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LE DEVELOPPEMENT DES COMPETENCES SOCIOCOGNITIVES A L’ECOLE

A. Logique naturelle vs logique formelle

4. Argumentation et engagement

Nous ferons référence aux travaux de Stein (Stein & Bernas, 1999). Stein et Bernas indiquent à travers la permanence de types de comportements cognitivo-langagiers identiques chez des enfants de 4 ans, des adolescents ou des couples vivant et explicitant une situation de conflit, que dans la dispute on peut trouver 3 cas de figures : 1) le gagnant, 2) le perdant, 3) la création d’un compromis. Or ce qui engage l’humain dans l’épreuve du conflit avec autrui c’est toujours l’envie, la motivation, le désir de remporter le morceau ce qui passe donc par la stratégie de la persuasion. Ce qui est plus intéressant pour nous ici c’est que finalement gagner ou perdre dans un conflit verbal repose davantage, selon l’auteur, sur le stock et l’organisation des connaissances de l’individu. Le perdant a toujours au départ moins de connaissances que le gagnant. Alors en fait, si on interroge le perdant, c’est celui qui va le plus apprendre (de nouvelles connaissances, de nouveaux arguments) : « during a negociation, losers acquire substantial knowledge about the problems with their own position and the strenghts of their opponent’s position. Most of this information comes from the winner, and losers are very good at remembering this information » (Stein & Bernas, 1999, p. 115). La preuve : le perdant est celui qui repère le plus que la source des arguments provient d’autrui : facile, il ne sait pas grand chose au départ. Alors que le gagnant oublie généralement les arguments du perdant une fois qu’il a gagné la joute. En revanche en cas de compromis, les deux parties n’ont pas mémorisé d’où venaient les arguments sources. Le temps passé à reconstruire de nouveaux buts dans l’interaction argumentative les conduit à « séparer l’individu de l’idée » (voir notre chapitre n°1 : c’est ce qui correspond à l’engendrement d’un effacement du sujet, dimension favorisée par la discussion à visée philosophique) : « They simply could not idendify exactly what they had suggested and what their partner suggests » (Stein & Bernas, 1999, p.116).

Ce n’est donc pas la rationalité, qui elle peut fort bien transiter par une meilleure mise en cohérence des idées chez un sujet qui deviendra alors le gagnant, qui est importante. C’est la possibilité de profiter de l’argumentaire d’autrui qui conduit à dépasser le niveau de réalité des personnes pour se placer au niveau de réalité des idées qui importe. Qui a eu des idées ? Qui a eu la meilleure idée ? Ce ne sont pas de bonnes questions. Comment voyons nous le monde après avoir discuté ? Qu’est-ce qui a changé ? Ce sont les bonnes questions. Est-ce que je me rappelle par quel cheminement mental je suis passé pour adopter ma nouvelle position ? Suis-je capable de savoir quelle était ma position initiale ? Ce ne sont pas les bonnes questions. Ce serait faire de la métacognition une stratégie payante alors qu’elle est, dans ce cadre, parfaitement inutile car surchargeant les individus (voir notre position à propos du Méta, aux chpitre n°2 et n°4). Le langage au contraire comporte, en ces liens (enchaînements interlocutoires), dans ses marqueurs (cohésion, cohérence, modalités) les éléments suffisants pour favoriser l’engendrement d’une cognition. Mais peut-on réllement enchaîner, se postionner, re-formuler (avoir quelque chose à dire) sans posséder (déjà) des valeurs ?

5. La question des valeurs

Les valeurs… certains en parlent, d’autres les regrettent… certains les cherchent… mais qu’est-ce que c’est ? Question piège s’il en est, puisqu’elles seraient davantage de l’ordre du soubassement ou du fondement, elles sont nécessairement peu verbalisables. Liberté, Egalité,

Fraternité : voici les valeurs que l’école républicaine affiche. Est-ce que ce triptyque épuise la notion de valeur ? Partant d’une problématique langagière, il nous est assez difficile de croire, ce en quoi nous nous rapprochons du point de vue de Ferry (voir plus haut), que la notion de valeur peut s’expliciter en tant que telle. Il nous semble davantage juste que la valeur rejoint la capacité à modaliser ses propos, à entendre le différent/différend, à douter sur ce que l’on avance, plutôt qu’à afficher de manière univoque, soit par principe plus que par réflexion, des valeurs incontournables : la liberté, l’égalité, la fraternité. Néanmoins, regardons pour exemple (le tableau de Swartz est fourni en annexes) un de ces tableaux où Schwartz (in Helkama, 1999) compose de 56 valeurs pour asseoir sa théorie, liste qu’il établit à la suite des 36 valeurs préalablement typologisées par Rokead (1973, in Helkama, 1999). Peut-on lister les valeurs ?

