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4 Méthodes de recueil des données

II.4.1.- L’entretien de recherche

Pour obtenir le récit de vie du tradipraticien, la méthode la plus pertinente pour ce recueil de données a été de mener des entretiens semi-structurés. Nous avons fait ce choix pour avoir accès à l’expérience vécue des guérisseurs, à leur récit autobiographique car cette forme d’entretien de recherche est un outil précieux et essentiel pour pouvoir accéder aux informations subjectives des individus (Chahraoui & Bénony, 2003). En effet, la méthode d’entretien semi-directif permet d’appréhender le sujet dans sa particularité en donnant accès à un récit plus « authentique » par l’émergence de contenus affectifs plus profonds et significatifs pour lui mais, elle est aussi selon Michelat (1975), la méthode la plus adéquate pour atteindre le social, par là-même d’analyser des phénomènes sociaux en se servant de la singularité individuelle.

Avec l’aide de notre directrice de recherche nous avons élaboré un guide d’entretien. Il a constitué le canevas général contenant les grands axes thématiques de l’entretien (identité, don, passage, enfance, épreuves signifiantes). Ce guide a servi à poser le cadre de l’entretien en nous présentant, en obtenant le consentement oral de la personne, en posant la règle d’anonymat et en donnant la consigne de départ. Par ailleurs, il nous a permis d’avoir en tête le schéma d’un certain nombre de points à aborder. Il est un « ensemble organisé de fonctions, d’opérateurs et d’indicateurs qui structure l’activité d’écoute et d’intervention de l’interviewer » (Blanchet, 1992 in Chahraoui & Bénony, 2003) et n’est en aucun cas un questionnaire.

L’entretien commence par l’invitation de la consigne thématique de départ, comme précisée ci-dessus, à raconter leur parcours de vie engendrant une situation à la fois de contrainte et de spontanéité. Cela permet au guérisseur de garder une autonomie en partant de là où il veut de son parcours, mettant en récit ce qui fait habituellement le plus sens, le plus important pour lui de son cheminement. Il est arrivé que des guérisseurs, que nous n’avions pas vus auparavant, dont le rendez-vous a été accordé par téléphone, nous questionnent sur notre parcours (depuis combien d’années etc.). Malgré la présentation préalable d’une psychologue menant une recherche, l’un d’eux s’est s’intéressé à des données plus personnelles telles que : notre naissance à La Réunion, dans quel quartier,

avant d’embrayer ensuite sur leur parcours propre.

Le guide d’entretien, les consignes ont donné lieu à une élaboration commune avec notre directrice de thèse. Les entretiens enregistrés ont été validés par ce tiers extérieur pour s’assurer que ce cadre d’entretiens semi-structurés a bien été respecté, confirmant ainsi la non-directivité et la rigueur méthodologique de notre recherche. À partir de cette assurance, cette méthode permet de minimiser au maximum les biais inhérents à l’entretien notamment des questions fermées ainsi que des relances à caractère contre- transférentielles.

L’entretien est centré sur la personne (Rogers, 1968, 2006), le praticien parlant de lui- même, menant son discours en s’exprimant librement (Ionescu & Blanchet, 2009). Toutefois, nous étions dans une interaction et une dynamique d’échange en considérant les praticiens comme des partenaires nous faisant part de leur expérience, de leur expertise. Dans cette situation d’entretien de recherche, le guérisseur est le détenteur du savoir et il existe une translation de l’information de notre interlocuteur vers nous, le chercheur. Nous avons effectué des relances, reformulations dans une attitude d’écoute et de respect et privilégié les questions ouvertes de façon à favoriser la libre expression et la fluidité du discours pour la production du récit autobiographique. Si le guérisseur n’a pas abordé spontanément certaines questions au fil de l’entretien, nous avons relancé au moment opportun sur les thèmes de recherche non évoqués, en gardant une certaine autonomie pour « improviser » par rapport à la situation. Le praticien peut ainsi continuer à associer librement et poursuivre sur le thème sans le sentiment d’avoir été interrompu (Ionescu & Blanchet, 2009).

Le récit ainsi obtenu nous livre les expériences vécues par le guérisseur à travers sa manière de raconter sa propre histoire. Nous avons fait en sorte que la narration garde un courant de spontanéité en restant attentif à redonner la parole au tradipratricien, maître du contenu du discours, dans le cadre que nous avions au préalable défini.

