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2 Objectifs et questions de recherche

I.2.1.- La construction de l’identité du tradipraticien

Cette recherche a donc pour objectif de comprendre les processus de construction et de métamorphose identitaire d’un simple individu en spécialiste de l’invisible, dans le contexte des cultures multiples matricielles ayant donné naissance à des métissages originaux composant La Réunion d’aujourd’hui. Il s’agira de mettre en exergue les mécanismes à l’œuvre dans ce changement identitaire, d’en repérer les éléments clés, les étapes de leur parcours de vie, à partir de leur récit autobiographique.

Notre questionnement sur l’existence, toujours d’actualité, de guérisseurs à La Réunion, à propos de leurs façons d’advenir au monde aux frontières du surnaturel, nous a amenée à interroger les processus en jeu dans leur construction identitaire particulière survenant lors de ce chemin de vie. Comment la singularité d’un individu peut-elle s’inscrire et prendre sens au niveau culturel et social quand elle touche à des domaines aussi mystérieux que la surnature, l’inexplicable, ou l’irrationnel ? Quel a été le parcours ? Empruntent-ils des chemins connus, des voies de traverse ou bien non encore défrichés ? Comment vivent-ils et que ressentent-ils lorsque ces phénomènes les touchent ? À quel moment situent-ils ce basculement dans cette réalité autre ? Comment réagissent-ils à la pression collective ? Enfin, comment perçoivent-ils leur évolution de simple individu à guérisseur ?

Dans le déroulé de leur histoire personnelle et familiale, se pose aussi la question de savoir s’il existe des phénomènes repérables et particuliers survenus au cours de leur enfance et qui prennent sens dans leur parcours singulier. Ont-ils le sentiment d’avoir été « prédestiné » à devenir thérapeute traditionnel ? Leur place dans la famille et le rôle particulier qu’ils y ont joué ont-ils été des éléments déclencheurs de ce devenir ? Existe-t-il une sorte de mandat transgénérationnel dont ils sont les dépositaires ? Existe t-il une sorte de singularité au cours de l’enfance ?

Cette identité du guérisseur s’inscrirait alors dans un parcours individuel et familial singulier. Cependant, comme l’ont montré les précédentes études, il est inscrit par ses fonctions sociales dans la société créole, d’autres questions surgissent alors : à quel moment a-t-il été reconnu et admis par son groupe d’appartenance ? Est-ce ce dernier qui décide, in fine, de son devenir de guérisseur ? Cela pose alors la question du choix ou du

non choix de cette fonction. De plus, comment ce collectif l’accepte-t-il ? Dans l’affirmative, ce processus de transformation identitaire surviendrait alors à l’interface des dimensions du privé, de l’intime et du collectif, du social ? Il s’agit là d’un phénomène dont l’appréhension est particulièrement complexe du fait des nombreux métissages qui vient questionner l’identité personnelle et culturelle de ces maîtres du désordre.

I.2.1.1. La question du don

La revue de la littérature a mis en exergue le fait que le don est inhérent à la fonction du guérisseur. Le don permet l’accès au sacré et donne la capacité de guérir. Nous allons investiguer la notion de don à plusieurs niveaux : tout d’abord la perception par les praticiens de leur don, son sens et sa fonction. De quelles entités invisibles se réclament-ils être les intercesseurs ? Par ailleurs, quel vécu en ont-ils au moment de son apparition et à quel moment est-il identifié en tant que tel ? Comment ont-ils composé avec le don qu’ils disent avoir reçu ? Ce phénomène se passe-t-il nécessairement par le biais de transes et/ou quels sont les processus dont ils doivent faire l’expérience pour le faire leur ?

En outre, il s’agira d’étudier les modalités de transmission de façon à comprendre d’une part, d’où s’origine le don et le sens qu’il prend dans ce parcours, d’autre part de repérer s’il existe des voies privilégiées de legs de ce don.

I.2.2.- La métamorphose

La transformation d’un individu en guérisseur implique une métamorphose, un changement identitaire pour passer de profane à initié, de simple sujet à intercesseur entre les mondes profane et sacré. Cette métamorphose intervient généralement selon des rites de passages (Van Gennep, 1909) tels qu’ils ont pu être décrits et observés dans les rituels d’initiation par les anthropologues. Notre questionnement au sujet des guérisseurs réunionnais, dans une société en menace de déculturation et en l’absence d’une homogénéité de cette population dans des rites codifiés, se porte sur les éléments transversaux qui font basculer un simple individu en intermédiaire de l’invisible, partant comment s’opère cette métamorphose identitaire ? Il s’agira d’explorer s’il existe des moments-clés de rupture et de changement d’ordre initiatique. Y aurait-il des leviers du parcours de vie agissant sur la psyché comme opérateur de changement, réorganisateur donnant naissance à ce nouvel être ?

avoir traversé des épreuves qui les ont conduits dans des itinéraires à l’issue desquels ils ont acquis leur savoir-faire, comme s’il leur fallait connaître la souffrance et s’en guérir pour aider ceux qui souffrent. Dès lors, existe-t-il chez les praticiens réunionnais des événements, épreuves, malheurs, traumatismes ayant valeur de réorganisateur psychique et prenant sens dans cette mutation à caractère initiatique ? Dans les diverses manières de devenir guérisseur à La Réunion, la question se pose d’autant plus que les rites d’initiation des cultures matricielles ont été créolisés ou perdus. Ainsi, face à la métamorphose de l’identité, il s’agira de repérer dans leur récit de vie, s’il existe des événements, des comportements ayant qualité d’opérateur, de levier de changement, ainsi que ce qui relève du parcours initiatique et les différents modes d’entrée.

I.2.3.- Dimension narrative

Par ailleurs, notre recherche se base sur le recueil des récits biographiques à travers lesquels nous allons nous intéresser à la manière dont le tradipraticien se raconte. Il sera question à partir de sa narration, d’une part de relever des éléments-clés de son parcours participatif de son statut, d’autre part de mettre en évidence les mécanismes à l’œuvre dans cette construction. Nous allons, comme tout clinicien, non pas travailler sur la réalité ou la vérité des faits, mais sur des faits discursifs qui entretiennent un rapport émotionnel subjectif à une réalité vécue. Il existe une transformation de la réalité en discours. Nous allons donc plus particulièrement porter notre attention sur les aspects narratifs et la manière dont le tradipraticien se perçoit et (re)construit son parcours. Cette approche narrative centrée sur la dimension subjective du récit autobiographique permettra d’apporter une compréhension supplémentaire, notamment sur la manière dont le sujet construit son identité singulière. Nous allons particulièrement nous intéresser à la manière dont le récit de soi permet d’organiser et de reconstruire les éléments du vécu pour leur donner une cohérence, révélant de la sorte des enchaînements logiques prenant place dans cette transformation identitaire personnelle, inscrite cependant dans le collectif.

Ainsi, compte tenu de notre approche qualitative et narrative, ce sont autant de questions auxquelles cette recherche inductive se propose d’explorer et de répondre.

II/Méthodologie