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1 Place et fonctions des théories étiologiques traditionnelles de la maladie

II.1.1.- Les différentes conceptions de la maladie

II.1.1.1. Dimensions anthropologiques

Deux principes de l’anthropologie médicale, à savoir les points de vue émique (emic) et étique (etic)41 sont à prendre en considération dans l’approche des représentations de la

maladie car ils distinguent deux façons de penser la maladie. De Sardan (1998) définit ces concepts de la manière suivante :

L’emic est centré sur le recueil de significations culturelles autochtones, liées au point de vue des acteurs, alors que l’etic repose sur des observations externes indépendantes des significations portées par les acteurs et relève d'une observation quasi éthologique des comportements humains (De Sardan, 1998).

Autrement dit, la position de l’emic s’appuie sur les concepts et le système de pensée propres aux acteurs sociaux étudiés, et celle de l’etic, menée à partir du point de vue propre au chercheur et à sa culture (Aymes & al., 2005). D’un côté, il y aurait la perspective du sujet, à l’intérieur du groupe en intraculturel, l’emic, devenant synonyme de « point de vue

41 Emic/Etic :L’opposition Emic/Etic a été transposée à l’analyse des faits culturels en sciences sociales par le

de l'indigène », de « représentations populaires », de « signification culturelle locale » (De Sardan, 1998) ; de l’autre, il y aurait la façon de penser extérieure au groupe, celle du professionnel, du chercheur, l’etic se référant « plutôt au point de vue externe, à l'interprétation de l'anthropologue, au discours savant » (De Sardan, 1998).

Cette distinction est à rapprocher des appellations de la maladie en anthropologie anglophone qui distingue les termes « disease » désignant la maladie du point de vue du médecin, « illness » signifiant les représentations culturelles de la maladie du point de vue du patient (Kleinman 1980, 1988 cité dans Taïeb, Heidenreich, et al., 2005) et « sickness » renvoyant à la définition socio-culturelle, c’est-à-dire du groupe, de la notion de maladie (Augé, 1986; Dalnoky & Philibert, 2010; Eisenbruch, 1990; Zempléni, 1985, 1988), mettant en évidence les différences de représentations de la maladie et par là-même du soin qui s’y rapporte. Ainsi dans la maladie, Taieb et al., (2005) rappelle que :

La médecine occidentale est fondée sur une séparation entre la représentation savante de la maladie, qui serait objective, et qui est celle du médecin (« la maladie du médecin») et la représentation profane, plus subjective (« la maladie du malade »), qui est celle du patient (Taïeb, Heidenreich, et al., 2005).

Posée simplement, cette dialectique établit la différence des représentations entre la maladie-illness, soit le point de vue emic du malade et la maladie– disease, soit le point de vue etic, du thérapeute, du médecin (Taïeb, Heidenreich, et al., 2005; Zempléni, 1985, 1988). Autrement dit, la position emic s’appuie sur les concepts, le système de pensée et des représentations de la maladie ainsi que du vécu subjectif du malade (illness) et celle de

l’etic, repose sur des données objectivables en l’occurrence l’altération biophysique de

l’organisme de l’individu (disease) (Zempléni, 1985). Plus largement, l’etic est menée à partir du point de vue propre au chercheur et à sa culture (Aymes & al., 2005).

Enfin la troisième notion sickness, se rapportant aux représentations du groupe, a permis aux anthropologues de traiter la maladie comme un fait social. Typique des mentalités africaines, cependant existant également en France comme l’a montré Favret- Saada (1977), l’événement-maladie prend sens par rapport à des événements qui le précèdent ou le succèdent. Selon Zempléni (1985, 1988, 1999) « tous ces événements peuvent se renvoyer les uns aux autres comme autant d’effets de la même chaîne causale », un malheur n’arrivant jamais seul. La maladie se socialise du fait qu’elle s’inscrit dans la connexité d’une série de malheurs, individuels, sociaux, recevant une interprétation magico-religieuse admise par l’individu, ses proches, le devin (Zempléni, 1985, 1988, 1999). Zempléni (1999) insiste sur le fait que ces instances magico-religieuses chez les

africains, aussi bien que chez les réunionnais, sont constitutives de l’organisation sociale. Andoche (1984, 1988), à sa suite, rappelle que les différentes interprétations de la maladie traduisent les rapports sociaux dans le contexte de La Réunion à l’instar de l’attaque en sorcellerie qui est un modèle anthropologique se pratiquant entre partenaires sociaux bien définis (Zempléni, 1988, 1999). Après l’annonce des proches de cette possible étiologie, les guérisseurs vont se charger de désigner et de légitimer l’agent magico-religieux responsable de la maladie et, comme le souligne Zempléni (1985, 1988, 1999), même s’ils n’adhèrent pas forcément aux modèles explicatifs individuels, ils parlent le même langage et l’interprètent au moyen des mêmes référents étiologiques (Zempléni, 1988).

