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B. Pistes pour la recherche en psychologie

L’étude empirique du corpus nous conduit à présenter des pistes qui ressortissent chacune des domaines de la psychologie. Mais avant tout nous aimerions défendre l’idée d’une entrée résolument pragmatique comme terrain unifiant chacune des facettes que nous déclinons ensuite.

1. Le point de vue pragmatique

L’activité de discussion à visée philosophique adaptée à la situation écologique et éthique de l’enseignement, dépassant le cadre des activités de conflit sociocognitif étudiées dans des conditions de laboratoire à la suite des travaux pionniers de Perret-Clermont (1979/1996), représente à l’heure actuelle une activité princeps car elle parie en fondement et en finalité sur une articulation fructueuse entre pensée et langage. Ce n’est pas un oral qui reste théoriquement fondé sur l’articulation entre le social et le cognitif. Ce n’est pas un oral qui produit par incidence des effets. C’est une praxis qui prétend faire fonctionner cette articulation. C’est une praxis vygotskienne par excellence : l’espace de verbalisation renferme dans son mode de fonctionnement la production d’enchaînements interlocutoires qui se prétendent productifs au titre même d’engendrement de la pensée par le langage et vice versa. C’est alors une activité exemplaire car elle se situe au cœur de la problématique pragmatique, dite de deuxième génération, telle qu’elle se dessine et se définit en complexité chez les auteurs qui font référence dans ce domaine :

« L’arrivée d’abord « timide » de la pragmatique en psychologie, puis son installation, a provoqué des bouleversements fondamentaux tant sur le plan théorique que méthodologique. On privilégié la parole et non plus la langue, les raisonnements déterminées par les croyances mutuellement partagées et non plus par des systèmes logiques, les méthodes

La praxis de dialogue philosophique proposée par Lipman, renommée discussion à visée philosophique, et dont nous avons tenté une illustration non pas exhaustive mais seulement explicative se présente comme :

- Une activité de parole (seuls les tours de paroles la fondent)

- Reposant sur des raisonnements (c’est l’essence même de l’activité d’activer une pensée qui raisonne c’est à dire s’explicite en composant des liaisons renouvelées entre les connaissances)

- Activés par des croyances sur le monde (celles qui se structurent probablement au sein de la mémoire épisodique de l’individu)

partagées (c’est le rôle de la communauté de recherche que d’actualiser ce partage) - C’est une activité écologique (elle se déroule en classe, sur le terrain et doit prendre sens dans cet espace du scolaire)

- Nécessairement analysable dans le contexte particulier de sa production (ici présentée en maternelle avec des élèves de 5 ans, elle ne peut être décontextualisée et étudiée en laboratoire. Elle soit s’interpréter dans le cadre de ce fonctionnement social humain et situé entre un enseignant et des élèves à chacun des âges de 5 à 17 ans).

Cette perspective pragmatique préside à chacune des pistes que nous envisageons maintenant.

2. Pistes pour la psychologie sociale

L’activité est avant tout une activité sociale, qui se déroule grâce à la constitution progressive d’une communauté. Son étude de notre point de vue intéresse la psychologie sociale sous réserve:

1) de produire des analyses de discours intégrant la dynamique conversationnelle comme unité de traitement de base et non seulement comme principe. Cet oral fondé en principe sur la production d’enchaînements interlocutoires productifs impose de comprendre en finesse si les enchaînements sont effectivement différents entre dialogue philosophique, dialogue d’interprétation littéraire, débat scientifique, négociation coopérative… pour ne prendre que des exemples qui ont un sens à l’école primaire. Aboutir à détecter quels sont les enchaînements qui produisent de la raisonnabilité est un défi qui oblige à typifier clairement, finement les enchaînements interlocutoires produits. L’étude du rôle des relances de l’enseignant est par exemple une piste intéressante. L’étude des modes de reformulation ou reprise d’idées d’un élève à l’autre en est une autre. L’étude des modes de reconfiguration du système de prise en charge énonciative (particularisation vs généralisation) en est encore une autre.

2) de produire des résultats concernant les modes de raisonnements (pragmatiques et non seulement logiques) à l’occasion in situ mais aussi issus de ce type de pratique sur le long terme. Ces résultats devraient permettre de créer ou d’adapter des tests pour saisir la logique sous jacente censée être développée.

