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2 De quelques désordres réunionnais

Certains désordres réunionnais sans équivalents au niveau médical, par conséquent traités par les guérisseurs, ont été développés par certains auteurs (Andoche, 1988, 1993, 2002; Brandibas, 2003, 2011, 2012; Dumas-Champion, 2008b; Pourchez, 2000). Les principaux et les plus significatifs pour cette recherche sont décrits ci-après avec une place particulière pour la sorcellerie, dénommée en créole l’arrangement. Ce modèle d’inconduite représente pour Andoche (1993) le prototype du modèle officiel d'interprétation du malheur qui se tient dans la société réunionnaise. De plus, elle le situe au premier rang dans l’étiologie réunionnaise de troubles psychiques et/ou organiques s’inscrivant dans une chaîne de malheurs (Andoche, 1984, 1988, 1993, 2002).

L’arrangement est aussi, par excellence, l’étiologie préférée des guérisseurs.

L’enquête de Lacroix (2000a) portant sur quarante familles à l’hôpital d’enfants de St Denis met également en évidence des explications du désordre par des étiologies traditionnelles : la moitié des personnes adhèrent à l’idée de maladies surnaturelles, un tiers craignent la maliceet le mauvais œil62 et un quart l’action des movézam (Lacroix, 2000a).

Obtenues dans un contexte médical, cette recherche statistique a été confrontée à des limites méthodologiques telles que l’échantillon restreint, l’hermétisme des personnes à ce sujet, leur méfiance de l’étranger et leur manque de sincérité (Lacroix, 2000a). Cependant, elle a le mérite de mettre en lumière les représentations de la maladie des patients et de

62 Mauvais œil : c’est à dire de personnes capables de provoquer le malheur d’autrui par la pensée, la parole

(appelée en créole bouche cabri) ou le regard. Cette pratique paraît plus terrible que la sorcellerie dans la mesure où celui qui porte l’attaque ne laisse pas de trace. Ses victimes en sont réduites à recourir à de faillibles protections telles les amulettes et les formules verbales (Brandibas, 2003, p. 76). Ce pouvoir est généralement attribué aux bossus, aux femmes séniles, aux étrangers (Brandibas, 2003; Murdock, 1980)

montrer que, même en milieu hospitalier, les personnes ont pu élaborer des étiologies en lien avec leur culture et livrer leurs représentations de la maladie.

II.2.1.- Causalités de la maladie à La Réunion

Brandibas (2003) réfère les interprétations traditionnelles des désordres de l’île aux quatre grandes catégories de Murdock (1980). Il les qualifie « d’universaux étiologiques », s’appliquant à la quasi-totalité des causes des désordres pouvant toucher un individu. Aussi, un survol des recherches de Murdock (1980) s’avère nécessaire à la compréhension des étiologies réunionnaises. Celui-ci a organisé les théories de la maladie en distinguant des causalités naturelles et surnaturelles, celles-ci étant composées des catégories mystique, animiste et magique qui nous intéressent ici.

• Les causes mystiques sont une détérioration de la santé sans intervention surnaturelle mais comme la conséquence d’actes ou d’expériences de la personne tels que le destin, la contagion, le châtiment lors d’une transgression, la rupture de cultes aux ancêtres ou divinités, les sensations néfastes (rêves ou visions).

• Les causalités animistes imputent la maladie aux comportements d’agents surnaturels comme fantômes, divinités, esprits malveillants (démons, défunts) qui attaquent la personne ou encore la perte de l’esprit hors du corps.

• Enfin la théorie magique explique la maladie, l’infortune par l’action volontaire d’une personne jalouse, un sorcier qui a employé des moyens magiques (sorcellerie) pour nuire à une personne (Brandibas, 2003; Eisenbruch, 1990; Murdock, 1980)63. Selon Brandibas (2003), ici se situe l’action du guérisseur

capable à la fois de causer le mal et de contrer les attaques des autres sorciers, considéré cependant comme plus soignant que destructeur, et plus respecté que craint. Le mauvais œil et la malédiction font aussi partie des causalités magiques. Cet auteur précise que cette dernière est prononcée publiquement chez les familles

63 A mystical cause “accounts for the impairment of health as the automatic consequence of some act of

experience of the victim mediated by some putative impersonal causal relationship rather than by the intervention of a human or supernatural being”. An animistic theory “ascribes the impairment of health to the behaviour of some personalized supernatural agent-a soul, ghost, or god.” A magical theory explains illness as caused by an envious or angry person “who employs magical means to injure his victim.” (Eisenbruch, 1990)

comoriennes (malédiction : badr versus recours : dua).