Zempléni (1988, 1999) développe également l’idée que le couple « projection - persécution » mis en jeu dans ces étiologies est, au contraire de la médecine scientifique, activé et légitimé dans ces interprétations par les guérisseurs amenant à situer la source des désordres à l’extérieur du sujet, dans un autre ou selon lui dans « une instance subjective ». II.1.1.2. Les modèles d’inconduites

Ces considérations sur des maladies socialement et culturellement codées amènent tout naturellement à une discipline qui intéresse plus particulièrement les cliniciens, thérapeutes, psychologues, à savoir l’ethnopsychiatrie.

Devereux (1970) fonde l’ethnopsychiatrie comme science autonome qui confronte et coordonne les concepts clés de deux disciplines, en l’occurrence la « culture » en anthropologie avec le couple « normalité – anormalité » de la psychiatrie (Devereux, 1970; Nathan, 2001b). Selon Devereux (1970), la culture propose à l’individu des façons culturellement codées de se comporter face à un stress, qu’il nomme « modèles d’inconduite » après Linton (1936). C’est comme si le groupe disait à l’individu : « Ne le fais pas, mais si tu le fais, voilà comment il faut s’y prendre » (Devereux, 1970, p. 34).

Dans son analyse, il va établir une typologie ethnopsychiatrique concernant des désordres de la personnalité. Il distingue quatre types de catégories :

1° Les désordres types, qui se rapportent au type de structure sociale ;

2° Les désordres ethniques qui se rapportent au modèle culturel spécifique du groupe ; 3° Les désordres « sacrés » du type chamanique ;

4° Les désordres idiosyncrasiques (Devereux, 1970)

De cette typologie, seuls les désordres ethniques et les désordres sacrés structurés et agencés culturellement donnent à voir ces modèles d’inconduites, les deux autres catégories sont d’une part plus difficile à définir d’un point de vue culturel, d’autre part, la

culture ne fournit « pas de moyens de défense ni de symptômes permettant de fixer l’angoisse et d’affronter les conflits » (Devereux, 1970, p. 73). Les catégories de désordres ethniques et sacrés, culturellement identifiables, sont par ailleurs celles intéressant cette étude. Pour la première, elle permet de considérer les représentations de la maladie et du malheur dans une culture déterminée, donnant lieu à des classifications traditionnelles intraduisibles telles que « tueur de sorcier » et des maladies spécifiques de ladite culture (Devereux, 1996; Nathan, 1997, 2001b). Pour la seconde, il s’agit d’appréhender les processus à l’œuvre, notamment des désordres sacrés dans la construction identitaire du chamane, et autres guérisseurs, sur lesquels nous reviendrons plus en détail dans la partie concernant la personne du tradipraticien.

Pour l’heure, Brandibas (2003), dans la lignée de Devereux (1970) et de Nathan (1997, 2001b), affirme que les modèles d’inconduite résultant de désordres ethniques se rattachent toujours à l’ethos du groupe, c’est-à-dire à son modèle culturel. La souffrance ne peut s’exprimer qu’au travers de ces inconduites modélisées que l’individu est allé puiser dans « le répertoire culturel du groupe qui lui fournit un « prêt à porter » qui permet de standardiser, de coder l’inconduite » (Brandibas, 2003, p. 223). De ce fait, ces comportements désignés comme « modèles d’inconduite » par Devereux (1970) sont des « manières culturellement correctes pour exprimer sa déviance » (Brandibas, 2003).

En effet, Devereux (1970) a montré que le groupe a des théories explicites dans la majorité des cas, quant à la nature et aux causes de ces désordres. Par ailleurs, il possède des idées précises sur leurs symptômes, leur évolution et leur pronostic (Devereux, 1970). Ces inconduites font, par conséquent, l’objet d’une interprétation les jugeant suffisamment reconnaissables et homogènes. Ainsi, ils peuvent accéder à une prise en charge et à un soin par des dispositifs thérapeutiques, ses rituels, ses objets (Brandibas, 2003), menés par des officiants à même de décoder ces inconduites et d’y apporter un traitement adéquat.