3) Le problème des liens entre les modes de raisonnements (pragmatiques) et l’état de structuration des croyances (envisagée comme l’état résultant d’une liaison des connaissances que le sujet a sur le monde entre elles et qui activent des orientations majeures dans les

comportements, attitudes, décisions, actions) est un champ encore mal exploré (voir Novek & Politzer, 2002). D’où l’importance d’étudier l’effet de ces discussions sur la configuration des croyances ou système de valeurs que l’individu construit, soit d’un point de vue développemental (voir plus loin), soit au seul plan des progrès en terme d’acquisition.

3. Pistes pour la psychologie cognitive

L’activité de discussion à visée philosophique intéresse la psychologie cognitive au moins dans deux domaines connexes : les aspects cognitifs et les aspects langagiers.

Pour les aspect cognitifs, outre l’étude des raisonnements (voir psychologie sociale, plus haut), l’activité repose sur des habiletés cognitives qu’elle entend recycler par l’intermédiaire d’une fortification du jugement. C’est pourquoi, l’étude des processus de mémorisation nous paraît devoir être envisagé en lien avec cette activité. Nous ne sommes pas spécialiste dans ce domaine, et il nous semble qu’il y a d’ailleurs assez peu de travaux se consacrant à la mémorisation chez l’enfant (voir Gaonac’h & Larrigauderie, 2000, à ce sujet) qui auraient pu renouveler et compléter les premières études de Melot & Corroyer (1980). Il nous semble qu’en regard de la distinction que nous avons dû reprendre entre mémoire épisodique et mémoire didactique pour bien expliquer ce qui se jouait dans ces activités de discussions qui engagent le collectif classe sur le long terme, il y aurait à creuser cette question. C’est comme si une forme de mémoire épisodique scolaire, qui se fasse l’écho de l’expérience de vie sociale à l’école, en lien avec ce que certains nomme le « métier d’élève », expression qui ne nous séduit guère cependant, devait pouvoir être, par la voie d’analyse de ces discussions, étudiée. Les mécanismes d’attention, de concentration et de mémorisation devraient pouvoir trouver, à l’occasion de l’étude de cette activité sur le long terme, matière à être davantage explicités. D’autre part, au plan cognitif toujours, l’étude du jugement (moral, éthique, ou autre) est un champ que la discussion à visée philosophique permet de revisiter. Depuis les travaux princeps de Piaget, Kohlberg, qu’apporte de plus ces pratiques ? En quoi ces dialogues permettent-ils de construirent des normes socio morales ? Est-ce la rigueur de la pensée qui opère ? Sont-ce les liens aménagés entre cette rigueur de la pensée (édification de critères) et l’exercice de la parole qui permettent d’unifier les concepts moraux sous jacents dans un nouveau cadre majorant (au sens piagétien) d’intelligibilité pour le sujet?

Pour l’aspect langagier, une piste évidente de connexion entre la finalité de « raisonnabilité » et le discours argumentatif s’impose (voir notre chapitre n°2). S’il y a un discours qui repose sur le maniement d’une raisonnabilité du monde c’est bien le discours argumentatif (par comparaison avec les discours narratif ou explicatif par exemple). Est-ce que l’exercice de la contradiction chez le jeune enfant, quasi naturel dans ces espaces de discussion à visée philosophique, prédit un meilleur développement des compétences argumentatives, au primaire, au collège, puis au lycée ? Argumente-t-on d’ailleurs dans une discussion à visée philosophique ? Le cadre dialogique supportant l’enchaînement interlocutoire débouche t-il sur des conséquences en matière de conceptualisation, de planification des discours ? A quel âge cela opère t-il ? Y a t-il un âge critique ? Est-ce que la

de maintenir des liens (tutorat de l’adulte) pour produire des effets sur la complexification des modes de pensée chez l’enfant ?

