• Aucun résultat trouvé

L’évincement dans le champ littéraire

2. Réception de la figure de Charles Maurras : 1952-2013

2.9 L’évincement dans le champ littéraire

La parfaite synthèse de ce processus d’exclusion apparaît dans la collection littéraire Lagarde et Michard. L’ouvrage de référence, qui a servi jusque dans les années soixante-dix de véritable manuel d’éducation littéraire dans les classes de collège et de lycée, est parfaitement représentatif de la place accordée à Charles Maurras dans l’histoire de la littérature, une décennie avant l’éclatement de l’amnésie nationale vis-à-vis de Vichy et de l’Occupation. Ainsi dans l’édition de 1965, le Lagarde et Michard lui reconnaît une « influence intellectuelle et politique considérable »172 mais ne lui consacre que deux pages, au chapitre consacré aux idées et aux doctrines. Sa qualité de poète est par ailleurs citée mais sans aucun extrait de texte alors que ses contemporains d’obédience néo-classique, Péguy, Claudel et Valéry sont largement représentés. Le Maurras poète est connu mais non reconnu : « Les poèmes néo-classiques de Maurras sont réunis dans La Musique intérieure et l’essentiel de sa doctrine est exposée dans Mes Idées politiques. »173. Le raccourci étonne, notamment lorsqu’on sait l’œuvre considérable que laisse derrière lui Maurras, forte de près de deux cents ouvrages.

De plus, toute une partie, majeure en terme quantitatif, de son œuvre poétique apparaît tronquée par omission. Il s’agit cette fois du poète de la Balance intérieure, écrivain de la Collaboration et de la Défaite, des prisons de Clairvaux et de Riom, censuré au titre qu’il s’agit là du Maurras vichyssois. Le Lagarde et Michard prend ainsi grand soin de ne pas attirer la jeunesse française vers la littérature liée, peu ou prou, à la Collaboration. Toute lecture recommandée de Maurras se bornera donc à la période de l’Entre-deux-guerres. Le

172 A. Lagarde et L. Michard, avec la collaboration de R. Audibert, H. Lemaître et T. Van Der Elst, Collection littéraire Lagarde et Michard, Idées et Doctrines, Maurras, p. 85-86, Ed.Bordas, Paris, 1965.

89

poète de la Victoire meurt en 1925 alors que le rhéteur politique de Devant l’Allemagne

éternelle lui survit durant une courte décennie, jusqu’en 1937.

La valeur accordée à cet exemple fige l’image globale de Maurras dans l’histoire de la littérature, qui n’a pas véritablement changé jusqu’à nos jours : la rigidité d’une pensée conservatrice dans les domaines politique et littéraire apparaît comme la trahison des valeurs propres aux lettres françaises : « en 1905 déjà, il exprimait, dans L’Avenir de l’intelligence, toute l’intransigeance de son intellectualisme »174. L’image de Maurras, au sortir de la guerre et des différents procès de collaborateurs demeure, par ailleurs, profondément affectée par le choix final de Vichy : « Pendant la période de l’occupation allemande (1940-1944) Ch. Maurras prit parti pour le gouvernement de Vichy. Après la libération, il connut le sort douloureux d’être condamné à la détention perpétuelle. ».175

Maurras, en tant qu’homme de lettres, ne semble pouvoir être pris au sérieux. L’admettre au sein de ce vase clos d’illustres défunts reviendrait à compromettre les lettres françaises dont on refuse qu’elles aient pu collaborer avec les idéologies radicales, souillant par là même l’image de toute une littérature nationale dont les errances politiques résonnent ainsi qu’une incompréhensible trahison aux valeurs humanistes dont elle se veut l’héritière.

