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Un félibre postsymboliste

I - Les vertes années : 1885-1895

1. Maurras dans le giron du symbolisme verlainien : 1885-1891

1.3 Un félibre postsymboliste

De ces années difficiles, Maurras tirera en partie l’anticapitalisme animant sa doctrine politique et littéraire, et qui se fait particulièrement jour dans l’Avenir de l’intelligence. D’aucuns y voient également certaines origines de son antisémitisme, peut-être dues aux humiliations subies auprès des grands journaux nationaux, organes cosmopolites et républicains, « possédés par les juifs ». Cependant, dés son arrivée à Paris, il apparaît frappé par la noirceur des murs comme autant de souvenirs de la Commune et s’étonne du grand nombre d’enseignes portant des noms juifs étrangers227

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1.3 Un félibre postsymboliste

L’année 1888 marque l’entrée de Maurras en littérature, une entrée discrète par la petite porte de la critique littéraire. Il collabore alors activement à La Réforme Sociale dont il est devenu un chroniqueur important (Cent-soixante-dix articles jusqu’en Juin 1891), toujours dans le sillage rigoureux de Le Play. La revue, connue et appréciée, lui ouvre un champ plus vaste : ainsi écrit-il, en 1888, des articles conséquents dans La Controverse et le

Contemporain ou dans L’Observateur français, (Cent-soixante-quatorze articles donnés à ce

seul journal), où il décroche enfin une chronique de critique littéraire. Dans le même temps, ses amitiés littéraires commencent à se composer lentement. Suite à divers articles élogieux, il fait la rencontre de Charles Le Goffic, Jules Tellier, Raymond de La Tailhède puis de Maurice Barrès. Ce dernier vient de publier les deux premiers volets du Culte de Moi, que sont Sous

l’œil des barbares et Un homme libre, propres à sa période décadente. Maurras, émerveillé

par ce jeune écrivain prometteur, semble quant à lui éprouver de réelles difficultés à se faire un nom en littérature. Son travail est alors entièrement tourné vers la critique journalistique, dans le sillon des avant-gardes littéraires.

Cette même année, le jeune homme rejoint le Félibrige, mouvement de restauration de la langue provençale fondé par Frédéric Mistral228 qui tient alors ses réunions chaque

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Charles Maurras, L’Avenir de l’Intelligence, op. cit. p. 97. 227 Stéphane Giocanti, Maurras, Le chaos et l’ordre, op. cit. p. 54.

228 Victor Nguyen, Stratégies littéraires et méditations mistraliennes. Les premiers contacts félibréens de Charles Maurras, 1886-1890, revue Marseille, numéro 123, 1980. Voir également Stéphane Giocanti, Charles Maurras félibre, l’itinéraire et l’œuvre d’un chantre, Ed. Louis de Montalte, Paris, 1995.

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mercredi soir au Café Voltaire, place de l’Odéon. Les premières publications des Félibres Mistral, Roumanille et Aubanel datent de 1852. La tradition veut que le félibre ait été fondé le 21 mai 1854 au château de Font-Ségune, dans le Vaucluse, et placé sous le patronage de Sainte Estelle. Les six poètes provençaux qui initièrent le mouvement, sous la houlette de Mistral, étaient Joseph Roumanille, Théodore Aubanel, Paul Giera, Jean Brunet, Anselme Mathieu et Alphonse Tavan. C’est du moins ce que prétend l’histoire romancée de ce mouvement, car Brunet était absent et Roumanille, malade, n’avait pu quitter Saint-Rémy.229

Le Félibre connaît un essor grandissant, et passe pour être à la mode, en 1885. Le jeune Maurras obéit donc à un mouvement d’amour du pays natal qui n’a rien de chauvin ni d’ostracisant, tout au contraire, le sud provençal étant à la mode depuis le succès de l’opéra

Mireille de Gounod, en 1864, traduit en français du Mirello de Mistral.