II.4.1.1. Récit de vie et approche narrative

Nous nous inspirons dans cette méthodologie du récit de vie de l’approche narrative et en particulier de la notion d’identité narrative développée par Ricœur (1990). Celle-ci permet d’éclairer de manière complémentaire les processus de constructions identitaires qui sont mis en jeu par ces praticiens.

De nombreux auteurs ((Dion-Labrie & Doucet, 2011; Fournier, 2013; Hochmann, 2011; Mellier, 2007; Michel, 2003; Moro, 2006; Taïeb, Revah-Lévy, Baubet, & Moro, 2005; Zigante, Borghine, & Golse, 2009) ont ainsi repris le concept d’identité narrative de Ricœur (1990, p. 190‑ 192) en l’appliquant aux sciences humaines et sociales dans

lesquelles la construction de l’identité est un thème majeur. Selon ces auteurs, cette identité narrative se façonne à travers la cohérence du récit autobiographique que le narrateur se fait de lui-même, tout en reconstruisant ou en se refigurant des bribes de son passé à l’aune de la situation présente.

Les tradipraticiens rencontrés ont été encouragés à raconter leur histoire de vie, celle qui les a amenés à devenir ce qu’ils sont. Ils vont puiser dans leur passé, ce qui fait le plus sens pour eux dans ce parcours. Au regard de l’approche narrative, ils vont ainsi choisir les éléments de ce passé et le recomposer dans le récit qui constitue cette représentation de soi comme tradithérapeute. Cette histoire de vie « ne cesse pas d’être refigurée par toutes les histoires qu’un sujet raconte sur lui-même » souligne Michel (2003). À savoir, l’individu va recomposer les événements de son existence en leur donnant une signification par rapport à cette trajectoire particulière de guérisseur jusqu’à ce que chaque élément, épreuve, péripétie, qui affecte son identité ne soit pas perçu comme un accident mais comme prenant sens dans son parcours. Par conséquent, affirme Michel (2003), le « hasard est transmué en destin ». En approfondissant ce questionnement, la mise en récit, raconter l’histoire de sa vie contribue à façonner son identité, autrement dit la façon dont l’individu « raconte sa propre existence affecte la façon dont il la vit » signale Bruner (cité dans Zigante et al., 2009).

Ce récit s’inscrit dans la relation intersubjective entre le chercheur et le praticien dont la capacité narrative et réflexive met en jeu les phénomènes de « déconstruction et de reconstruction de l’identité narrative » (Zigante et al., 2009), confirmant chez son interlocuteur la reconnaissance de son vécu et de la mise en sens de sa réorganisation identitaire. Cependant, ce n’est sans doute pas la première fois que le tradipraticien fait ce travail d’élaboration psychique, car ce récit de soi, cet « automythe qui fonde et organise ses choix, ses décisions et son identité » (Cyrulnik, 2008), est à l’origine de son identité de guérisseur acquis par le passé. Néanmoins, la possibilité de raconter et de se raconter permet une fois encore de valider et de confirmer la signification d’événements passés, d’intégrer les ruptures et les discontinuités de ce parcours de vie. L’activité narrative permet de donner du sens, « c’est créer une sorte de mythe personnel plus ou moins ancré dans des réalités socioculturelles » (Chahraoui, 2014).

Nous considérerons ainsi le récit produit par le guérisseur comme une construction et une reconstruction permettant de donner une cohérence identitaire dans l’ici et maintenant de la rencontre intersubjective. En effet, notre approche est phénoménologique et interactionnelle au sens où nous ne sommes pas dans une dimension d’analyse d’événements

passés. Notre démarche d’analyse porte en revanche sur la co-construction de ce récit de vie qui advient à notre demande et dont les éléments se réorganisent à ce moment-là pour donner une cohésion d’ensemble au parcours singulier de fabrication du guérisseur.