Cependant, l’éclatement du syndrome de vichy dans les années soixante dix ne sera pas plus favorable à la réhabilitation de l’image d’homme de lettres. Tout au contraire, la levée de l’amnésie nationale renforce le processus continu, depuis son incarcération, de sa diabolisation. De fait, l’on ne peut que constater de nos jours l’absence plus ou moins globale de Charles Maurras dans les histoires intellectuelles alors que l’évincement des histoires générales de la littérature de la France contemporaine ou des cours dispensés dans les facultés de lettres est, quant à lui, absolument complet. La critique littéraire héritée des années cinquante, en proie à un révisionnisme inversé, s’est laissé aller à oublier l’influence considérable que Charles Maurras exerça en tant que journaliste, philosophe, critique littéraire et écrivain sur le monde intellectuel de son temps. Par une autoreprésentation tout à fait édulcorée de ce monde, née de l’après-guerre, elle a tenté de donner une image héroïque, résistante et humaniste de la littérature française, renforçant cette noble idée que tout écrivain véritable porte en lui ces valeurs universelles et supérieures, vision d’autant plus forte que le

174

Ibid. p. 85. 175 Ibid. p. 85.

90

monde universitaire français, à la différence de ses homologues européens, ne s’est pas désolidarisé de la collectivité des « intellectuels », forgée depuis l’affaire Dreyfus176.

Ainsi ce rejet de la part littéraire de cette œuvre s’apparente-t-il rapidement à un rejet de Maurras lui-même. L’on craint, sans doute à raison, la puissance de séduction d’un discours idéologique qui a pour lui d’être fortement littéraire. C’est donc la spécificité même de ce discours séducteur, et les facilités qu’il peut y avoir à le reprendre, qui commandent que l’on s’en méfie, et que l’on n’en fasse, tout au plus, qu’un chapitre peu élogieux de l’histoire littéraire française. On ne peut détacher Maurras de l’Action Française et de ce combat antirépublicain auquel il s’est voué durant toute sa vie : aussi une crainte vague demeure, liée à cette influence toute puissante de l’homme de presse et du doctrinaire du nationalisme intégral sur les lettres françaises.

Néanmoins, Maurras demeure incontournable dès que l’on aborde la thématique de l’engagement de l’intellectuel, thème fondamental de l’histoire culturelle et littéraire de la France contemporaine. Même si le concept est hérité de Sartre et théorisé après la seconde guerre mondiale, la thématique de l’engagement passe nécessairement par Maurras. Le rôle de l’école maurrassienne dans les prises de positions intellectuelles depuis l’affaire Dreyfus est d’autant moins négligeable que Maurras lui-même fait partie des instigateurs de la définition du terme d’ « intellectuel », malgré l’appréciation négative que sa définition apporte à la notion. Ainsi ne peut-il être totalement occulté et il apparaît subrepticement, cité presque par scrupule et à contre-emploi, qu’il s’agisse de l’engagement de l’intellectuel en France ou de la généalogie des classiques de la littérature du XXème siècle, au sein de laquelle il apparaît généralement en porte-à-faux, derrière les figures des grands maîtres.

En tant qu’écrivain, Maurras ne peut apparaître que dans ses relations avec ces grandes figures, autour des ruptures et des querelles qu’il entretint avec celles-ci, comme si elles sortaient grandies de l’opposition, plus ou moins farouche, qu’elles ont opposée à cette école maurrassienne dont l’influence sur le monde intellectuel de l’entre-deux-guerres apparaît incompréhensible aux nouvelles générations littéraires, quand elle ne sert de repoussoir. Ainsi, dans les querelles avec Huysmans et Gide, dont on oublie volontiers les sympathies maurrassiennes durant la Grande Guerre, les ruptures avec Barrès et le jeune Mauriac, Maurras joue parfaitement le rôle de bête noire de la littérature française. Mais le cas le plus

176

Christophe Charle, Les intellectuels en Europe au XIXème siècle. Essai d’histoire comparée, Ed. Le Seuil, Paris, 1996.