De même, cette adhésion félibréenne n’est en rien paradoxale par rapport au nationalisme virulent qui cimentera le noyau de sa future politique. Il n’y a pas de trahison dans cet engagement provençal, son idée de la Nation n’est pas de réduction politique, unitaire et indivisible, comme celle de la France Républicaine de la Convention, mais d’union polymorphe. Les Félibres sont d’ardents conservateurs et de fervents patriotes pour lesquels patriotisme local et patriotisme national ne sont en rien antinomiques. En opposition à la conception géopolitique héritée du jacobinisme, le développement des traditions et des particularismes locaux travaille à l’enrichissement de la France perçue comme la synthèse de ses différentes provinces. Ainsi, aimer la petite patrie demeure le moyen le plus sûr de révérer la grande, selon la célèbre devise félibréenne, héritée de trois vers de Félix Gras, laquelle claironne : « J’aime mon village plus que ton village, J’aime ma Provence plus que ta province, J’aime la France par dessus tout. » 230

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Alors qu’il commence à fréquenter le félibrige de Paris, Maurras se définit esthétiquement dans le giron de son appartenance nouvelle au monde de la poésie symboliste. En mai 1888, il participe au concours de cette académie, moins marginale qu’il n’y paraît (le prix du félibrige de Paris est alors doté par le ministère de l’instruction publique), et offre un éloge de Théodore Aubanel, poète provençal mort l’année précédente. Aubanel connaît alors un succès d’estime : ainsi donnait-on, au Théâtre libre, le 27 avril 1888, Lou Pan dou pecat,

229 Sur la fondation du Félibrige, l’on peut consulter René Jouveau, Histoire du Félibrige, vol.4, Imp. Bene, Cavaillon, 1970-1987.

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« Ame moun vilage mai que toun vilage / Ame ma Prouvenço mai que ta prouvinço / Ame la França mai que tout ! » Félix Gras, vers récités lors d’un banquet du Félibrige à l’hôtel Continental de Paris le 24/10 /1878. Cité par Philippe Martel, « Le professeur Saint-René Taillandier et la nationalité provençale des félibres. », in L’éveil des nationalités et les revendications linguistiques en Europe, sous la direction de Carmen Alén Garabato, Ed. L’Harmattan, Paris, 2005, p. 238.

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drame adapté du provençal par Paul Arène, ainsi qu’une étude sur les vers religieux d’Aubanel, par M. Ricard dans le journal Le temps du 4 novembre 1888, qui tenait cette plaquette de Luis Bussi, un ecclésiastique italien épris de Félibrige.

Nous n’analyserons pas ici l’écriture de ce texte mais tenterons néanmoins d’en relever l’extrême modernité, tordant le cou aux poncifs dithyrambiques du genre élégiaque. Le propos est toujours précis, usant de cette langue de didactisme léger que Maurras s’est choisie, proposition, assertion générale, exemples fédérateurs, discours extérieur, omniscient, très peu de première personne du singulier, forte présence de « nous » dans des développements culturels érudits propres à flatter l’auditoire.

Pour ce qui de notre étude, l’intérêt de cet éloge à Théodore Aubanel tient dans cette description de ce qu’est un poète, pour le jeune Charles Maurras, et au travers de celle-ci, de sa perception du fait poétique en 1888.

L’introduction n’est pas sans porter avec elle d’étranges coïncidences : « Presque tous les poètes commencent par mener une jeunesse de fantaisies et de volageries vagabondes ; ils caressent la croupe de toutes les chimères qui bondissent vers eux de l’océan du rêve. Mais l’âge leur inspire tôt ou tard un choix entre les idées chères. Ils en agrippent une, se l’approprient, s’unissent à elle par une espèce de mariage qui ne rompt plus. ». Or, et c’est aux dires du rédacteur ce qui est admirable chez ce fondateur du Félibre, Aubanel ne fut pas atteint par cette monogamie littéraire : « Dans ses deux recueils, publiés à plus d’un quart de siècle d’intervalle, il ne varie point de complexion. » Faut-il y voir quelque code de bonne conduite poétique ? Charles Maurras, qui publiera sa poésie avec un écart temporel à peu prés semblable, admire cette fidélité à l’amour, à la Provence, à « l’Art éternel », et cette âme d’Aubanel, qu’il décrit moins solaire et gaie que celles des bons félibres : « Nos poètes sont presque tous des modèles de santé : leurs tristesses n’aboutissent à aucune dépression. ».