Brandibas (2003) se situe dans le domaine de l’ethnopsychiatrie, se rapportant à la définition de Devereux (1970) des modèles d’inconduites ou désordres ethniques. Au contraire des travaux anthropologiques, ses observations cliniques ont porté sur des familles en psychothérapie dans le cadre des consultations d’ethnopsychiatrie et l’analyse d’un dispositif de soin. Ce cadre thérapeutique a permis, d’après lui, de partager en confiance les interrogations, les hypothèses des familles et l’exposé sincère de leurs théories du surnaturel élaborées autour du symptôme du patient.

Ses recherches sur quarante-neuf familles ont montré une prévalence pour les causalités animistes. Elles se réfèrent essentiellement à la présence d’un défunt, une agression par une âme errante ou par l’âme d’un proche qui est la situation la plus fréquemment rencontrée. Le syndrome du cheveu maillé y est inclus. Brandibas (2003) souligne que « les familles font le lien entre le désordre et la rupture d’obligations et/ou une transmission de don ». Il précise que cette notion de don se manifeste par des crises, transes interprétées par l’entourage comme les premières manifestations de l’ancêtre qui réclame sa place dans l’intériorité du patient et demande à être assermenté. Cette interprétation permet de saisir une des facettes de la fabrication des guérisseurs sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre concernant sa construction identitaire.

Les causalités magiques arrivent en deuxième dans les interprétations du désordre et concernent essentiellement la sorcellerie. L’agression sorcière est le fait d’humains, jeteurs de sorts utilisant le surnaturel, un invisible (movézam, zamérante) dans un but malveillant provoquant désordres ou maladie arrangée et infortunes. L’auteur fait remarquer que l’enfant ou le porteur de symptôme est rarement celui visé, à travers lui ou les revers de fortunes, c’est le parent, le proche, le chef de famille qui est ciblé comme l’a noté également Favret-Saada (1977, 2017). Il ajoute que « codées, les pratiques sorcières sont décelables et susceptibles de contre-mesures ».

Enfin, les causalités mystiques marquent la rupture du sujet avec ses attachements telle que l’abandon des pratiques ou la transgression des tabous, indique-t-il. Entrant dans cette catégorie, figurent le destin des personnes par l’interprétation des astres, les lieux et objets porteurs de danger tels les sac la mort64 posés aux croisées* de chemins.

64 Sac la mort : Sac contenant les sous-produits d’un guérissage mis à certains carrefours*, censé porter

Toutefois, ces causalités ne s’excluent pas l’une l’autre et peuvent être évoquées en même temps, comme par exemple les causes animistes et magiques évoquées simultanément dans onze cas. Selon l’auteur, elles renvoient à « des traditions différentes tant par leur origine psycho-historique que par leur signification. Ceci tendrait à montrer que le cadre réunionnais permet la pluralité étiologique » (Brandibas, 2003, p. 136), alors que dans la plupart des pays, l’une ou l’autre cause surnaturelle est privilégiée.

II.2.2.- Le saisissement (Sézisman)

Le saisissement, selon Andoche (1988, 1993), est une réaction à un choc physique ou psychique, considéré comme dangereux car il peut tuer ou rendre gravement malade (Andoche, 1988). Elle relève que dans le langage courant, le verbe saisir qui veut dire « surprendre » traduit bien cette action pouvant être mortelle. Il est dit de la personne qu’elle lé saisi ou la gagne saisissement65 (Andoche, 1988), c’est-à-dire qu’elle peut être

dans un état de choc.

Ce désordre a fait l’objet d’une attention particulière dans les étiologies observées par Brandibas (2003, 2011) qui en a fait une catégorie à part de celles de Murdock, au vu de sa fréquence à La Réunion (9 sur 49). Il indique que, à La Réunion, la frayeur est nommée

sézisman, et ressort d’une logique traumatique. Il est provoqué par un choc émotionnel

inattendu pouvant avoir des causes naturelles ou surnaturelles, que par ailleurs la famille peut dater en évoquant les circonstances de son apparition. D’après lui, cette étiologie de la frayeur « peut être considérée comme une rupture brutale de l’enveloppe psychique consécutive à un stress particulièrement intense » (Brandibas, 2003), appelant une prise en charge immédiate et spécifique (tisane, prières, etc.) sous peine de graves conséquences. Son traitement s’appuie, selon lui, « sur des croyances, des savoirs et des techniques spécifiques fondées sur la métaphore comme vecteur du soin » (Brandibas, 2011).