À travers ces modèles d’inconduite ou modèles culturels, Nathan (2001b) assure que la société s’accorde certains avantages :

Elle prédit le déroulement de la crise ou la configuration de la structuration caractérielle du désordre

Elle offre une compréhension immédiate du signal et la maniabilité du malade […] la culture a prévu la résolution du symptôme.

Le désordre ethnique (Devereux, 1970) intensifie, en le caricaturant, un trait de caractère ethnique. (Nathan, 2001b).

II.1.1.3. Culture-bound syndrome du DSM

Rogler, 1999; Paniagua, 2000) apparus comme catégorie diagnostique du DSM-IV, renforcée dans le DSM-V, désignent des troubles montrant des comportements aberrants ou des expériences singulières considérés dans les cultures où ils surviennent comme des maladies ou des affections ayant généralement une appellation locale (comme le

koro42 pour les chinois). Ils sont généralement limités à certaines sociétés ou cultures, ils

sont localisés, populaires et appartiennent à des catégories diagnostiques culturelles qui offrent un cadre cohérent de signification pour ces troubles et comportements43. Le DSM-

V, sorti en 2013, incorpore une plus grande variété de critères culturels pour mieux prendre en compte dans la pratique clinique la culture, la race, l’ethnie, la religion ou l’origine géographique du patient44 tel que le Hikikomori45 au Japon. Regroupés sous l’appellation

« concepts culturels de détresse », les troubles sont considérés comme « modelés localement » (Correll & Stetka, 2014), se rapprochant de la définition de Devereux (1970) des désordres ethniques, donnant lieu à un soin qui leur est spécifique.

Cette catégorie a donc justifié au niveau médical l’existence de troubles ethniques dont des auteurs, notamment Pourchez (2002a, 2005a), se sont saisis pour qualifier certains désordres réunionnais tels que cheveu maillé46 de « culture-bound syndrome ».

Ainsi, les conceptions créoles du malheur (Andoche, 1988; Brandibas, 2003, 2007) donnent lieu à des configurations culturelles particulières de la maladie et de l’infortune. Les travaux d’un certain nombre de chercheurs (Andoche, 1988, 2002, 2007; Benoist, 1980, 1983, 1993, 2006; Brandibas, 2003, 2005, 2012; Chaudenson et al., 1983; Dumas- Champion, 2008a, 2012b; Ghasarian, 1991; Govindama, 2000; Pourchez, 2001, 2005a) ont donc mis en évidence des données sur ces représentations de la maladie ainsi que l’existence de syndromes liés à la culture, propres à l’île de La Réunion.

En conséquence, un certain nombre de troubles existant à l’île de La Réunion ont fait l’objet d’une nomination en créole, que l’on retrouve notamment dans les travaux

42 Koro : Refers to an episode of sudden and intense anxiety that the penis (or, in women, the vulva and

nipples) will recede into the body and possibly cause death: un épisode d’intense anxiété que le pénis ou pour les femmes la vulve ou les tétons se résorbent dans le corps pouvant causer la mort.

43 Introduction to the Glossary of Culture-Bound Syndromes in appendix I of DSM-IV (p. 844) 44 Cultural concepts in DSM-5. American Psychiatric Publishing. APA 2013

45 Hikikomori : A form of severe social withdrawal characterized by adolescents and young adults who

become recluses in their parents’ homes, unable to work or go to school for months or years: une forme sévère de retrait social caractérisée par des adolescents et jeunes adultes devenant reclus dans la maison de leurs parents, incapables d’aller à l’école ou de travailler pendant des mois, voire des années.

d’Andoche (1984, 1988, 1993, 2002) et de Brandibas (2003, 2011, 2012). Ils n’existent pas comme tels dans les nomenclatures officielles. Ces désordres non reconnus par le système biomédical sont soignés dans des dispositifs sui generis. Les troubles tels que tambav47,

cheveu maillé, marlé48 y reçoivent un nom et sont alors accessibles à un soin (Brandibas,

2003, 2012; 2004). Les symptômes liés à la souffrance psychique « doivent pouvoir être décodés en signes objectifs pour permettre au spécialiste d’interpréter, de nommer et de soigner » selon Brandibas (2012). Il ajoute que le décryptage des signes lui permet alors d’établir la communication nécessaire au soin, c’est-à-dire par le savoir dont il est dépositaire et l’observation du patient, le guérisseur est capable d’objectiver la plainte, de nommer le syndrome et de mettre en œuvre le processus de soin approprié. Brandibas (2012) rappelle en outre que l’interprétation du désordre n’est valide que par les références culturelles communes au sujet et au spécialiste avec comme finalité la guérison.