Dans le travail d’Helkama, les individus sont amenés à répondre « en évaluant chaque valeur en fonction de son importance comme principe directeur de leur vie en utilisant une échelle de 9 points allant de -1 (contre mes valeurs) et, en passant par 0 (sans importance), jusqu’à + 7 (importance extrême). » (Helkama, 1999, p. 62). On retrouve alors exactement ce qui se passe dans les sondages (Etchegoyen, 2000, pour exemple ci-dessous) : ces « principes directeurs » vont être amenés à bouger au cours de la vie, et se différencient aussi en fonction d’une classe d’âge, du sexe, de la culture, et à cependant devenir des sortes de gouvernails qui peuvent servir à prêcher l’endroit comme l’envers.

A la recherche des valeurs perdues Pour bien vivre en commun Etre moral au quotidien Quelles sont les valeurs dont vous

regrettez le plus l’affaiblissement au cours des vingt dernières années ?

Quelles seraient les valeurs d’une société où vous aimeriez vivre ?

Quelles sont les valeurs que vous essayez le plus de respecter dans

votre vie courante ? Ensemble La politesse 44 L’honnêteté 42 Le respect de l’environnement 36 La tolérance 30 La justice 29 Le goût du travail 27 La famille 25 La discipline 24 L’amitié 20 La générosité 20

Les droits de l’homme 19 Le courage 17 La fidélité 17 La sincérité 17 La responsabilité 14 L’égalité 12 L’honneur 11 La liberté 10 L’humour 7 L’optimisme 7 Le patriotisme 7 La réussite matérielle 3 Ensemble L’honnêteté 41 La justice 32 L’amitié 30 L’égalité 30 La famille 28 Le respect de l’environnement 27 La liberté 25

Les droits de l’homme 24 La tolérance 24 La générosité 22 Le goût du travail 22 La politesse 20 La sincérité 17 Le courage 15 La responsabilité 14 La discipline 13 La fidélité 13 L’humour 12 L’honneur 10 L’optimisme 6 La réussite matérielle 5 Le patriotisme 3 Ensemble L’honnêteté 48 L’amitié 42 La famille 42 La politesse 34 La fidélité 26 Le respect de l’environnement 24 La sincérité 23 La tolérance 23 La générosité 22 Le goût du travail 19 La justice 17 La responsabilité 17 Le courage 15 La discipline 14 L’humour 14 La liberté 11 L’égalité 10 L’optimisme 9 L’honneur 8

Les droits de l’homme 6 La réussite matérielle 3 Le patriotisme 1

Les valeurs changent, selon le contexte de la demande. Certaines valeurs paraissent faire la preuve d’une forme de stabilité dans ce qui pourrait être le noyau dure des représentations sociales de l’ensemble des individus, à cette époque (mai 2000, pour ce sondage BVA) : l’honnêteté ou le respect de l’environnement en font partie (en positif), comme le patriotisme et la réussite matérielle (en négatif). En revanche d’autres valeurs, la politesse par exemple change de rang lorsque le contexte varie.

Pourtant les valeurs gouvernent nos vies ! Mais qu’est-ce que la vie exactement ? De la même manière qu’Obin et Bréchon (voir Obin, 2003/2004, plus haut) le signalent, les rhétoriciens comme Billig (Billig, 1988, cité par Helkama, 1999) insistent sur « la fonction rhétorique des valeurs lors de discussions et les tentatives de persuasion et sur les interprétations conflictuelles qu’elles peuvent recevoir. Ainsi des sympathisants de partis politiques de droite ou de gauche peuvent, dans un débat politique, invoquer la valeur de liberté tout en se référant à des conceptions différentes » (Helkama, 1999). On ne peut alors justement ramener la question des valeurs à des listes, à des mots, à du vocabulaire. Helkama remarque par exemple que la valeur de l’honneur ne figure pas dans ce tableau : elle « pourrait bien figurer dans le groupe conformité/tradition », et elle commente : « Une personne qui ne connaîtrait que les valeurs de la liste de Schwartz (donc sans celle d’honneur) aurait beaucoup de difficultés à trouver un sens à l’affaire Dreyfus (…) ou à comprendre pourquoi un militaire du plus haut rang s’est suicidé il y a quelques années aux Etats Unis » (Helkama, 1999, p.66). Les valeurs n’ont aucun sens … ce sont les contextes qui les convoquent pour comprendre en quoi les agissements humains déploient des jugements, sensés ou non en regard de cette situation particulière.