Andoche (1988) affirme que la plupart des créoles savent préparer la tisane

saisissement dont les ingrédients sont choisis pour leurs vertus et représente la maladie. La

préparation est alors saisie de la même façon que le mal a saisi le malade. L’opération de

saisissement ou d’étouffement étant, d’après elle, l’acte nécessaire à la guérison (Andoche,

65 Gagner (gagn') :qu'on peut traduire par « est atteint de » ou « a contracté » qui signifient bien que le malade

1984, 2002). Parfois, un poussin vivant sera jeté dans la préparation, véritable objet de transfert pour prendre le mal (Andoche, 1984, 2002; Pourchez, 2005a), puis la concoction rapidement étouffée par un couvercle. Pour Brandibas (2011), la fabrication de la tisane transpose le soin dans le registre du symbolique, permettant sur un événement récent de restaurer l’enveloppe blessée.

Cependant, dans le cas où le saisissement est mal ou non soigné, il peut être à l’origine de crises, de troubles comportementaux, de sidération, voire même aller jusqu’à la mort du sujet (Andoche, 1988; Brandibas, 2011). Ces troubles devront être soignés par des prêtres ou guérisseurs utilisant des recours traditionnels, pouvant être comme l’indique Brandibas (2011) des prières, des reconstructions d’âme avec exécution de promesse, des intercessions auprès d’invisibles tels que la Vierge ou des ancêtres. Il affirme de plus que « la frayeur a toujours fait l’objet d’un traitement culturel » (Brandibas, 2011).

II.2.3.- Le cheveu maillé (sevé mayé)

Ce syndrome lié à la culture, caractérisé par l’emmêlement anormal de la chevelure chez l’enfant, a suscité l’intérêt de nombreux auteurs dont Brandibas (2003, 2012) Dumas- Champion (2004, 2008b, 2012a), Pourchez (1998, 2005a, 2014). Il signifie le plus souvent que les morts de la famille se manifestent aux vivants par voie onirique pour leur demander « à boire et à manger » d’après Dumas-Champion (2008b). Pleurs fréquents, diarrhées, nausées, vomissements et insomnies chez le bébé accompagnent généralement le phénomène (Brandibas, 2012; Pourchez, 2014), pouvant être associé à des états mentaux provoquant des troubles du comportement chez l’enfant plus âgé. Désordre commun aux réunionnais d’origine africaine, malgache et indienne et plus largement aux créoles, le

cheveu maillé porte en lui l’histoire du peuplement de l’île de La Réunion et du métissage

(Brandibas, 2012; Pourchez, 2014).

Selon Pourchez (2014), le mot mayé du français maillé, mêlé, sang mêlé, métis, définit le syndrome du sévé mayé. Des cheveux emmêlés « en terme de mélange, de métissage, de manifestation du métissage66 » (Pourchez, 2014, p. 67), dont les mères qu’elle a

66 Métissage : ici utilisé par Pourchez comme une caractéristique essentielle de la population réunionnaise

dès le début du peuplement (de même que la créolisation), ne signifiant pas une légitimation de l’idée de l’existence de races humaines. Elle emploie ce concept par défaut faisant référence à la présence et au

interrogées disent se produire quand il y a des métissages dans la famille. En effet, souvent l’interprétation de ce désordre généralement chez l’enfant métis se situe dans la prévalence d’ancêtres malgaches ou malbars revendiquant d’être honorés. « Les nœuds que les esprits sont censés faire dans la chevelure sont comme autant de liens révélateurs de leur mainmise sur l’enfant ou l’adulte » (Dumas-Champion, 2004). Dans une île où la déculturation rôde, les réunionnais reprennent sous la contrainte un culte qu'ils avaient abandonné, souvent pour sauver leur enfant de la maladie, voire de la mort (Dumas- Champion, 2008b). De fait, le cheveu maillé est interprété comme la manifestation d’un invisible qui réclame la restauration d’un lignage (Brandibas, 2003), et comme le marquage de l’identité culturelle de l’enfant (Pourchez, 1998, 2005a). Il signifie aussi pour certains créoles la première forme de possession par l’ancêtre ou l’esprit, qui se manifestera à nouveau à l’âge adulte confirmant que la personne est possédée (Dumas-Champion, 2004), phénomènes de possession qui seront développés plus avant au chapitre des praticiens.