91

évident demeure celui de Bernanos, « que de travaux sur sa rupture avec Maurras, ce dernier jouant parfaitement le rôle de repoussoir ! ».177

Hors des milieux partisans, pour lesquels sa figure littéraire constitue un des principaux rouages moteurs de la dynamique de sa réhabilitation, les travaux concernant les problématiques esthétiques ou littéraires de l’œuvre maurrassienne ont longtemps été, en France, extrêmement rares, pour ne pas dire presque inexistants. « C’est, de fait, en France que l’aspect littéraire de l’œuvre de Maurras a le plus souffert d’une méfiance universitaire ».178 Le paradoxe est d’autant plus fort que Maurras n’est pas seulement un philosophe ou un théoricien politique, et que son écriture politique elle-même emprunte largement aux formes littéraires héritées des moralistes des XVIIème et XVIIIème siècles.

Les travaux du cycle pluridisciplinaire « l’Action française, culture, société, politique », semblent néanmoins initier un tournant important dans l’approche littéraire du maurrassisme au sein de l’université française, plus de soixante ans après la mort de l’écrivain. Dans un ouvrage collectif paru en 2010, le cycle s’intéresse aux relations du maurrassisme à la culture. Il montre à quel point le projet culturel est central pour l’Action française et décortique les liens profonds qui cimentent les idées maurrassiennes, entre politique, philosophie et esthétique. Très récemment, le cycle s’est également intéressé aux rapports entre nationalisme, littérature et, plus généralement, esthétique, ainsi qu’à la portée plus spécifiquement littéraire du maurrassisme de façon à peser la mesure d'un pôle idéologique, politique et culturel important dans la France du premier XXe siècle. Le cycle y étudie la doctrine de Maurras en matière littéraire, les rapports entre les ordres politique et esthétique, les réceptions favorables, réservées, voire hostiles à l’œuvre maurrassienne ainsi qu’aux œuvres des maurrassiens. Cependant la nature extrêmement récente de ces travaux montre la longue permanence de l’ostracisme dont Maurras fut l’objet en France.

Ce processus de diabolisation s’est étendu progressivement à tous les champs de la discursivité maurrassienne, conjointement à l’échec des différentes tentatives de réhabilitation de ce discours dans tous les champs où celui-ci prétendait étendre son influence. En religion, il joue parfaitement son rôle d’hérésiarque gangrénant le catholicisme. En politique, il est ce mauvais génie nécessaire aux guerres franco-françaises que l’on relaye volontiers au second plan de l’histoire des idées politiques en marginalisant son influence réelle. Ainsi, dans l’ouvrage collectif L’Histoire des droites en France, n’y a-t-il aucun article spécifiquement consacré à Maurras ou au maurrassisme, contrairement à de Gaule ou à Barrès, bien que

177

Bruno Goyet, Charles Maurras, op. cit. P. 140. 178 Ibid p. 67.

92

l’influence de cette pensée fût considérable, débordant largement sur toutes les composantes de la droite. En littérature, ses postures d’homme de lettres apparaissent aujourd’hui complètement invalidées au point qu’il n’est plus considéré qu’à travers le prisme déformant de ses passions politiques.

Ainsi, même lorsqu’elle tente de s’appuyer sur une caution universitaire, la littérature d’obédience maurrassienne peine grandement à extraire cette discursivité de la gestation de milieux restreints, même au sein de l’extrême droite, où la référence à Maurras s’apparente de plus en plus à un usage totémique plutôt qu’à une réelle parenté de pensée. L’image qui s’est imposée est finalement celle de ses adversaires, désormais vainqueurs dans tous les champs où s’est étendue cette discursivité. Maurras est considéré comme le théoricien d’une famille politique extrémiste, secondaire ou mineure de la droite radicale française, en porte-à-faux avec les attentes de la modernité, témoignant de l’archaïsme d’une certaine France, opposant son refus constant à l’inéluctable marche des temps. « Il est l’éternel repoussoir, d’un usage aussi facile que répandu, que ce soit en politique, en religion ou en littérature. ». Il en découle une déformation totale de cette vie, de cette œuvre et de cette pensée, généralement détachée de l’époque et du milieu où elle s’est développée initialement.

