• Aucun résultat trouvé

La crise félibréenne

I - Les vertes années : 1885-1895

2. Maurras à l’avant-garde de la critique littéraire : 1891-1895

2.1 La crise félibréenne

Alors que son adhésion félibréenne s’est fortement construite sous le signe de l’ambiguïté, Maurras évolue au sein du mouvement avec une rapidité surprenante. A peine reçu par le félibrige de Paris, il devient secrétaire de la nouvelle revue, le Virosoulèu. Deux ans plus tard, en 1891, il est également chargé d’organiser à Martigues la fête de Sainte-Estelle, sainte patronne du félibrige, la réunion la plus importante du mouvement qui tournait dans toutes les terre occitanes d’année en année. Mais surtout, cette progression effective au sein du mouvement, ainsi que les allers et retours constants qu’elle suppose, lui permettent de rentrer en relation directe avec Frédéric Mistral, le pape du félibrige, avec lequel il entretient désormais une correspondance soutenue. Il se livre à une véritable cour d’hommages et de révérence constante que le vieux poète n’a garde de repousser.

Depuis de nombreuses années, la Société des félibres de Paris s’est noyée dans des mondanités ronronnantes. Ses représentants vieillissants, ardents défenseurs d’un fédéralisme politique, suivant le modèle catalan, dans leur jeunesse, se sont fortement embourgeoisés. Nombre d’entre eux sont désormais des personnalités locales reconnues et plus ou moins insérées en politique (maires, députés, commis de ministère…). Ils sont tout favorables à la République des notables dont ils sont devenus des composantes à part entière. Pour cette arrière-garde félibréenne, il s’agit bien plus de perpétuer une tradition linguistique et culturelle que de lutter politiquement pour l’aboutissement d’une réelle autonomie politique.

Aussi le travail de rajeunissement intellectuel du mouvement auquel vont se livrer le jeune critique et quelques uns de ses amis félibres va-t-il être, dans un premier temps soutenu par Mistral qui voit en Maurras un allié d’importance qui peut mettre à son service ses relations littéraires parisiennes (Hyppolite Taine, Anatole France, Maurice Barrès, etc.). Et ce, notamment en vue d’une candidature académique… Mistral va ainsi trouver un vif intérêt à appuyer le jeune critique dans sa lutte pour la prise de contrôle d’un mouvement faiblement structuré et qui a évolué vers une notabilité ronflante, particulièrement à Paris.

Pour le jeune critique, il s’agit à présent de donner au propos félibréen une portée et un écho plus vaste, national, en le transposant en français, tout en y intégrant les amis romans. Car ce retour aux sources romanes du jeune critique passe évidemment par la Provence, pays chéri et image lumineuse au fond de cet exil parisien. L’amour du pays natal, la tradition, le ciel des aïeux, autant de thèmes nationaux et hellénisants, communs aux poètes de l’École romane et du félibrige, thèmes propres, selon le jeune homme, à fonder un véritable renouveau poétique. Maurras tente d’établir, par ses amitiés diverses, des liens solides entre

144

félibres parisiens et poètes romans. Il fait ainsi entrer son ami roman Raymond de La Tailhède au Félibrige de Paris et traduit en Provençal « L’allégorie pastorale » de Moréas, lequel compose, en réponse, une variation sur « L’aqueduc » de Mistral dans un numéro de La

Plume consacré au félibrige. De leur côté les félibres ne sont pas en reste d’éloges quant à la

jeune école poétique naissante que Marius André fait découvrir aux lecteurs de L’Aiòli. Cependant, cette association esthétique implique un glissement implicite de l’école félibréenne vers les idées politiques qui irriguent, en filigrane, la nouvelle école littéraire. Les jeunes félibres se réunissent ainsi à la brasserie Muller, rue de l’Echelle, pour cosigner un manifeste, la déclaration des jeunes félibres fédéralistes, rédigé par Maurras et Frédéric Amouretti. C’est un véritable appel au retour à la lutte politique et qui prétend revenir « à la justification première du combat félibréen : combat pour la langue entendue comme entité sociale et politique ».262 Il est, de même, intéressant d’observer, au sein de ce manifeste, une pensée déjà très proche des bases doctrinales de la monarchie fédéraliste et que l’on retrouvera, quelque huit années plus tard dans l’Enquête sur la monarchie. Maurras ne désavouera jamais ce manifeste, au point qu’on le trouve en bonne place dans toutes les compilations ultérieures de textes écrits à la gloire de la Provence : « Aussi nous ne bornons pas à réclamer pour notre langue les devoirs et les droits de la liberté : les dits biens, croyons-nous, ne feront pas notre autonomie politique, ils en devront découler. Voici pourquoi, messieurs, avant toutes choses, nous réclamons la liberté de nos communes ; nous voulons qu’elles deviennent maîtresses de leurs fonctionnaires et de leurs fonctions essentielles. Nous voulons qu’elles puissent remettre à leur place ces petits messieurs qu’on appelle les sous-préfets […] Elles ne seront plus de simples circonscriptions administratives ; elles auront une vie profonde, elles seront de véritables personnes et, si l’on peut dire, des mères, inspirant à leurs fils la vertu et les passions ardentes de la race et du sang. »263

Ce texte fut lu dans sa version originale par Frédéric Amouretti, meilleur orateur que Maurras, le 22 février 1892 au café Voltaire, lors d’une réunion exceptionnelle du félibrige en l’honneur de Félix Gras, récemment élu capoulié (président) du félibrige lors de la fête Sainte Estelle de Martigues, organisée par le même Maurras, et en présence du tout Paris félibréen rassemblé pour l’occasion. Il aurait provoqué, au sein de cette assemblée, un émoi immense.

