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LE DEVELOPPEMENT DES COMPETENCES SOCIOCOGNITIVES A L’ECOLE

B. Une étude princeps en maternelle (Auriac, 2006)

1. Pédagogie et émotions

La relation entre émotion et pédagogie peut se révéler une aventure à risque. Les récentes répercutions médiatiques des travaux d’Houdé (Houdé, 2006) montrent que la connexion entre la pédagogie et l’étude des mécanismes cérébraux impliqués fonderait un peu trop vite l’idée d’une « neuropédagogie », ce qui se condense dans la formule qu’emploie Houdé lorsqu’il écrit : « ce phénomène de prise de conscience des erreurs, dont on a ainsi découvert la trace cérébrale et émotionnelle, est au centre de toute la psychologie du développement, du bébé à l’adulte ». Depuis l’ouvrage phare de Damasio (1994), qui de notre point de vue marque historiquement un renouvellement dans l’engouement de la psychologie pour l’étude particulière du domaine des émotions, le lien quasi direct entre des travaux en psychologie et le domaine de la pédagogie pose problème, si on ne prend pas la précaution de situer les recherches en regard des théories initiales physiologistes, qui ont orienté les investigations des psychologues (James, 1884, Lange, 1885, Canon, 1927, voir Christophe, 1998 pour une revue). La connexion trop directe et simpliste entre la localisation de zones cérébrales et la gestion des émotions, nous semble constituer une entrave de poids pour comprendre les mécanismes de liaison fonctionnelle entre cognition et émotions.

Pour notre part, nous n’abordons pas le champ spécifique de l’étude des émotions d’une manière directe dans nos investigations. Toutefois, nous nous positionnons dans le champ des modélisations historiquement successives et pour certaines simultanées (Christophe, 1998) du côté d’une conception socialisante du phénomène émotionnel dans la lignée des travaux d’Averill (Averill, 1980, cité par Christophe, 1998). L’émotion serait, pour nous, un phénomène social (Demouchel, 1995), et même interpersonnel (Rimé, 1996), qui n’est pas de l’ordre de la sphère privée de l’individu (cf. Vygotki, 1932), ce pourquoi nous croyons peu à une éducation à la reconnaissance faciale des émotions. En revanche, nous situons l’émotion comme l’une des composantes humaines fabriquée par la situation d’interaction, champ largement exploré par Cosnier (1994) dans le domaine de la communication, dans son double aspect langagier, mais aussi corporel –étude de l’empathie-. Quant à la partition que proposent Pons et collaborateurs dans leur interprétation de la littérature sur le sujet (Pons, Doudin, Harris & de Rosnay, 2005) entre origine affective ou intellectuelle du trouble émotionnel, nous nous rangeons du côté des modèles cognitifs. Ceci suppose de placer « la qualité des expériences intellectuelles de l’enfant et de son entourage familial (…) comme caractéristique de l’incidence première sur la compréhension des émotions ». Ceci nous place à nouveau dans le champ tracé par Vygotski qui envisage des liens fonctionnels forts entre cognition et émotion.

Or, c’est historiquement pour nous la question d’un traitement préventif pour désamorcer les situations de violence qui est à l’origine du choix d’étude des émotions (Auriac, 2005b, Auriac & Daniel, 2006). Car comme le dit Ricœur : « Entrer dans le discours, c’est sortir de la violence. Certes, mais faut-il encore vouloir entrer dans le discours. Tout est déjà gagné quand on a choisi le discours, l’argumentation, la discussion plutôt que la violence. Qu’est-ce qui nous fait entrer dans le discours plutôt que demeurer dans la violence ? » (Ricœur, 1998, p.313). Tout le monde le sait… la discussion est un moyen de différer ou d’engager un traitement plus « raisonné » des conflits. Nous signalerons toutefois que dans cette perspective, on néglige tout un espace de recherche qui consiste à étudier l’augmentation

