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Malheurs et infortune font partie de la vie et maints réunionnais peuvent se soigner indifféremment en allant voir un médecin, un prêtre, un devineur76, un guérisseur, et puis

un autre..., sans que cela leur semble contradictoire (Ah-Pet et al., 2016; Andoche, 1988; Benoist, 1993; Nicaise, 1999), et cela jusqu’à ce qu’ils trouvent celui ou celle qui saura guérir les désordres dans lesquels ils se trouvent. En première intention, lorsque le « malheur vient à poindre » (Brandibas, 2010; Brandibas & Ah-Pet, 2017) les malades, parfois après quelques tisanes familiales, vont utiliser les ressources de la République, médecins, hôpitaux, spécialistes (Andoche, 1988; Benoist, 1993). « Il n'est guère besoin que le mal dure très longtemps ni qu'il revienne souvent pour que d'autres sollicitations apparaissent » (Benoist, 1993, p. 144). A fortiori devant la résistance des désordres aux soins profanes ou encore si une nouvelle maladie ou infortune succède promptement à celle qui vient de guérir (Benoist, 1993), tel « l’annonciateur » de Favret-Saada (1977), « il

75 La messe des malades est spécifique à La Réunion. Messe catholique à la fin de laquelle l’ostensoir figurant

le Saint-Esprit est promené dans les rangs provoquant des entrées en transe des malades vers la guérison.

76 Devineur : praticien qui pratique la divination et qui soigne de façon traditionnelle. Ce sont des devins-

se trouve toujours quelqu’un dans le voisinage de celui qui est touché pour pointer sa possible origine malveillante » (Brandibas & Ah-Pet, 2017). L’entourage, la famille, les proches se mobilisent pour trouver la « bonne personne », entendue celle en qui avoir confiance et qui a déjà guéri ce genre de désordres.

Il existe une certaine perméabilité qui permet d’aller voir des soignants d’une autre origine ou religion que celle du malade (Andoche, 2002; Benoist, 1993), comme dans cet exemple de Benoist (1993, p. 146‑ 149) où une jeune femme atteinte de mutité subite « comme tant de malades, aura cheminé sans contradiction pour elle d’une thérapeutique à une autre en traversant sans coup férir plusieurs univers culturels ». Du prêtre tamoul de la famille au médecin, c’est finalement un guérisseur malgache redouté qui va lui apporter la guérison. Dans cet autre cas d’Andoche (1993), Rose Marie a été hospitalisée à plusieurs reprises en psychiatrie et consulté « environ sept guérisseurs avant de se convertir au pentecôtisme, une conversion motivée par la quête de la guérison » (Andoche, 1993).

Ces itinéraires figurent autant de « voies de communication qui concourent à la construction de leur créolité commune » (Benoist, 1993, p. 146). Véritables « pèlerinages interculturels » (Benoist, 1993) le chemin de la guérison peut s’avérer long devenant de vrais itinéraires thérapeutiques souvent épuisants, menant parfois à l’impasse et la mort du malade car « le temps du soin était forclos » (Brandibas, 2005). Cependant, même si « cet itinéraire ne suit pas un trajet fixé à l’avance […], il n’est pas non plus construit au hasard » (Benoist, 1993, p. 150). En effet, on peut observer des régularités dans la succession des étapes, selon les maladies et les origines sociales qui en font, selon Benoist (1993), « un fait social à part entière, porteur de significations quant à la représentation de la maladie et des soins qu’elle requiert ». Selon Chaudenson et al. (1983), Dijoux & Eches (1995) et Benoist (1993), le circuit le plus souvent emprunté est en un, le médecin ; deux, le tisaneur ; trois, le sorcier ; et quatre l’exorciste, les personnes pouvant faire appel à l’église (prières, promesses, etc.) à n’importe quel moment, voire tout au long de ce schéma (Chaudenson et al., 1983) et repassant parfois « au même point (le médecin généraliste tout particulièrement) après des excursions dans des directions fort diverses » (Benoist, 1993). Il est à noter que les recours au système de santé officiel surtout du médecin généraliste, puis psychiatre, psychologue ou autre spécialiste médical sont un maillon essentiel de ce parcours, tout comme l’usage de plantes (familial ou par le

tisaneur) et souvent le prêtre. Ou pour le dire avec les mots de Benoist (1993), c’est un

techniques et les moyens d'adaptation au milieu en cas de maladie, qu'il s'agisse de plantes, de prières, d'allocations ou d'antibiotiques » (Benoist, 1993). La persistance des symptômes, la non guérison ou l’apparition d’autres malheurs conduit l’indigent et sa famille vers des dispositifs où l’interprétation culturelle de ces désordres seront pris en compte, donnant lieu à une thérapeutique appropriée. Ainsi, « rien ne s'oppose pour eux à aller demander au prêtre de faire un peu de prière pour eux, quand quelques jours auparavant ils auront été s'assurer les services d'un tisaneur, d'un guérisseur, ou d'un sorcier » (Nicaise, 1999). Et lorsque la prière ne marche pas, ils iront voir un sorcier considéré plus fort, « nad fois77, le diable passe devant bondieu » (Nicaise, 1999).

