faut bien tout passer. »,237 au point que la relation qu’il entretient avec Mistral lui-même ne semble pas dénuée d’ambiguïté.

Alors que le jeune critique publie son premier article sur Les îles d’or de Mistral, l’exemplaire qu’il reçoit du maître contient une étrange dédicace, en forme de jeu de mots, révélatrice du rapport singulier qu’entretient le père du Félibrige avec le jeune critique : « Te

mau-ras, manjo e bèu ». 238