Une autre piste est d’appréhender les modes de liaison entre l’oral et l’écrit. Puisque « (en conséquence), les performances à l’oral et à l’écrit tiendraient d’abord à la richesse et à a diversité des « expériences » de production et de compréhension auxquelles auraient été confrontés les individus » (Fayol, 1997, p.233), quel type d’impact l’expérience de la discussion à visée philosophique, comme forme d’oral répété car régulièrement expérimenté, produit sur la compétence à écrire ? À entrer dans l’écrit ? Est-ce que la dialogie (mise en contradiction de thèses) et même la plurilogie (passage en revue de cas inimaginables du seul point de vue de l’auteur) produisent des liaisons originales des idées ? Y a t-il facilitation ? Y a t-il interférence ? Est-ce dépendant de l’âge des sujets ? Est-ce dépendant des thématiques abordées ? Il n’y a à notre connaissance que le cadre unifiant de Bronckart (et al, 1985) qui pense l’articulation oral-écrit (voir Shanahan, 2006, pour une revue sur cette question d’articulation). Or, c’est bien le problème central d’une psychologie développementale que de se demander comment un sujet produit du nouveau (Piaget) ? Le cas particulier de génération d’une idée nouvelle en conversation est un bon exemple d’étude de ce processus de production… Les modèles de production du langage (Levelt, 1989, Dijk & Kintsch 1983, voir Alamargot & Chanquoy, 2001 pour les modèles de production à l’écrit) intègrent encore mal la dimension de la créativité. Qu’est-ce que l’étude de cette activité peut amener comme contribution à l’analyse du sub-processus de conceptualisation ? Comment étudier dans la conceptualisation le rôle des deux types de mémoires épisodiques et sémantique ?

4. Pistes pour la psychologie développementale

Nous distinguerons dans une perspective développementale les aspects propres au développement (stabilisation de structures majorantes sur le long terme) des aspects correspondant à l’acquisition (apprentissage à court terme). L’activité de « discussion à visée philosophique » se définit dans ses principes comme adaptée à des élèves de 5 ans à 17 ans. Cette dimension longitudinale intéresse donc au premier chef la psychologie du développement. Comment une activité, déclinée à l’identique peut-elle produire des résultats (lesquels ?) à des âges aussi différents ? En même temps, la mise en place de cette situation pédagogique privilégiant l’exercice, au sens fort du dia-logue entre pairs, inscrit cette activité comme potentiellement porteuse d’effets en terme d’acquisition (moyen ou court terme). Peut-on décrire des progrès scolaires associés à cette pratique ? Ces deux aspects développementaux et acquisitionnels supposent de creuser les pistes suivantes, parmi d’autres :

1) Peut-on distinguer les dialogues philosophiques avec de jeunes enfants des conversations habituelles qu’ils entretiennent en familles (Veneziano, 1999, E. Tripp, 2002) ? Peut-on distinguer ces dialogues philosophiques inscrit institutionnellement des dialogues argumentés menés par les adolescents hors le cadre scolaire ? Etudier ces dialogues c’est ainsi les situer dans la famille des oraux scolaires vs non scolaires au delà de l’âge critique de la maternelle (cf. les travaux de Florin, 1991) : faut-il faire du dialogue philosophique un genre ? Est-il culturellement judicieux d’installer dans les pratiques scolaires ces discussions

philosophiques pour forcer à reconnaître cette dimension de communauté de recherche (Wells, 1999, 2004) dans le contexte de l’école française ?

2) C’est aussi se demander quels mode de transfert il existe entre les habiletés conversationnelles exercées de manières disons plus naturelles (contextes sociaux repérés : famille, récréation) à des habiletés de plus haut niveau (coopération en communauté de recherche, reprises des idées qui demandent un détachement de l’idée et de la personne). L’activité de discussion à visée philosophique favorise t-elle ou entrave t-elle le passage du statut de l’enfant/adolescent à l’élève ?

3) L’étude de cette pratique peut renouveler la problématique des actes de langage : quel type d’acte de langage est privilégié dans ces dialogues ? N’y aurait-il pas une hiérarchie d’actes, un acte de langage central, qui définit au mieux cette praxis ? Les actes de langage expressifs, pour exemple (voir notre chapitre n°4) ne seraient-ils pas bien représentés ?

4) Est-ce que la pratique de dialogue philosophique permet de devenir plus expert (plus rapidement) dans d’autres domaines ? Et vice versa : est-ce que la logique exercé dans la discipline mathématique a des répercutions sur la qualité d’implication des élèves au sein des discussions à visée philosophique ?

