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après Jardin II Equipe 2

C. Une discussion qui favorise et s’appuie sur la créativité de la pensée

C. Une discussion qui favorise et s’appuie sur la

créativité de la pensée

Dernier champ que nous aborderons, le dialogue philosophique se définit par sa dimension de créativité (n°3). Qu’est-ce que la créativité ? Peut-on créer de l’idée ? Qu’est-ce qu’une idée ? La conceptualisation repose a priori sur l’extraction de connaissances de la situation, encyclopédiques…etc. Notre objectif n’est pas d’aborder cette question de front, mais bien de la réserver comme une question de fond. L’extrait suivant permet de montrer ce que l’on peut dénommer créativité dans le cadre d’un échange verbal de type philosophique avec de jeunes élèves. Création (dimension n°5) et maturation des questions (dimension n°7) sont intimement liées.

1. Une création d’idée au service d’un raisonnement

Exemple n°15 : équipe n°1

5. Luc : eh ben eh ben moi j’veux dire pour écraser si si si quelqu’ si y a une fleur petite eh ben eh ben y faut pas y y marcher la fleur et et après après c’est si on marche sur la fleur eh ben hum

7. Luc : eh sur la petite fleur eh ben eh ben y s’ra puni par exemple si quelqu’un marche sur la fleur

8. M : si quelqu’un marche sur la fleur tu veux aider Luke Océane après Bryan 9. Océane : ben si si la fleur est petite faut pas l’écrasait car si elle parlerait elle dirait

m’écrase pas j’suis entrain d’pousser

10. M : j’suis entrain d’pousser d’accord alors Bryan Élia

11. Bryan : eh ben j’suis pas d’accord avec Luke parce que si l’copain il écrase la fleur il peut pas la voir parce qu’elle est toute petite alors on l’a pas assez arroser et moi j’voulais dire que si on regarde bien et que et où on va et où on marche par exemple si j’écrase on va pas écraser n’importe quoi si j’écrase un banc j’peux pas parce que y c’est trop dur en dessous y a du fer alors on peut pas écraser tout c’qu’on veut

De Luc à Océane puis à Bryan vont émerger des transformations d’une idée de base qui, par association, peuvent être dénommée idées nouvelles (au sens que prend cet indicateur dans nos études, voir Auriac & Favart (2007) et voir aussi notre chapitre n°2). Ceci relèverait selon nous de l’exercice d’une pensée créative et non critique (voir Lipman, plus loin). En I5 Luc pose l’idée que la taille de la fleur a une influence possible sur l’écrasement de celle-ci. On ne sait s’il a l’idée que c’est d’autant plus grave. Océane (I9) pour sa part créé un lien nouveau en I9 puisqu’elle imagine, à la place de la fleur, que l’écrasement aura bel et bien lieu et donc des conséquences néfastes, mettant en ce cas le problème de la taille comme un critère à rejeter. En ce sens elle créé une idée nouvelle. Ecraser porte toujours a conséquence (sous entendu si on considère les choses du point de vue de la petitesse). Bryan (I11) critiquant quant à lui le point de vue de Luc (I7 punition) va créé un nouveau lien avec l’idée de taille : ce qui pose problème en cas de petite taille, c’est qu’on ne peut nécessairement voir ce qui est trop petit. Le risque d’écrasement est donc bien lié à la taille. La levée de ce risque est donc de faire attention, d’être vigilant aux choses de « petite taille » difficiles à apercevoir. On se tourne en ce cas du côté de l’humain (l’attention est naturellement considérée par cet élève comme une faculté humaine). C’est là une première idée créée. La seconde idée pour Bryan, qui file celle-ci et laisse comme libre cours à d’autres possibilités, est que même en cas d’inattention (cas du banc, qui de matière dure, quoi qu’il en soit freine la possibilité d’écrasement), finalement on ne peut pas écraser tout ce que l’on veut. Il aborde donc le problème de la volonté humaine et de son corollaire le contrôle de ses actes volontaires. L’idée créée non verbalisée, car le raisonnement est comme inachevé dans son élucidation -en tout cas sa verbalisation logique-, est que la qualité d’attention ne résout finalement pas le problème général de l’écrasement. Résoudre ce problème a poussé Bryan à sortir du premier cadre et à créer un nouveau lien d’intelligibilité qui renouvelle la problématique de l’écrasement. De la volonté humaine, il passe implicitement au concept de toute-puissance.

Au plan de l’enchaînement interlocutoire (I11-I5 à rebours), l’enchaînement descendant est à mettre en rapport avec des boucles rétroactives (ce qu’indique le fléchage à rebours en noir, ci-dessous) de stabilisation des idées déjà émises. Celles-ci sont par là même satisfaites et réussies –en application du modèle d’étude des enchaînements interlocutoires (voir Trognon & Brassac, 1993)- bien que remises en cause dans leur contenu.

Mise en cause de la petite taille

Légende : on reprend le fléchage en direction descendante qui indique que les idées procèdent linéairement par étapes de créativité associative.

C’est justement cette remise en cause qui stabilise leur statut d’idées comprises et donc admises pourrions nous dire dans le monde de l’interlocution. Dit autrement Bryan a bien compris l’idée de Luc et utilise donc réellement celle-ci comme prémisse à son propre mode de raisonnement. Il fait fonctionner, à son niveau individuel, le monde d’interlocution comme un monde d’intercompréhension. Bryan ne parle pas dans le vide. Il accomplit un acte de langage qui présente un mode d’ajustement à la réalité du discours des autres (voir Vanderveken, 1988, 1992, à propos des modes d’ajustement des actes de discours).