262 Bruno Goyet, Charles Maurras, op. cit. p226.

263 Il s’agit d’une traduction reprise dans L’étang de Berre de la Déclaration des jeunes félibres. Nous proposerons ici la version originale de ce texte, en Provençal : « Vaqui perqué, Messiés, davans touto causo, reclaman la liberta de nósti coumuno ; voulèn que devèngon mestresso de sis emolega e de si foucioun essencialo. Voulèn que poscon remanda en soun lió aquéli mistoulin que ié dison souto-préfet. […] Saran plus de simpli circouscripcioun administrativo : auran uno vido vivanto, saran de vertadiéri persouno e, se pòu dire, de maire, ispirant à si fiéu li vertu e lis arderòusi passioun de la raço e dóu sang […] » Nàni, Messiés, voulen que soun acampamen se fague segound sis enclin istouri, ecounoumi e naturau e, pér parla clar, eterne. ».

145

Le philosophe positiviste Pierre Lafitte se déclare outré par cette allocution provocatrice et préparée. Maurras et Amouretti sont alors accusés de violer les statuts de la Société qui interdisaient les discussions politiques, philosophiques et religieuses, provoquant « une longue, vivace et profonde rumeur » qui, « chez certains éléments officiels du Félibrige parisien ou provençal, […] alla jusqu’à la terreur. », causant, « au sein du Félibrige de Paris, vingt-six longs mois de crise furieuse qui se terminèrent par l’expulsion de Charles Maurras qui avait collaboré à la pièce et l’avait signée avec Amouretti… »264

.

Durant ces vingt-six mois de crise, Maurras va se servir de l’autorité de Mistral pour imposer ses idées à Paris et combattre ses détracteurs en instrumentalisant un soutien relatif du maître à son égard. Il joue sur le décalage géographique qui sépare Mistral des événements parisiens, et prétexte constamment qu’il faut investir Paris pour tenir la Provence et organiser la révolution fédéraliste. Il s’agit d’une véritable radicalisation des positions mistraliennes qui tentent d’entraîner le maître sur un terrain, la politique, vers lequel il ne veut pas aller. Ce dernier tente de calmer les ardeurs maurrassiennes, sans pour autant les décourager, alors que, de son côté, Maurras reste plein de prévenance à l’égard de Mistral, lui laissant toujours la possibilité d’une porte de sortie honorable. Un échange inégal au sein duquel Mistral avait tout à gagner. Ainsi, quelques jours après la lecture au café Voltaire de la déclaration des

jeunes félibres, Maurras écrit-il à Mistral : « Nous ne sommes pas découragés, nous ne

sommes pas intimidés. Soutenus par vous, nous irons partout où nous voudrons. Il n’est pas nécessaire que vous nous souteniez publiquement. Le sentiment de votre approbation nous suffit, nous récompense. ».265 Plus la crise s’embourbe et tourne en sa défaveur, plus il se fait prévenant à l’égard du maître. Lorsqu’il est exclu, avec Amouretti, de la Société du félibrige de Paris en Mars 93, et qu’il fonde son Ecole du félibrige autonome, il la fait dépendre de la maintenance du Languedoc afin d’être plus directement lié à Mistral dont il se revendique la filiation véritable face aux parisiens qui auraient trahi la cause.

La crise du félibrige ne peut être regardée comme un accident, une erreur liée à la fougue de la jeunesse, dans le parcours politique de Maurras. Elle apparaît clairement, dans la décomposition des mécanismes qui la fomentent, comme la phase d’acculturation politique de Maurras. Elle est à la genèse de ses stratégies politiques et discursives ultérieures, au moment même où sa doctrine future est en train de se construire, selon le stratagème récurrent, défini par Jacques Maître, de « soumission subversive » auquel il aura recourt avec permanence dans tous les combats qui seront les siens.

264

Revue critique des essais et des livres, 1909, cité par Charles Maurras dans L’Etang de Berre, op. cit. 265 Lettre de Charles Maurras à Frédéric Mistral, Maurras-Mistral, du 3 mars 1892.

146

Il cherche ainsi toujours à s’emparer d’une position centrale dans l’orbite immédiate de l’autorité qu’il vise : ceci implique une révérence envers le garant de cette autorité, mais ce garant ne peut le contourner de par la distance géographique qui le sépare de Maurras, toujours au centre de l’actualité nationale depuis la Capitale (le prétendant est en exil, l’autorité pontificale à Rome, ou Mistral à Maillane). Maurras se réfère à une orthodoxie doctrinale sur laquelle il fonde sa légitimité de façon à exclure les concurrents potentiels qui menacent sa propre position, tentatives et stratégies qu’il va mettre en scène pour se rendre indispensable auprès de l’Ecole romane.