« À La Réunion, les dispositifs thérapeutiques sont divers ; leur ambition est de soigner ceux qui expriment culturellement leur souffrance » (Brandibas, 2012). Les parcours thérapeutiques présentent, en conséquence, une grande diversité et ne suivent pas forcément un ordre établi (Benoist, 1993). Cependant, il est possible de noter ce qui pourrait être qualifié d’échelle d’intensité de la souffrance et du malheur conduisant les sujets à opter pour une médecine familiale et/ou médicale lors de symptômes ou de maladie pour lesquels ces remèdes suffisent. Néanmoins, si les symptômes persistent et a fortiori une série de malheurs apparaît, la quête de sens va conduire les familles dans une démarche de soin faisant appel au sacré (Andoche, 1988; Benoist, 1993). Le recours aux différents dispositifs sacrés peuvent se faire sans contradiction aucune, par exemple lors d’un arrangement par le sort qui pourrait résister à l’un ou à l’autre.

Les dispositifs de soin répondent à cette demande et sont menés par des praticiens qui, sous des pratiques différentes, vont avoir une thérapeutique thaumaturgique le plus souvent en miroir, métaphorique et sacrée du désordre diagnostiqué tel que la tisane saisissement ou le tire cheveux maillés qui ont été décrits plus haut. Dans cette île où la logique projective du mal hors du sujet est reine, le soin qui en découle est, selon Andoche (1988), principalement des techniques extractives visant à « rétablir l'équilibre détruit par l'agresseur extérieur en expulsant ou en renvoyant le mal à son milieu d'origine (nature, monde des esprits, lieu de culte d'appartenance) » (Andoche, 1988). Elle insiste sur le fait que entre le début d’une maladie et le recours à un désenvoûteur, il peut y avoir un mouvement de va et vient entre le généraliste, le spécialiste, l’hôpital et le ou les leveurs de

sorts. Lorsqu’il s’agit d’une maladie arrangée, le malade et sa famille feront appel à des spécialistes dont les techniques consistent à extraire l’esprit dont le patient est victime, que Andoche (1988) classe en exorcistes, prêtres et laïques, ou pusaris78, prêtres malbars, ou

encore devineurs figurant des thérapeutes à la frontière du catholique et de la tradition indienne ayant des pratiques magico-religieuses.

Il n’existe pas d’étapes précises dans cet itinéraire car, selon Brandibas & Ah-Pet (2017), le choix du recours thérapeutique se fait à travers des hésitations, diverses interrogations, des recommandations, différents guérisseurs auxquels le patient et ses proches font appel jusqu’à trouver celui ou celle qui les guérit, les faisant entrer par la même occasion dans son groupe. Au bout d’un chemin parfois long, parsemé d’initiations et de rituels divers, « dans le monde auquel j’appartiens il existe un guérisseur capable d’abolir ma souffrance. Il me guérit avec des remèdes, des codes et des pratiques issus du monde qui est le mien » (Brandibas & Ah-Pet, 2017), mettant en lumière la question de l’appartenance culturelle, du groupe auquel appartient ce patient (Brandibas, 2003; Brandibas & Ah-Pet, 2017). Nicaise (2016) souligne de la même manière que l’itinéraire part du créole malade qui va voir un guérisseur créole comme lui et non des institutions.

Pour conclure, la quête du sens et les causalités exogènes inhérentes aux

représentations du malheur et de l’infortune amènent maints créoles à avoir recours à ces dispositifs thérapeutiques sacrés, souvent en complémentarité de la biomédecine. Le corps ou la famille agressés se situent dans une logique de significations faisant une large place au surnaturel, certains syndromes particuliers à La Réunion ne pouvant trouver leur résolution que par les soins et rituels appropriés tenus dans ces structures (Brandibas, 2012). Étant donné que les théories développées ne sont pas uniquement le fait d’un individu mais d’un groupe, il est autorisé de penser à la suite de Nathan (2001b) et de l’OMS (2013) ces recours possibles des populations comme faisant partie du système de santé même en occident et à notre époque. Ils sont menés par des officiants, prêtres et praticiens portant les représentions du groupe, dont l’interprétation et le soin se fondent sur un patrimoine culturel révélant ainsi que « sujet et spécialiste ont des références culturelles communes (et que) la guérison est au bout du processus de soin » (Brandibas, 2012).