II.1.2.- Fonctions des représentations étiologiques

II.1.2.1. Donner du sens

La question du pourquoi le désordre ou une série de malheurs arrive dans la vie des individus est essentielle des étiologies traditionnelles. « Pourquoi moi ? Pourquoi lui ?

Pourquoi maintenant ? Pourquoi sous cette forme ? » sont autant de questions formulées

ayant trait aux causes et surtout au sens de la maladie (Sindzingre & Zempleni, 1981; Taïeb et al., 2005; Zempléni, 1985).

« La médecine, en privilégiant le corps comme objet d’étude et en se désintéressant des théories faisant appel à l’invisible, a laissé le champ libre aux anthropologues pour étudier le soin traditionnel » (Brandibas, 2003, p. 72). Les recherches en anthropologie ont montré, depuis les travaux cités en référence d’Evans-Pritchard (Clément, 2003; Keck, 2002; Muchembled, 1974; Sindzingre, 1983; Zempléni, 1985), que la conception du

47 Tambav est une maladie infantile, un syndrome culturel spécifique, se manifestant notamment par

l’évacuation tardive du méconium, ainsi qu’une prévention en périnatalité principalement traitée par les

tisaneurs, les herboristes. « L’étymologie malgache Tambavi signifie maladie de la première enfance »

(Daruty in Benoist, 1993).

48 Marlé : circulaire du cordon ombilical. Chez certains réunionnais d’origine indienne, naître avec un marlé est

considéré comme le signe d'une naissance néfaste. Naître avec un marlé est le signe d'une déviance, d'une entorse, d'un danger pour l'ordre du monde. On dit que si rien n'est entrepris, l’enfant, outre des difficultés respiratoires, pourra souffrir de troubles du comportement et ce, aussi longtemps que le rite conjuratoire approprié tir marlé ou rite du marlé n'aura pas été mis en œuvre (Brandibas, 2003, p. 28).

monde face à une série répétée de malheurs donnait une large place au surnaturel dans les sociétés sans écriture. Pour Benoist (1993), sa description des médecines présentes à La Réunion (détaillée au chapitre I) se base sur les travaux de l’anthropologie médicale qui définit la notion des systèmes de soins (professionnels, populaires, traditionnels) et des modèles explicatifs permettant à la maladie d’être perçue, nommée et interprétée ainsi qu’attribuée d’un type spécifique de soins dans chaque système thérapeutique (Rechtman, 1998; Kleinman, 1980 in Taïeb, Heidenreich, et al., 2005). Ce qui lui fait dire que ces dispositifs ne connaissent « pas la frontière du médical et du non-médical » (Benoist, 1993), les patients ayant des énoncés différents selon le système dans lequel ils se trouvent. Andoche (1988), pour sa part, donne une interprétation des désordres à La Réunion en s’appuyant sur les travaux de Benoist (1980, 1982), et surtout sur ceux d’Augé (1986) et de Zempléni (1981; 1985) qui ont mis en avant les notions de sens et l’usage social de la maladie. La survenue d'un désordre, d’une infortune s'intègre comme l’a montré Sindzingre (1983) en milieu africain Senoufo, dans un « dispositif d'explications qui renvoie à l'ensemble des représentations de l'homme, de ses activités en société (dans ses groupes de référence) et de son environnement naturel » (Sindzingre, 1983). À La Réunion comme ailleurs, l’interprétation de la maladie et des faits de santé renvoie, selon Andoche (1988), à une problématique sociale, agréant avec Augé (1986) que la maladie constitue une forme élémentaire de l’événement exigeant un sens donné par le groupe social.

Pour autant, cette recherche du sens s’inscrit d’après Zempléni (1985), dans deux types de relations de causalité a priori et a posteriori en cas de maladie et de malheurs répétés (Augé, 1986; Benoist, 1987; Sindzingre, 1983; Sindzingre & Zempleni, 1981; Taïeb, Heidenreich, et al., 2005; Zempléni, 1985), car « bien des maladies sont enchâssées dans un ensemble d'événements malheureux dont elles ne se distinguent ni par leurs causes ni par leurs modes de prise en charge » (Benoist, 1987). La notion de hasard n’existe pas car, en un sens, chaque maladie est la conséquence d’une cause (Sindzingre, 1983). Pour exemple, lorsqu’une épidémie de chikungunya toucha près de 40% des habitants de La Réunion dans les années 2005-2006, Pourchez (2010) décrit la quête de sens de la population : « Pourquoi cette épidémie ? Qu’est-ce qu’elle représente ? ». De même que toutes les hypothèses possibles et inimaginables ont été envisagées pour trouver une cohérence telles que « une plaie divine, la fin du monde, une intervention des

extraterrestres, un complot du gouvernement américain, une nouvelle arme », etc. Ce qui

façon, lorsqu’une maladie touche une personne, le malade est en recherche de cause ainsi que du sens de cet événement qui vient troubler l’équilibre de sa vie (Taïeb, Heidenreich, et al., 2005).