Poète sombre, habité, même avant de rencontrer l’amour, d’un mal de vivre constitutif, comparable, selon Maurras, non à celui de Musset, bien qu’il lui ressemblât : « Avant ce grand éclat du premier amour, Aubanel semble avoir eu l’âme tranquille et sombre, un peu farouche, de Musset à seize ans. », mais à celui de Baudelaire, ce « grand poète », Aubanel est fort différent du « virgilien Mistral ». En effet, l’amour des femmes, désir toujours renouvelé et jamais assouvi offre un état de plénitude hasardeuse, un équilibre instable que va rompre la belle, comme cette fameuse Zani, modeste brunette aimée, adorée d’Aubanel, qui sera toute sa vie en souffrance de cette petite main qui lui avait été abandonnée un court instant.

La petite, doutant peut-être du sérieux de son soupirant, s’est en effet enfuie, un jour, pour s’enfermer au couvent. Mais le mal d’amour s’apaise dès qu’on le chante, qu’il devient

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élégie. La poésie est une épure, une évasion comme un moyen d’aller plus haut que cette amourette terrestre. « Je ne sais combien de fois il se lassa des amitiés passagères et cria vers Dieu de désespoir et d’amour déçu. Mais je puis indiquer par quelle gradation mentale il s’élevait de son paganisme naturel à l’idéalisme catholique et platonicien ; comment de l’amour d’une femme et des tristesses contenues, Aubanel se reposait en d’autres affections, et n’y trouvant que l’uniforme dégoût, se rejetait enfin dans les passions intellectuelles : religion, art, rêve esthétique... Et tels sont en effet les refuges tout indiqués au sortir des mésaventures de cœur. ».

Le ton prend une allure de confidence, de connaissance intime de cet état de dépression amoureuse, né de la perte de l’aimée ou de la perte de l’amour, amour passager, par-là même inapte à remplir l’âme et à lui suffire. Une sorte d’osmose entre le poète défunt et le jeune écrivain qui se cherche encore est palpable entre les lignes, ainsi que le suggère cette admiration de Maurras pour Aubanel : car Aubanel ne se lasse pas d’aimer, toujours il recommence, sans s’assagir pesamment, sans que ses vers aient jamais le goût d’un renoncement. Toujours s’y peut lire la grâce émerveillée du « tomber amoureux », même si c’est toujours Zani que l’on cherche, de femme en femme. Ainsi, cette jeunesse toujours renouvelée d’Aubanel lui vient assurément d’une permanence amoureuse, d’une propension à vivre et faire revivre, dans toutes ses amours, l’éclat et la souffrance nés du premier amour, inspirant un art « tempétueux et multiple ». Cependant, peu à peu, une grâce assagie va couler dans les vers du poète : « mais ces haltes dans la lumière et la pure beauté ne lui étaient pas vaines. Il emportait de là un souvenir pacifiant dont l’influence à la longue s’étendit sur ses vers... ».

Epris de Shakespeare et de Dante, moins antique et « virgilien » que Mistral, moins gai que Roumanille tout en conservant la grâce d’un poète populaire, nul doute qu’Aubanel n’ait eu, sinon dans ses vers du moins dans sa trajectoire tourmentée, une certaine influence sur Maurras. Tout d’abord, ce poète ne s’interdit pas le populaire, il n’a pas besoin de nobles sentiments pour susciter le Beau, il est comme une source qui s’épanche, sans excès d’étude ni poses revisitées à l’émoi simple du sentiment. Cette nature du sentiment immédiat, certes réécrit, mais recherché comme élément premier du chant poétique, est des plus intéressants. La poésie n’est pas dans la technique mais dans la force de l’instant. Certes Aubanel, comme tout poète, perfectionne sans cesse son art, le prend et le reprend : « se parfaire en son art, telle dût-être en réalité sa vraie calanque, ou la plus chère. Il avait défini le rythme, une incantation, un charme, une magie enveloppante, et vraiment il demeura captif de l’exquise féerie qu’il s’était évoqué. ».