II.4.2.- Observation naturelle

Lors de l’entretien, l’observation est naturelle et non systématisée. Nous avons relevé ce qui n’est pas verbal, tel que le lieu de la rencontre, les conditions, les interruptions, les comportements, la qualité de la relation, le débit, la fluidité du discours, les silences, et d’autres signes qui seraient présents. Ces données permettent de resituer le contexte dans lequel la recherche a pris place, en même temps que l’atmosphère générale de la rencontre que nous avons prises sous forme de notes à posteriori. Celles-ci constituent ce que Giami et al. (1989) appellent une « mémoire des impressions sur le « climat » » dans lequel l’entretien s’est déroulé. Ainsi, l’attention a porté également sur une description du cadre signifiant pour le guérisseur, notamment ses caractéristiques propres (genre, âge, etc.) et les dimensions culturelles à l’intérieur desquelles il officie et se reconnaît, ainsi que sa vision du monde. Par ailleurs, pour essayer de redonner à l’ensemble le caractère dynamique, l’atmosphère subjective de l’entretien, et même si l’écriture est bien insuffisante pour faire éprouver au lecteur ce qui donne vie à une rencontre, nous avons fait un récapitulatif de ces échanges en nous centrant sur la forme du discours et la qualité de la relation. Cette forme d’observation a été orientée dans le contexte de l’entretien autour du discours.

D’un autre côté, pendant les cérémonies et les séances où le tradipraticien exerce son art, nous sommes en position d’observateur du praticien travaillant dans son milieu naturel. Lors de ces pratiques cultuelles, nous n’avons pas d’interactions ou d’échanges avec lui, nous le regardons faire et évoluer dans son monde habituel. C’est un type d’observation directe qui nous permet, à travers les rites et les soins, d’appréhender les techniques et le savoir faire de l’officiant, la place qu’il occupe dans sa communauté, et la collectivité de fidèles qu’il dirige, pour certaine composée de plusieurs centaines de personnes. Elle nous permet aussi d’être sensibilisée et imprégnée du contexte en pénétrant dans ces mondes culturels toujours vivaces sur l’île. Nous avons effectué des photos en plusieurs occasions, notamment lors du cavadee. Nous avons également filmé et photographié des passages de transes collectives du service zancêtre malgache, ainsi que des extraits de la marche sur le

par les guérisseurs, de lieux de cultes ou d’endroits signant la présence de ces activités culturelles si particulières à La Réunion.

II.4.3.- Autres ressources

Nous avons procédé à des interviews de 2014 à 2018 d’un certain nombre d’auteurs (Andoche, 1993, 2007; Brandibas, 2003, 2011, 2012; Nicaise, 1999, 2009) habitant sur l’île, qui se sont intéressés à cette dimension du sacré et aux thérapeutiques traditionnelles. Certaines rencontres ont été enregistrés (Andoche, 2015; Aubry, 2014; Nicaise, 2016). D’autres entretiens ont eu lieu avec des psychologues (Brandibas, communication personnelle 2015, 2017, 2018), des praticiens en ethnopsychiatrie (psychiatres, psychologues, infirmiers en santé mentale), mais aussi de pharmacien (Maraudon aplamedom, 2016), ce dernier étant très investi dans la reconnaissance des plantes médicinales de La Réunion et du savoir ancestral des tisaneurs.

À un niveau plus populaire, nous avons par ailleurs effectué des entretiens avec des anciens ou actuels patients de ces dispositifs nous décrivant leur parcours de soin, leurs déconvenues, leurs espoirs ou leurs guérisons. De plus, nous avons procédé à des interviews de personnes, comme cette dame de plus de quatre vingt dix ans faisant partie d’une grande famille de créoles blancs et ayant connu l’époque des grandes plantations, nous donnant leur vision des guérisseurs et de cet univers créole. Ou bien encore, à notre visite dans ce cimetière, l’entrevue avec le gardien de la tombe de Sitarane, célèbre bandit guillotiné en 1911, devenu puissant sorcier après sa mort et dont la tombe est le lieu et l’objet de cultes et de maléfices, que nous avons d’ailleurs prise en photo. Cet échange s’avère particulièrement intéressant par le pouvoir sacré que ce gardien dit avoir de

nettoyer ce lieu et transmis de père en fils sur trois générations. Nous n’avons pas inclus

son entretien dans l’analyse des données car nous l’avons rencontré par hasard et ne répondant pas au critère de recommandation.

Ces rencontres et échanges, même si certains ont été enregistrés, n’ont pas fait l’objet d’une analyse aussi approfondie que le corpus d’entretiens des guérisseurs sur lequel nous avons travaillé. Cependant, ils constituent un fond de ressources locales nous permettant d’enrichir la connaissance de cet univers créole et d’étayer notre étude.