Ainsi une valeur, la liberté… n’a aucun sens. Se positionner ne peut signifier « activer une valeur ». L’interprétation de la valeur liberté est nécessairement potentiellement conflictuelle. Chaque contexte d’emploi du mot liberté, s’il est invoqué pour asseoir un argument, pour fonder un exemple, ou pour synthétiser plusieurs expériences assimilables, va au contraire d’activer faire « fonctionner » la valeur, et ce, de manière éventuellement fort différente. Si bien qu’au bout du compte, ce n’est guère le partage des valeurs qui importe, puisqu’on peut partager en inférant de manière très différente et en étant de parti opposé. C’est plutôt la concrétisation du raisonnement individuel où le sujet est acculé à prendre une position relative à un contexte particulier, qui assure qu’il n’y a pas adhésion de surface, par conformisme rhétorique, d’un individu à une majorité. Aussi si les valeurs comme disait Spranger (1913, cité par Helkama, 1999) sont « comme des reflets de fonctionnements institutionnels », la valeur par excellence que défend l’introduction de la discussion à l’école primaire, ne repose sur aucune valeur particulière en soi, ni laïque, ni religieuse, ni culturelle, mais elle escompte sur l’émergence de valeurs provenant du fonctionnement même de l’entreprise de discussion. La discussion sert recycler, remettre en cause les valeurs.

6. La notion d’internalisation

En fait pour se dégager de la question des valeurs, on peut faire appel à un concept qui lui est directement associé, c’est celui d’internalisation. Socialisation et internalisation ont partie liée sans se confondre. La socialisation se conçoit comme l’ensemble des processus d’acquisition qui font qu’une personne s’adapte aux exigences minimales de la vie sociale

dans la quelle il est inséré (Beauvois & Dubois, 1999). L’internalisation peut se définir comme le fait « de prendre en soi les valeurs et les attitudes de la société de façon à ce qu’un comportement acceptable soit motivé non pas par l’anticipation de conséquences externes mais par des facteurs intrinsèques ou internes » (Grusec et Goodnow, 1994, p. 30, cités par Beauvois & Dubois, 1999, p. 217). Ce passage de l’inter- à l’intra- s’effectue d’une manière particulière au sein des activités d’échanges verbaux, en famille vs à l’école. Si l’on tente de connecter les oraux familiaux aux oraux scolaires (chapitre n°1), c’est que l’on croit pouvoir assigner un objectif d’internalisation à la pratique des discussions à visée philosophique, objectif qui soit éventuellement différent de celui implicitement véhiculé par les oraux familiaux expérimentés de manière différentielle par nos élèves. La discussion à visée philosophique lorsqu’elle s’assigne l’objectif du « vivre ensemble » tel qu’il est définit dans les programmes de l’école primaire (programme de 2002 : maternelle et élémentaire) ne relève pas du seul processus de socialisation. La famille socialise, c’est un fait. Les familles produisent des situations d’interactions qui favorisent peu ou prou des processus d’internalisation, c’est un aussi un des résultats des recherches en psychologie sociale (Beauvois & Dubois, 1999, par exemple). Aussi peut-on attendre d’un enfant qu’il se conduise de manière socialisée car la famille assure ces éléments d’adaptation minimale à la vie sociale. Mais l’école, l’univers scolaire n’est pas celui de la famille ou de la vie sociale en général. Vivre ensemble à l’école dépasse l’idée simple de la socialisation, sinon cet objectif ne ferait pas partie des objectifs de l’école. L’enseignant n’est pas et ne doit pas être un assistant social. Comment connecter les paroles scolaires aux paroles familiales ? Qu’apportent- de plus les discussions à visée philosophique en matière de « vivre ensemble » ? Pour comprendre, il convient de faire le détour par ce qui se passe au sein des familles. La famille socialise, certes, mais elle provoque aussi, plus ou moins justement, le mécanisme et/ ou la perméabilité au mécanisme d’internalisation des normes sociales.