La façon dont la chevelure est emmêlée et les troubles digestifs liés à des interdits alimentaires peuvent « révéler l'identité ethnique et religieuse de l'ancêtre possesseur » (Dumas-Champion, 2008b). Le spécialiste consulté pourra confirmer les hypothèses de la famille dans un sens ou l’autre, et accomplir le rituel adéquat du tire cheveux maillés soit en malbar soit en malgache affiliant ainsi l’enfant à une lignée, le contraignant plus tard à des obligations rituelles (Brandibas, 2012). D’autres familles, souvent en « désir de rupture des cultes traditionnels » (Brandibas, 2012) ont « adapté cette croyance selon une ritualisation catholique » (Dumas-Champion, 2012a). Elles ont recours à un prêtre catholique pour bénir les objets de rasage et procéderont à la coupe de la chevelure de l’enfant devant la vierge (Vierge Noire, Notre Dame de Lourde), plaçant ainsi l’enfant sous sa protection ou celle d’un saint (Brandibas, 2012; Dumas-Champion, 2012a). Ce rituel signe ainsi l’appartenance de l’enfant à sa communauté, comme si les ancêtres n’acceptaient pas le métissage (Brandibas, 2012).

II.2.4.- La crise (kriz)

Andoche (1988) regroupe dans cette catégorie « les déséquilibres d'ordre psychique ou

neuropsychique » pour reprendre ses termes. Cette notion va recouvrir plusieurs types d’étiologies dont elle va faire l’analogie avec la psychopathologie. D’après elle, tombe

crise (kriz) ou gagne crise67 sont des manifestations émotives soudaines et parfois

violentes, pouvant être qualifiées de crises de nerfs. Elle peut être aussi l'expression d'une vive colère appelée crise de colère ou crise de rage (Andoche, 1988). Toujours, selon ses propos, « différentes manifestations d'un délire comme l’auto-agression ou l'agression vis- à-vis de l'entourage, la fugue ou l'errance, les hallucinations, peuvent aussi être appelées

crises » (Andoche, 1988). Elle fait remarquer également que celui qui tombe crise, dans un

sens plus restreint, « peut être épileptique, hystérique, avoir des convulsions ou tout simplement des crises de tétanie » (Andoche, 1988). Il en va de même de la réaction à un traumatisme physique ou affectif qui est une crise, dénommée alors crise de saisissement (Andoche, 1988). Mais avec la sectorisation psychiatrique survenue à La Réunion dans les années 70-80, Brandibas (2003) fait remarquer que la Kriz réunionnaise d’Andoche, « a cédé peu à peu le pas à des troubles psychiatriques plus conformes à la nosographie ».

Dans un autre registre, Pourchez (2005a) et Brandibas (2003) évoquent la crise chez l’enfant qui recouvre l’ensemble des phénomènes physiques ou de l’ordre de la pathologie mentale dans lesquels interviennent convulsions, comportements désordonnés, spasmes. Ces épisodes spasmodiques pourraient être liés à des cheveux maillés, un sort jeté ou la possession de l’enfant par un esprit, sans équivalent dans la médecine occidentale (Brandibas, 2003; Pourchez, 2005b). Pourchez (2005a) souligne que généralement la crise chez l’enfant a une cause sociale (acte sorcellaire), interprétée comme effet d’un sort ou résultat de la jalousie de proches ou de voisins. Elle observe alors que l’objectif du traitement du guérisseur est double, d’une part, il s’agit d’éliminer les symptômes par l'absorption souligne t-elle « d'eau de cornes de cerf68 », d’autre part, d’identifier puis

neutraliser la cause de la maladie tels que objet maléfique, sort jeté (Pourchez, 2005a). Enfin, rejoignant les phénomènes de possession, Brandibas (2003) indique que ces

kriz révèlent quelquefois le mécontentement de l’ancêtre, interprétées alors comme les

premières manifestations de son incorporation. Ces crises peuvent s’exprimer sous forme de transes et ce type de désordre peut renvoyer selon lui, « à une notion plus complexe,

67 Gagn' crise ou tomb' crise : avoir une crise, être en proie à une crise

68 Corne de cerf ou corne d'élan, Platycerium alcicorne de la famille des Polypodiaceae est une fougère

comme une transmission de don, où l’esprit de l’ancêtre demande à avoir une place dans l’être du patient » (Brandibas, 2003, p. 119). L’identification de transes de possession peut amener à un adorcisme chez l’adulte. Cette notion de don sera explorée subséquemment dans le chapitre ayant trait à la construction des guérisseurs.

En conséquence, la crise, gagne crise est une notion qui regroupe plusieurs étiologies. Elle marque l’entrée ou les manifestations d’une souffrance dont le guérisseur devra déterminer la cause. La réponse thérapeutique se fait en fonction de ce diagnostic comme, par exemple, des crises dues à une attaque sorcière qu’il s’agira de contrer.