La plupart des sociétés expliquent ainsi leurs infortunes à la lumière de causalités naturelles et surnaturelles49 (Eisenbruch, 1990), où « la cause du mal est souvent en effet

identifiée à l'action d'un agent extérieur » (Augé, 1986), plaçant ainsi l’origine des désordres à l’extérieur du sujet. Cette façon d’appréhender le monde de la maladie et des désordres est également celle des réunionnais qui expliquent la survenue de malheurs et d’infortunes par l’externalité et souvent à l’aune du surnaturel (Andoche, 1988; Brandibas, 2003, 2007). Pour Andoche (1988), la causalité est toujours externe dans la maladie qui est vécue comme une rupture d’équilibre. Qu’elle soit diagnostiquée comme naturelle à l’instar des grippes, rhumes, coups de soleil, etc., elle est due à l’action d’agents extérieurs tels que la chaleur, le froid, la mauvaise alimentation, etc., ou bien elle peut être imputée à la surnature, à la sorcellerie, que les créoles nomment l’arrangement ou l’arrangement par

le sort sur lequel nous reviendrons plus en détail.

Andoche (1984) a par conséquent mis en évidence deux façons de penser la maladie et les interprétations des désordres à La Réunion. La maladie naturelle ou maladie bondié50

ne relève pas d’une intervention maléfique et rend compte de la première démarche de la personne malade, une démarche souvent familiale, se soignant par les zerbages51, souvent

en concomitance avec le médecin. Pour cet auteur, « la maladie naturelle traduit une interdépendance entre médecine traditionnelle et médecine officielle » (Andoche, 1984). En cas d’échec thérapeutique, la personne se tourne alors vers d’autres explications faisant intervenir le surnaturel et va considérer le désordre comme maladie do moun52 ou maladie

arrangée, c’est-à-dire relevant de la malice53. Ainsi d’après Andoche (1993), « le malheur

psychique » à La Réunion s’explique selon des causes dites naturelles où figurent « l’hérédité, le saisissement, la contagion54 » et des causes qui relèvent davantage du

49 Most societies explain their misfortunes, and their reactions to misfortune, in terms of both natural and

supernatural causes

50 Maladie bondieu : maladie venant de dieu, naturelle. 51 Zerbages : usage de simples, tisanes

52 Moun : les gens. Ici maladie envoyée par quelqu’un, en l’occurrence un sorcier.

53 Malice, malis : méchanceté. Faire la malis: pratiquer la magie (Albany, 1983), ensorceler.

54 “Dans cette interprétation étiologique d’Andoche, l’hérédité est représentée comme la transmission des

troubles mentaux par voie de filiation. Leurs mécanismes de reproduction étant inscrits dans le sang, ces derniers peuvent se répéter, dit-on, chez les enfants et les petits enfants de celui qui à l’origine en souffre.

registre magico-religieux se rattachant à la notion de « malédiction »55 (Andoche, 1993).

La compréhension réunionnaise du monde et des malheurs qui s’y rencontrent, se situe dans cette double quête de la cause et du sens, avec souvent pour corollaire que « l’expérience de la souffrance est spontanément l’expérience du mal subi de la part d'un agent extérieur » (Nicaise, 1999, p. 290). La jalousie56, l’envie57, la médisance, la

surveillance, les ladilafé58, le regard de l’autre sont souvent les moteurs qui permettent

l’irruption de ces désordres (Andoche, 1988, 2002; Brandibas, 2003; Brandibas & Ah-Pet, 2017; Reignier, 2014). Andoche (1988) et Brandibas (2003) relient ces représentations des désordres au contexte psycho-anthropologique de La Réunion où l’altérité est perçue dans un vécu persécutif, l’Autre, l’étranger, historiquement les tamouls dont les coutumes ont été étiquetées comme des manifestations du Diable et de sorcellerie et plus récemment les comoriens (Andoche, 1988), populations qui aujourd’hui encore sont perçues comme des jeteurs de sorts ou porteurs de malchance (Andoche, 1988).

II.1.2.2. L’univers du magico-religieux

Les représentations de la maladie, selon Augé (1986), donnent sens aux malheurs et permettent de comprendre les systèmes de pensée des individus de différentes sociétés.