On met en évidence qu’on peut imputer une idée à l’exercice d’une pensée créative si l’idée créée dévoie suffisamment une première idée en créant un nouveau lien pour établir le raisonnement. En même temps, on s’aperçoit que la qualité du lien est nécessairement en rapport avec le saut logique qui en dépend : filage d’une idée (Océane I9) ou remise en cause et changement de cadre (Bryan I11). Il se trouve que ce qui conduit finalement Bryan à explorer la facette du côté de l’acteur (humain) et non du côté de la victime (-objet ou fleur- cf. Océane I9) l’oblige à se centrer sur des cas concrets qui le conduisent comme par hasard -pourrait-on dire- à évoquer le cas du « banc » (I11). Le concept de toute puissance surprend son auteur lui-même. En ce sens l’exploration créatrice de cas le conduit à filer une logique dont il ne détient peut-être pas consciemment les rênes. Mais ce hasard justement est bien produit par l’état de la discussion (I5-I10) –soit le monde d’intercompréhension- avant que Bryan ne profère cette idée qui renouvelle la problématique (I11). La pensée créatrice, telle qu’on la saisie dans la dynamique d’un enchaînement discursif semble effectivement soumise comme au hasard, à la bonne fortune. Mais c’est la discussion qui produit ces hasards. Sans écho de l’autre, aucune idée n’aurait point. Ceci ne signifie pas que Bryan ne peut avoir l’idée d’évoquer des cas tout seul tel celui « d’écraser un banc ». Cela signifie que c’est l’occasion de la discussion qui lui en fournit la possibilité. C’est ce genre de nuance qui fonde la possibilité de distinguer les impacts entre une activité collective et une activité individuelle.

Des obstacles méthodologiques émergent d’une telle analyse. Quel statut accorder à la création ? Comment interpréter de manière fiable ces liens entre un filage d’idées, une forme

Le cas du banc : critère : la matière

Bryan : écraser tout = impossible Le cas de la fleur :

Critère : la petite taille

Luc : écraser = être punis

Océane : écraser = être puni = car conséquences néfastes Bryan : éviter l’écrasement est possible = faire attention

de pensée associative et les liens logiques que le chercheur, adulte, interprète, reconstruit ? Est-ce que le chercheur ne produit pas plus de sens qu’il n’existe dans l’enchaînement interlocutoire ? Une première réponse peut-être donnée au plan pratique. Puis une deuxième plan théorique.

Au plan pratique, seule une étude des formes de relances de l’enseignant, adulte intégré dans la discussion, peut permettre de détecter des reprises d’idées ou de lien logiques. Comment l’enseignant guide t-il les élèves au fil du dialogue ? Si la pensée collective, de type associative, reste enkystée dans l’implicite de ces associations, on ne peut décider de l’existence de ces liens, sauf à produire des tests qui prouveraient qu’il y a bien cheminement logique chez les élèves (voir notre chapitre n°3). L’étude scientifique approfondie de ces figures logiques suppose comme l’annonçait Trognon que l’on puisse doublement orienter les recherches sur « une démarche de logicisation de l’analyse des conversation » et sur une « démarche complémentaire de pragmatisation de la logique » (Trognon, 1997, p.278). L’autre question serait de savoir : est-ce que certains élèves, ceux qui actualisent ces liens font des progrès logiques ? Est-ce que d’autres élèves, ceux qui ne produisent pas de raisonnements apparents au plan verbal, profitent de ces verbalisations pour en comprendre le principe et s’exercer peu à peu à un nouveau rapport entre langage et pensée ? Est-ce que d’autres élèves qui seraient dépassés par ces modes de liaison lâchent l’affaire ?

Au plan théorique, nous sommes placés dans la configuration classique des théories piagétiennes portant sur la conservation, avec des élèves se situant à trois niveaux possibles d’expertise : experts, en cours d’expertise possible, en deçà du seuil de perméabilité à l’expertise. Si l’enseignant stabilise interlocutoirement certains liens, en les mettant à jour, au grand jour, on peut se demander si ce n’est pas l’adulte qui impose une cohérence qui pourrait en ce cas dépasser l’entendement des élèves. Au plan théorique encore, la configuration de l’interaction est bien, de manière générale, plus qu’une application simple de la théorie du conflit sociocognitif (Perret-Clermont, 1979/1996, Perret-Clermont & Nicolet, 1988, Doise & Mugny, 1981). L’interaction enfant-adulte produit cette expérience d’un transfert de l’inter- en faveur d’une intégration de l’intra-. On reconnaît là sans mal, illustrés ici, les éléments principaux de la thèse vygotskienne (Vygotski, 1934/1997). Nous terminons là l’exposé de l’étude empirique du corpus.

Apprend t-on mieux à penser, à créer de l’idée, lorsque l’on discute ? Au delà de la thèse généralement admise tant en psychologie sociale qu’en psychologie du développement qui pose que le social (Monteil, 1989, 1991, 1994) provoque effectivement l’émergence de cognition(s), Mattew Lipman, philosophe pragmatiste, propose un cadre de référence très clair concernant l’activité de dialogue philosophique qu’il a initié théoriquement et pédagogiquement. Lipman postule, en particulier au sein de cette articulation langage-pensée, l’existence de certains effets cognitifs. Qu’est-ce qui peut finaliser l’exercice scolaire de la discussion ?

IV. DU CADRE THEORIQUE DE LIPMAN AUX PISTES DE

RECHERCHE EN PSYCHOLOGIE

L’étude particulière du corpus a permis de pointer et d’illustrer quelques dimensions théoriquement caractéristiques de la discussion philosophique (Daniel & Beaussoleil, 1991). Au final, l’analyse empirique du corpus rejoint et illustre les principes théoriques qui définissent cette activité selon l’optique du fondateur.