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Un second élément se joint à ce mouvement, la force d’une langue authentique. « Il venait au premier moment de la Renaissance provençale. Il trouvait une langue si longtemps délaissée des plumitifs que le peuple avait eu le loisir de lui refaire une jeunesse – et en outre de sa beauté du diable cette langue avait la solide et durable harmonie d’un dialecte gréco-latin. » Cette appartenance à la Provence, cette mission de rendre au provençal des lettres de noblesse, donnaient à cette poésie un postulat dépassant les plaintes du cœur, et outre une identité claire, une extrême vitalité en lieu « du découragement qui envahit l’ouvrier des lettres s’il se propose un but de satisfaction solitaire. ».

Nous trouvons, dans cet hommage, bien plus qu’une description laudative. Il semble qu’il s’agisse d’une conception première, chez Maurras, du fait poétique, qui est, mais il ne pourra se borner à n’être que cela, élégiaque et consolateur. Sa vision de l’art poétique se tourne vers les Félibres, Mistral, Roumanille, Aubanel, pères fondateurs ou refondateurs d’une impulsion nouvelle en ce qu’ils sont adeptes d’un chant ancien, passant par la vieille langue provençale, y puisant une force neuve. Car, en ce XIXème avide de poésie, la littérature est malade, les poètes étant incapables de se proposer de nobles aspirations par la perte d’une force constitutive, le simple fait de croire, en soi, en l’amour, en un bonheur véritable, en une mission qui dépassât tout cela. Maurras confesse qu’il adhère en cela à la vision de Verlaine, des « Poètes maudits », selon le Pauvre Lélian, douleur qu’il retrouve en Aubanel : « Il y a longtemps que mon cœur accumule un grand mal d’être ».

Il semble que le jeune Charles Maurras, se donnant peut-être ici, encore que de façon très allusive et discrète, sinon pour un poète du moins pour un amoureux malheureux, trouve en Aubanel un père en poésie, par cette âme, tourmentée et fière, par ses éclats mystiques, violents et passagers, par ce bain vivifiant aux sources anciennes de la terre provençale. Il est toutefois évident que le jeune homme, qui se cherche encore sur le plan littéraire, subit l’influence prégnante de l’école symboliste, et particulièrement celle de Paul Verlaine, tant il apparaît à la fois dans l’exigence du sentiment et du singulier, de l’inattendu et de l’original, selon une perception de l’art poétique qu’il combattra par la suite et où prévalent la personnalité et l’individualité. C’est alors que le jeune homme, ainsi qu’il l’écrit à son ami de collège René de Saint-Pons, cherche à : « donner une empreinte personnelle à [sa] façon d’écrire. » 231

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C’est ainsi que son texte, jugé trop moderne et trop symboliste, décrivant Aubanel comme un Baudelaire provençal dont la poésie sait épouser la sensibilité moderne, scandalise

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Lettre de Maurras à René de Saint-Pons, cité par Victor Nguyen, Maurras et le Félibrige, éléments de problématique, Revue La France latine, n° 78 et 79, 1979-1980, p.38.

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l’arrière-garde félibréenne. Maurras obtiendra malgré tout le premier prix et se félicitera de sa plume scandaleuse, provoquant en lui « le plaisir d’avoir horripilé des commis de ministères et des professeurs. ». Il est intéressant de noter que les tensions esthétiques et politiques qui éclateront quelques années plus tard entre Maurras et l’arrière-garde félibréenne paraissent déjà latentes au moment même de sa fraiche intronisation au sein du mouvement, laquelle aura lieu deux mois plus tard, le 11 juillet 1888. A cette occasion, Maurras chante, en provençal, les trente beautés de Martigues, Li Trento Bèuta dou Martegue.