des injures, de la violence verbale, qui selon certaines études seraient à mettre en lien avec un effet de genre –les filles développant plus rapidement des capacités de défenses verbales que les garçons19- argument que l’on trouve peu développé dans les études portant sur la violence à l’école (Blaya, Debarbieux & Rubi, 2003, pour une revue). Le rôle du langage n’est donc pas à négliger dans les phénomènes soit accompagnant soit endiguant la violence. De même certains auteurs ne partagent pas nécessairement cette option et considère la violence comme un phénomène normatif qui devrait être étudié en tant que phénomène impliquant la reconnaissance d’un mal intrinsèque au sujet humain (Pain, 2001) : la violence serait une réponse humaine, une réponse adaptative et non nécessairement une dérive (voir Pain, 2002, 2006). Pourtant, quant à l’idée que « nos » sociétés seraient de plus en plus violentes… on ne peut, à l’heure actuelle véritablement décider si cela ressort de faits ou d’effets provoqués par la sur-médiatisation des affaires en tous genres. N’oublions pas qu’informer sur le suicide conduit à augmenter le taux de suicides, et même le taux d’accidents mortels (Philipps, 1979, 1980, In Leyens & Yzerbyt, 1997, pp.161-163). Le comportement agressif, facteur de rejet social, peut d’ailleurs être expliqué comme l’épiphénomène d’une forme de distorsions cognitives à l’égard des expériences sociales vécues par les individus (Dodge & Feldman, 1995 cités par Paradis & Vitaro, 1999, p.374). On ne peut nier après les travaux de Rhodes et Bailey (1983), ceux de Berbowitz et col. (1986) le rapport probable entre niveau moral et agressivité (voir Fontaine & Jacques, 1999). Quoi qu’il en soit, ancrés dans des modélisations socioconstructivistes, nous nous sommes intéressés au bénéfice des dispositifs de discussion à visée philosophique en lien avec la prévention primaire de la violence.

2. Prévention primaire de la violence

Le lien entre gestion des émotions et comportements violents n’est pas, dans la littérature actuelle, nécessairement entrevue de manière consensuelle (Daniel, Auriac, Garnier, Quesnel, Schleifer, 2005). Cependant, tous les auteurs s’accordent pour relier ces deux phénomènes. La prévention primaire de la violence implique alors d’intervenir sur un public dit « sain » en visant à anticiper les actes de violence. C’est dans ce cadre que nous avons choisis de nous intéresser aux représentations sociales des jeunes élèves concernant les émotions, en collaboration avec Daniel. Il semble que le niveau de compréhension des émotions, acquis chez l’adolescent, peut être mis en rapport avec des origines intellectuelles (Pons, Doudin, Harris, de Rosnay, 2005). Ce serait le fait d’être confronté à des difficultés scolaires (composante intellectuelle) et non le fait d’avoir subi des abus (composante affective) qui prédisposeraient à une moindre compréhension des émotions. Ainsi, intervenir en terme de prévention des actes violents, repose sur l’amélioration de la compréhension des émotions, en activant la composante intellectuelle. Généralement activée par l’intermédiaire de l’instruction, qui accroît le niveau de connaissances des élèves, la composante intellectuelle recouvre néanmoins d’autres aspects conjugués. Chez l’adolescent, ce qui recouvre la dimension intellectuelle c’est « le fait d’avoir ou non des difficultés scolaires, le niveau langagier, le QI, la qualité des discours sur les émotions » (Pons, Doudin, Harris & de

améliore le niveau de compréhension émotionnelle, même chez de jeunes élèves ? Car c’est exactement ce que combat Ferry lorsqu’ils expliquent : « Les adolescents sont souvent gentils, ils ne sont pas racistes, ils ont l’intuition de ce qui est injuste, ils ont une certaine bonté naturelle, ils ne sont pas répressifs, mais si tout repose sur la sentimentalité et les affects, alors il suffit d’une mauvaise conjoncture pour que cette affectivité se porte au service des motions les plus négatives » (Ferry, 2005, p.159). Pour Ferry le risque que l’on encourt à négliger « les bases grammaticales » et donc « rationnelles de la moralité », oblige l’adolescent à « y substituer simplement une base affective ». « L’intelligence critique repose sur des différences modales » (Ferry, 2005, p. 159). Il faut donc composer avec d’une part les prédispositions et d’autre part avec les compétences cognitives et langagières.