II.2.5.- L’arrangement (aranzment)

69

Étiologie prototype, interprétation la plus fréquente, à La Réunion Andoche (1988, 1993) souligne que « comme dans bien d’autres sociétés étudiées par les anthropologues (Zempléni 1968, 1982 ; Bougerol 1985, 1987), le vécu de la souffrance s’organise selon une logique projective qui privilégie la causalité exogène : sorts, possession, contamination » (Andoche, 1993). Par conséquent, sur cette terre créole, d’après Andoche (1988, 1993), « tout malheur répétitif ou durable s’explique d'emblée par la sorcellerie ». Ainsi, les malheurs et l’infortune sont souvent interprétés à l’aune du fait sorcier.

Néanmoins, les attaques de sorcellerie ne sont pas une conception propre aux réunionnais, en effet, « la croyance selon laquelle le malheur inexpliqué est dû à l’intention maléfique d’individus dotés de pouvoirs surnaturels […] existe aux quatre coins du monde » (Clément, 2003). Les croyances liées à la sorcellerie ont un caractère quasi universel et Clément (2003) a mis en évidence les mécanismes psychologiques en jeu dans ces représentations. De nombreux auteurs (Clément, 2003; Clément & Kaufmann, 2011; Favret-Saada, 1977, 2017; Kessler-Bilthauer, 2013a; Kessler-Bilthauer & Evrard, 2018) ont montré que l’adhésion au monde surnaturel et aux étiologies sorcières a perduré jusqu’à nos jours, malgré la chasse aux sorcières dès la fin du moyen âge en Europe, et les buchers où elles ont été brûlées, témoins de la conviction de l’existence de gens de pouvoirs et donc dangereux (Ostorero, 2018).

Toutefois, sur cette île où se côtoient plusieurs cultures, Andoche (1993, 2007) affirme

que « les figures du Diable vont se reporter sur des personnes d’identité sociale et culturelle autres que celle de leurs victimes » (Andoche, 1993, 2007). Autrement dit, elle insiste sur le contexte psycho-anthropologique désignant les malbars et plus récemment les comoriens de puissants sorciers consultés par l’autre, l’envieux, le proche ou voisin devenu ennemi (Andoche, 1993). Ainsi, malgré un « vivre ensemble » harmonieux et respectueux des différentes religions pratiquées, il existe une méfiance des rites culturels ignorés, des pratiques incomprises de l’autre culturel, cette suspicion étant encore plus grande lorsqu’il s’agit de pratiques occultes (Brandibas & Ah-Pet, 2017). Dans les théories créoles « le mal

existe », le mal, c’est l’autre, capable de détruire la personne honnête (Brandibas & Ah-Pet,

2017) souvent par envie ou jalousie. Il est à remarquer que cette causalité magique, sorcière est transversale et peut se retrouver dans d’autres étiologies, comme par exemple le saisissement ou la crise (Brandibas, 2003).

À La Réunion, être arrangé veut dire être ensorcelé, envoûté, possédé, c’est-à-dire victime d’un sortilège par une influence magique néfaste et dangereuse. Lorsqu’une personne est arrangé, c’est que, généralement, elle a été attaquée par la sorcellerie du fait de gens malveillants « la méchanceté est partout ». L’arrangement implique que des esprits, êtres culturels et maléfiques, occupent l’intériorité de l’individu et s’en repaissent. Ils sont là du fait d’un persécuteur. Ils ont le pouvoir de le faire souffrir, voire même de le tuer (Andoche, 1988, 1993, 2002; Brandibas, 2003, 2005; 2004), en conséquence, ces entités « sont une réalité et non une croyance » (Brandibas, 2003; Reignier, 2014) faisant partie de la réalité d'un univers invisible et agissant sur les vivants. Un des esprits les plus maléfiques réputé être utilisé par les sorciers est l’esprit de Sitarane, meurtrier guillotiné en 1911, véritable légende active, encore plus puissant dans la mort que de son vivant, dont la tombe peinte en rouge est nuitamment l’objet de cultes (Brandibas, 2003; Vaxelaire 2004; Chaudenson et al., 1983; Dumas-Champion, 2004).

Les réunionnais baignent, depuis l’enfance, dans ce genre de récit zhistoire le sort (attaque sorcière par des personnes envieuses), de règles à respecter entraînant des « conduites prophylactiques » (Benoist, 1980) telles que : ne pas aller la nuit et plus spécialement à six heures (18h) ou minuit dans les croisées (carrefours) ou les contour

d’ravines (là où les ravines croisent une route et forment un virage) car des movézam ou zamérante (mauvaises âmes ou âmes errantes) sont réputées s’y trouver en attente de