78 Pusari : nom donné aux prêtres populaires. Le mot désigne à l’origine celui qui est chargé des pûjâ (Pratx

Les théories du désordre à La Réunion s’inscrivent dans le culturel créole lui-même issu des diverses cultures originaires qui se sont métissées ou plutôt créolisées. La culture apporte de cette façon un support à la souffrance, à travers les cultes et les théories étiologiques, les soins contribuant à renforcer l’appartenance et l’identité réunionnaise. Elle est, selon Brandibas (2003), un rempart contre les facteurs de déculturation tels que : maladie, alcoolisme, pauvreté, violence, envie, dans ce monde où la globalisation tend à uniformiser les peuples. Il ajoute que « les sociétés façonnent leur vision du monde en fonction des dangers auxquels elles sont confrontées ».

Par ailleurs, cet auteur stipule que cette « psychopathologie réunionnaise » (Brandibas, 2003) construite à partir d’un contexte psycho-historique et culturel se base sur des désordres socialement construits qui s’inscrivent dans une problématique d’affiliation et d’appartenance ne pouvant être pris en charge que dans des dispositifs thérapeutiques créoles (Brandibas, 2003, 2012).

Les syndromes réunionnais peuvent être interprétés comme des troubles de l’attachement79 chez les personnes dont l’arrimage à leur langue, leur terre, leurs invisibles,

leurs défunts, leurs rituels, leur manière d’être et de vivre ensemble est fragile (Brandibas, 2012). D’où le rôle et fonctions essentiels du guérisseur qui va bien au-delà de la guérison des symptômes (Benoist, 1993) pour rétablir les créoles dans leurs appartenances et l’inscription dans l’histoire familiale et du collectif. Il met du sens là où il n’y avait que du non-sens, il rétablit l’ordre à la place du désordre, il règle les conflits en régulant les relations intra et interpersonnelles. De ce fait, « les rituels en réaffirmant les origines de la culture, renforcent les protections individuelles et groupales » (Brandibas & Ah-Pet, 2017).

Ces « maîtres du désordre » (Collot & Hell, 2011; 2000), sujet d’étude de cette thèse prennent leur place dans ce contexte métissé élaborant des mises en sens à l’aune du culturel créole dans une réponse de soin congruente. Ils font l’objet d’une attention particulière dans les chapitres suivants.

79Attachement : Produit de la pensée, de la rationalité pour comprendre le monde et l’expérience humaine. Il contraint

III/ Le tradipraticien : une position clé

dans le monde réunionnais

La Réunion, île de la République française, mesure officiellement l’efficacité thérapeutique des soins à la référence universelle de la biomédecine. Cependant, tout comme à l’île Maurice, les familles se tournent vers d’autres voies dès lors que médecins ou psychologues ne peuvent soigner (Benoist, 2007; De Salle-Essoo, 2011; Fanchette, 2016). Ressources occultes, relevant d’un exercice illégal de la médecine (Andoche, 2000; Brandibas, 2003; Minary, 2002), les tradipraticiens mènent des dispositifs thérapeutiques officieux qui restent malgré tout un recours dans le système de soin réunionnais.

Ces praticiens, dispensateurs de soins et de guérisons, sont au cœur de dispositifs auxquels recourent des personnes dans le tourment de maladies ou autres infortunes. Ils sont issus et appartiennent à ce milieu créole fait de métissage et de cultures plurielles, partageant une vision du monde similaire à leurs patients. Se situant à l’interface des

mondes visibles et invisibles, ils sont chargés par le collectif de cette relation permettant aux malades et à ceux qui souffrent d’obtenir une issue possible face à la détresse, ultimo la guérison. À l’instar d’autres systèmes ailleurs, Nathan (1997) souligne que :

C’est toujours en évoquant sa guérison que le patient sénégalais continue à s’adresser au marabout, le marocain au fkih et le limousin au magnétiseur. Puisque c’est par ce questionnement, au fond bien légitime, que les patients permettent à ces systèmes de persister — et même de se développer (Nathan, 1997).

Avant d’aborder au chapitre suivant les processus de construction identitaires de ces praticiens, ce chapitre se propose d’identifier qui ils sont, ainsi que d’envisager leur place et leurs fonctions dans la société réunionnaise au regard de travaux principalement anthropologiques.