3. Relation entre compétences langagières et compréhension des émotions

Le développement de la capacité à comprendre les émotions (facteur de prévention de la violence) se conjugue donc avec l’exercice de la discussion qui offre la possibilité d’exercer l’aptitude à modaliser son propos. Les premiers travaux, tels que déjà exposés plus haut, nous ont permis de vérifier qu’à l’âge de 5 ans, les élèves augmentaient le seuil moyen en terme de représentations sociales de quatre émotions de base (Joie, tristesse, Colère et Peur), et ce de manière significative pour les émotions à valence négative (Tristesse-Colère), assortis de certains infléchissement –positifs comme négatifs- tenant à la culture, comme au niveau verbal de l’élève (voir plus haut). Ce qui nous intéresse maintenant c’est de pouvoir dépasser le seuil de la corrélation pour investir un niveau d’explication de ce phénomène. Une opération en collaboration avec Piolat projetée dans la deuxième vague du G.D.R. (production verbale écrite, dirigée par Alamargot, 2007-2010) sera l’occasion d’approfondir la connaissance que les jeunes élèves ont du vocabulaire émotionnel. L’intégration d’un scénario d’extraction du lexique émotionnel (EMOTAIX, voir Bannour, 2005, Bannour & Piolat, 2006) au sein de la version du logiciel Tropes (en cours) sera l’objet d’investigation sur nos protocoles de discussion (Piolat & Auriac, 2008). On établira pour exemple une liste des termes du lexique émotionnel maîtrisés par les jeunes élèves comparativement à celle provenant d’enfants plus âgés dans des situations comparables. On approfondira aussi le concept d’émotions sociales repérables par la version d’EMOTAIX présentement en cours d’élaboration à l’Université d’Aix-en-Provence. Concernant le partenariat amorcé avec l’équipe québécoise (Daniel & al., programme 2005-2008), nous étendrons la vérification de nos précédentes hypothèses sur plusieurs champs : l’aptitude à verbaliser, le niveau socioculturel de l’élève, le type d’émotion –négative vs positive-, l’emploi d’atténuateurs lors des discussions en classe, les compétences à coopérer à l’occasion d’un dilemme –le dilemme du chevalier-, la structuration des représentations sociales concernant la violence (programme en cours, CRSH, Daniel & . al., 2005-2008).

4. Le test du T.E.C. -Harris & Pons-

Le test du T.E.C. repose sur la reconnaissance d’émotions simples sur la base de la mise en situation d’un personnage -s’il reçoit un cadeau, comment se sent Pierre ? Si elle attend le bus comment se sent Emilie ?-, et sur la reconnaissance d’émotions mixtes : Pierre a reçu un vélo pour son anniversaire, mais voilà il ne sait pas encore faire du vélo ? Est-ce qu’il se sent heureux ? ou heureux et effrayé à la fois ? Certaines mises en situation testent aussi la

reconnaissance de la fausse croyance –cas d’un loup caché derrière un buisson qui ne peut donc être perçu par le personnage qui doit donc rester « heureux » et non « effrayé » (voir Harris & Pons, 2003, pour plus de détail).

L’administration du test du T.E.C. auprès de l’échantillon composé de 114 élèves (53 élèves dans les groupes contrôles et 61 dans les groupes expérimentaux) provenant des classes françaises, québécoises, belges admettent des résultats (en cours de traitement) encourageants. Au pré-test, le niveau général de compréhension des émotions est le même dans les groupes contrôles et expérimentaux : dans ce type de recherche, c’est toujours un pari d’appariement de niveau. Or, au post-test, les élèves du groupe expérimental ont un niveau général de compréhension des émotions supérieur à celui des élèves des groupes contrôles. Mais l’effet du groupe (contrôle vs expérimental) ne ressort pas de manière significative en effet principal (Anova et contrastes conduits par Pons, en cours, non publié : âge, sexe, groupe (expérimental vs contrôle) et phase (pré-test vs test). Seule l’élévation du niveau entre le pré- et le post-test admet significativement un progrès chez tous les élèves (p<. 05, Pons, en cours). On retrouve ainsi des tendances identiques à celles que l’on fait apparaître dans nos propres recherches sur le développement moral en maternelle. La pratique de discussion semble accélérer le développement normal, mais on ne parvient pas à faire ressortir ces éléments d’accélération au plan de l’acquisition.

Bien que la rigueur méthodologique (Anova) interdise d’effectuer des t-tests lorsque les effets principaux ne sont pas significatifs, Pons a pratiqué ces t-tests qui indiquent que pour chaque groupe, contrôle et expérimental, le niveau général de compréhension des émotions augmente significativement (p< .05, Pons en cours). Comme l’augmentation est plus importante dans le groupe expérimental, il convient de pouvoir relier cette augmentation supplétive au facteur : pratique de discussion qui complète les facteurs dus respectivement à la répétition de la tâche et au développement. Toutefois, nous sommes toujours situés dans cette même impasse où l’on ne peut faire entrer le facteur discussion comme étant la cause principale responsable de la transformation cognitive. Ceci indique que le test est bien adapté aux âges considérés dans l’échantillon, mais que les deux épreuves testés : reconnaissance d’émotions simples et mixtes parmi quatre cibles, et mesure du rôle de la croyance sur l’attribution d’émotions à un personnage (historiette impliquant un animal que l’on cache au moyen d’un filtre opaque pour reproduire les situations classiques où l’expérimentateur fait entrer et sortir un sujet) ne permettent pas de détecter ce qui relève de la dimension verbale, telle qu’exercée dans les situations scolaire de pratique de discussion à visée philosophique. Il faudra en ce sens affiner soit le mode de test, soit les analyses statistiques pour mettre en évidence ce qui fait que les élèves progressent davantage ou plutôt différemment dans les groupes expérimentaux. On relèvera que certains enfants de 5 ans accèdent pour certains ponctuellement à ce qui relève du troisième stade de développement chez Harris & Pons (2003) soit à l’âge canonique des 9 ans : « reconnaître l’existence d’émotions mixtes » en saisissant « qu’il est possible de réguler son ressenti émotionnel au moyen de stratégies psychologiques (par exemple, penser à autre chose pour ne plus être triste ) », ce qui