5) Y a t-il des élèves mis plus en difficulté que d’autres lorsque l’on aménage cette espace pédagogique ? On repère facilement en classe (les enseignants le disent et nous avons pu nous même faire ce constat sur le terrain) des élèves quasi philosophes dès le départ…: comment cela se fait-il ? Qu’ont ces enfants de plus en terme d’adaptation quasi naturelle que les autres ? On pourrait les repérer et voir s’ils appartiennent à certains milieux (dimension socioculturelle, expériences particulières).

6) Peut-on repérer dans quels que domaines que ce soient des impacts scolaires dus à cette pratique de discussion ? La mise en place de ces discussions à visée philosophique introduit-elle une reconfiguration dans l’organisation des connaissances (mémoire didactique) chez les élèves ? L’étude de cette discussion débouche t-elle sur des éléments permettant de creuser cette affaire éternelle d’une définition de l’intelligence (Fournier & Lecuyer, 2006) ?

Ces pistes, illustratives, indiquent que chaque secteur de la psychologie, cognitive, sociale ou développementale peut trouver un intérêt assez majeur à « observer et analyser » quasi à la loupe les comportements cognitivo-langagiers in situ des sujets, mais aussi les compétences sociocognitives conséquentes des sujets que l’on engage à pratiquer sur le long terme la discussion à visée philosophique. Bien entendu la centration sur un domaine correspondra sans aucun doute aux méthodologies employées par la psychologie selon qu’elle aborde les faits par la voie du développement ou par des entrées en terme de modélisations plus locales que globalisantes (Beaudichon, 1989). Activité de langage par excellence, la discussion à visée philosophique, étudiée pour ce qu’elle est, dans les conditions écologiques de sa mise en place à l’école aujourd’hui, peut sans aucun doute déboucher sur des résultats surprenants en matière de description des comportements et cognitions associées (ou dissociées). Culturellement située (discipline philosophie), porteuse d’une visée conceptuelle,

C’est une activité au sens que développe Wells qui permet d’étudier les effets cumulés 1) d’une activité conjointe, 2) de la mise en œuvre de l’assistance de tous (les pairs et non seulement l’enseignant tuteur), 3) d’une situation qui n’impose pas un curriculum précis ou universel mais s’adapte à la variété des situations de classes, « triple principe qui devrait orienter les recherches modernes sur l’école » (Wells, 2004). On a tout intérêt à étudier ces discussions au sein de l’école prise dans son historicité. Il est donc important que le secteur de la psychologie dans son ensemble s’intéresse de près à ces discussions pour faire apparaître des éléments qui ne sauraient être produits de l’intérieur de la seule communauté enseignante, pratiquante et faire en sorte de collaborer avec les autres secteurs scientifiques actuellement concernés (les sciences de l’éducation, Tozzi, par exemple ou les sciences du langage, -Rispail, par exemple-).

C. Conclusion

L’analyse empirique présentée dans ce premier chapitre donne une vue d’ensemble de ce qu’est la discussion à visée philosophique, et aussi des difficultés que l’on ne peut que rencontrer si on fait de ces discussions des objets de recherches scientifiques. Le problème majeur vient en fait de la dimension longitudinale nécessaire à maintenir pour édifier l’objet discussion en objet d’étude scientifique du point de vue de la psychologie sociale. Comprendre comment fonctionne une discussion est une chose. Nous pensons que l’illustration présentée en donne un aperçu synthétique assez juste, bien que nécessairement partiel. En revanche comprendre et appréhender les conséquences, en matière de développement des compétences sociocognitives, morales, langagières, voire scolaires chez les élèves, est un travail intéressant mais plus délicat. Les trois prochains chapitres tentent chacun dans leur champ, le langagier à travers le genre argumentatif, le pragmatique à travers le raisonnement, enfin le psycholinguistique visant le pointage des meilleurs indicateurs langagiers candidats à spécifier ce qu’est une discussion à visée philosophique, d’expliciter au mieux ce que furent nos travaux et ce que peuvent être les nouvelles pistes d’investigations, si on prend la pratique de discussion à visée philosophique à l’école primaire comme un objet d’étude scientifique en psychologie.

CHAPITRE II

ARGUMENTER : UNE CONCEPTION