On sait que les prescriptions parentales qui concourent à obtenir l’obéissance des enfants, que ce soit pour les interdits ou pour les obligations, ne sont pas égalitaires quant à produire cette conséquence cognitive qu’est l’internalisation. Ce sont « les pratiques verbalisantes (inductives selon Hoffman) » par opposition « aux techniques d’affirmation de pouvoir ou de retrait d’amour) » qui favoriseraient la « sémantisation de la valeur associée à la prescription en permettant la dissociation de celle-ci avec le contexte dans lequel l’acte disciplinaire s’est déroulé » qui permettent cette internalisation des valeurs morales (Hoffman, 1970, 1975, 1977, 1983, cité par Beauvois & Dubois, 1999, pp. 228-231). C’est aussi ce que Lautrey met en évidence lorsqu’il oppose ces contextes familiaux à structuration faible, rigide ou souple (Lautrey, 1980, voir Sorsana, 1999, p. 47) où c’est en cas de structuration souple -disconnexion possible et intelligible de l’acte (ou de la règle) et de la conséquence- que le « développement cognitif » est le plus abouti, réussi. D’autres travaux confirment cette distribution inégale des types d’actes verbaux selon les familles : la production d’actes directifs vs sollicitation varie considérablement sur un échantillon de 11 mères (Olsen-Fulero, 1982, p. 552, cité par Rondal, 1983, voir la figure ci-après).

Légende : Répartition des 11 mères selon leur usage relatif des énoncés de type "sollicitations" et "directives" (adapté de Olsen-Fulero, 1982, p.552).

Les mères n°6 et n°10 sont très directives et peu sollicitantes, lorsque les mères n°1 et n°2 sont très sollicitantes et très peu directives. L’adaptation des oraux scolaires se pose alors dans ce contexte de différenciation familiale (Espéret, 1978, Esperet et Guibourd, 1988, Esperet, 1995a).

Le verbal concourrait à produire cette dissociation entre la source (acte interdit ou obligé) et le message (Hoffman, 1970-1983). Dans la pratique quotidienne du discours comme l’explique Bruner l’enfant « est amené à vivre les malentendus et à les réparer, à comprendre les sous-entendus, à prendre en compte qu’autrui partage déjà avec lui ou non des informations critiques » (Bruner, 1996, cité par Deleau, 1999). Pour terminer ce tour d’horizon sur ce qui se fait dans les familles, Beauvois et al (1996, cité par Beauvois & Dubois, 1999) ont mis en évidence que les plus jeunes sont davantage soumis aux interdits (6-7 ans / 11-12 ans) qu’aux obligations, alors que ces dernières favorisaient davantage la verbalisation des conséquences, la responsabilisation, l’encouragement à l’indépendance (dispositions d’esprits). L’étude de Kochanska (1995, cité par Beauvois & Dubois, 1999, p. 229) montre un lien entre la soumission aux obligations qui dès 5 ans conduit à plus d’obéissance et moins de problèmes comportementaux que la soumission à l’interdit. On peut se demander si des études actualisées sur les modalités d’interaction parentales actuelles avéreraient des changements dans les catégorisations effectuées à cette époque ?

Mais au final, la double question reste : est-ce que l’école peut jouer un rôle quant à favoriser ce processus d’internalisation ? Et « comment peut-on savoir qu’un processus d’internalisation est en cours ou s’est produit ? » : c’est la question que posent eux-mêmes les auteurs référents dans ce domaine (Beauvois & Dubois, 1999, p.219). Une des possibilités, au plan de l’activité d’enseignement, qui se différenciera de celle de l’activité de recherche (voir plus bas notre partie portant sur l’exposé des tests), est, selon nous d’amener l’élève à produire, régulièrement, sous une forme ou une autre, dans le contexte scolaire, une présentation, si possible justifiée de son positionnement individuel dans un champ de possible. Discussion et positionnement vont alors de concert et, selon nous, forcent l’internalisation.