Bien que la tradition historique française ait tenté de nuancer l’image extrêmement dégradée de Maurras en relevant l’ambiguïté de ses positions sous l’Occupation, la mémoire de l’homme public va conserver au sortir de la guerre et des différents procès de collaborateurs, une image profondément altérée par le choix final en politique. S’il reste relativement méconnu du public moderne, sa figure demeure, pour les générations de la guerre et de l’après guerre, réduite à son attitude sous l’Occupation. Pour peu que l’on connaisse son nom, on le perçoit comme l’idéologue principal de la Révolution Nationale. C’est, sinon selon ce prisme, au travers de ses obédiences antidreyfusardes qu’il apparaît, par ci, par là, au gré du calendrier de la mémoire nationale. C’est alors la figure du journaliste antisémite qui se trouve stéréotypée, ce qui fait apparaître la période de la Collaboration comme l’aboutissement logique de toute une existence intellectuelle, l’engagement antidreyfusard de jeunesse se concluant dialectiquement par la Collaboration à travers le double opprobre antisémite et, dans une moindre mesure, fasciste.

Si l’éclatement de cette figure s’explique, certes, par le choix final qui fut celui de Maurras en politique, la continuation de ce long processus de déliquescence iconographique après sa mort, et jusqu’à l’évincement plus ou moins total de cette figure et de son discours, résulte, quant à lui, de problématiques plus modernes. Il s’explique principalement par deux facteurs. Il naît premièrement des choix stratégiques de représentation qui seront ceux de

93

Maurras et de ses continuateurs en vue de sa réhabilitation posthume. Ils aboutiront aux échecs successifs qu’ont essuyés les diverses tentatives de cette réhabilitation depuis sa dégradation nationale, c’est-à-dire à une construction hagiographique figée dans les années vingt, qui n’a pas su pressentir les transformations profondes qu’ont connues le monde littéraire et politique entre les années trente et les années cinquante. La postérité oubliera volontiers « un écrivain et un doctrinaire déjà condamné par le public comme par l’évolution des problématiques qui agitent la littérature et la politique » à la Libération179.

Il tient en second lieu aux relations complexes qu’entretient l’opinion avec une multitude incohérente de discours, détracteurs, savants ou partisans, qui cherchent à remoudre cette image morcelée de manière à en expliciter les cohérences. La réception de cette pluralité contradictoire de messages, de sa mort à nos jours, est d’autant plus brouillée que l’évolution historique semble conduire à partager des idéaux de plus en plus antithétiques des siens. Il découle de la diversité de ces discours un effet de cacophonie discursive qui rend la figure publique de Maurras d’autant plus complexe à cerner pour le public moderne que l’historiographie maurrassienne demeure partagée sur une variété considérable de problématiques, souvent irrésolues, gravitant autour de cette figure intellectuelle incomplète, dans tous les domaines où elle a su se présenter autrefois comme une interlocutrice de premier plan, qu’il s’agisse, de politique, de religion ou de littérature.

Après avoir tenté de décrire l’évincement de Charles Maurras du champ littéraire ou une mise en coupe réglée, selon des partis pris d’admiration s’intéressant à sa poésie de façon fragmentaire, nous n’avons pu, ainsi que nous le souhaitions tout d’abord, nous consacrer uniquement à une analyse purement littéraire. Comment aborder l’étude de cette poésie et exclure la complexité des problématiques historiographiques qu’elle sous-tend, entre le politicien manipulateur et le poète égaré en politique, le conservateur incapable de comprendre les bouleversements de la modernité et le doctrinaire fasciste, le néo thomiste ultraconservateur et le païen manipulateur de l’Eglise et de la foi, entre le retour sincère ou le retour circonstancié vers le catholicisme ? Et comment faire la part de toutes les motivations, plus ou moins ambiguës, qui gravitent autour de la composition éparse de cette œuvre, sans que notre travail n’apparaisse dévoré de considérations multiples qui ruineraient la finalité d’une approche littéraire ?

94