Concernant les analyses statistiques, il nous semble que le rapport que l’on peut faire entre les progrès des élèves sur les autres domaines testés (aptitude à coopérer dans une situation de dilemme moral, définition de huit émotions, capacité à verbaliser dans le cadre de cet exercice de définition, compétences à utiliser les modaux lors des discussions en classe) serait peut-être une voie pour définir même seulement sur certains cas d’élèves le seuil de corrélation positive qui expliquerait l’avance prise dans ce domaine. Peut-être aussi retrouvera t-on que lorsque les élèves arrivent à définir les émotions à valence négative (tristesse, colère, dégoût), soit accèdent à un degré de compréhension socialisante des émotions, il leur est alors plus facile d’amorcer des progrès significatifs au plan de l’attribution de croyance. Nous terminerons par l’exposé des liens à concevoir entre raisonnements causaux et édification d’une raisonnabilité, au sens de M. Lipman, avant de présenter nos pistes et notre position nquant aux meilleurs tests à créer ou utiliser pour étudier l’impact comme les de la discussion à visée philosophique.

5. La rationalité de la raisonnabilité

Weber pose qu’il existe une double rationalité : instrumentale vs rationnelle (Mesure, 1998). Lipman quant à lui dépeint au moins trois types de jugement présents chez le jeune enfant: 1) différentiel, 2) de causalité et 3) éthique. Il prend l’exemple d’un chien poursuivant un chat. On peut pour évaluer cette situation dire : 1) le chat est différent du chien (jugement de différence), 2) le chat court parce que le chien court (ou vice versa) (jugement de causalité), 3) les chiens sont les ennemis des chats (jugement éthique). Or chaque jugement « exprime à son tour une variété plus grande de distinctions ». Pour Lipman, veut par là hiérarchiser les types de jugements, mais seulement en les illustrant par quelques cas simples, avant d’illustrer par une roue des jugements la possibilité comme l’impossibilité de les tous nommer (ce qui rejoint le champ des valeurs que nous abordions plus haut), en montrer l’interpénétration. Il veut insister en fait sur le fait qu’on voit bien que la rationalité correspond aux deux jugements de différence et de causalité, quand la raisonnabilité correspond au jugement éthique. C’est pour cela d’ailleurs que Lipman propose des activités de logique complémentaire, ce à quoi nous ne souscrivons pas. En fait le jugement le plus difficile à mettre en place, celui qui indique, du dehors si un système moral, fut-ce t-il embryonnaire chez l’enfant est en place, est le jugement éthique. Or ce mode de jugement a tout intérêt à utiliser les autres modalités, plus rationnelles de jugement : la différence et la causalité. Nul doute que le langage, lorsqu’il fait appel à l’exemple du particulier mêle justement dans l’ordre de la logique naturelle l’aspect rationnel et raisonnable : je ne fais pas

de caprice car cela fâche ma maman. La locution « parce que » est à la fois un connecteur

logique et éthique (voir notre chapitre n°4 sur cet aspect). Si bien que la raisonnabilité ne peut que s’inscrire dans une visée de rationalité de type instrumentale, soit reliée au concept d’action, ou d’agir. Comment mettre à jour des tests ou utiliser de manière coordonnée des tests standardisés, ou concevoir des épreuves révélatrices et reproductibles pour étudier l’évolution de la raisonnabilité sans les confondre avec des tests de logique formelle ? Nous présenterons les soubassement à des recherches sous l’angle unifié de la question de la construction de tests ou d’épreuves. Ces perspectives sont davantage à l’état de projet que d’opérations en cours (cf. projet soumis récemment, Daniel & al., 2007).

V. PERSPECTIVES DE RECHERCHES : LA QUESTION DES TESTS