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après Jardin II Equipe 2

5. L’exercice de questionnement

Si on regarde maintenant les questions effectivement posées par les élèves, demander à des élèves de proposer une question à partir d’une histoire entendue revient à obliger l’élève à travers sa verbalisation 1) à un exercice de conceptualisation en rapport avec l’histoire (retour sur la représentation mentale construite pendant l’écoute de l’histoire –compréhension-), 2) à une mise en valeur de certains aspects préférentiels sur cette histoire (focalisation et sélection des éléments revenant à un positionnement/risque individuel), et parfois 3) à élaborer une forme d’extrapolation à partir de ce domaine pré conceptualisé (mise en cause partielle ou totale des faits). La gestion de ces trois composantes correspond à la mise en œuvre d’un raisonnement qui repose sur l’activation de mécanismes attentionnels -focalisation cognitive et maintien du thème-. La notion d’attention est ici envisagée au sens de Denis (1989) ce qui dépasse la vision comportementaliste du « levé du doigt », préconisée dans les programmes et instruction officiels, -cf. l’évaluation GS & CP de cette composante –l’attention (voir les documents d’accompagnement aux évaluations nationales)-, car il s’agit là d’une concentration au sens cognitif et non comportemental. La concentration cognitive suppose chez l’élève des mécanismes d’activation de schématisation cognitive sous jacente reprenant pour partie le schéma d’histoire entendue, mais aussi l’extraction d’un raisonnement personnalisé sur cette base.

Pour exemple, les questions recueillies dans le cadre de ces séances relèvent d’un souci d’explicitation des causes des comportements des acteurs de l’histoire (Pourquoi le papillon

tourne autour du nez d'AA ? de sa tête ? (Lilian, Samia, Marion) ; Pourquoi la marmotte est rentrée dans le potager ? (Nelson), reposent éventuellement sur des raisonnements émergents

de type recherche de causes (Est ce que la marmotte est vilaine parce que le papa l'appelle

vilaine ? (Corentin), ou sur des cheminements plutôt imputables à des extrapolations libres (Est ce qu'une belle fleur a de belles couleurs ? (Océane ) qui prennent parfois l’allure

d’interrogations très morales (Est ce que c’est normal que la marmotte aille manger la

nourriture des gens ? (Océane) ; Pourquoi les fleurs devraient répondre : "Fais attention" ? (Bryan) ; Est ce que la marmotte a le droit de manger dans le potager ou pas ? (Inès , Samy),

ou directement philosophiques (Est ce qu’ AA peut être une fleur en même temps qu’une petite

fille ? (Sandra, Anouck). En ce sens le support construit intentionnellement permet de récupérer des verbalisations qui reposent bien sur une première activité de raisonnement (inférences, présupposés) à partir de l’histoire (cf. Auriac, 2006a/d). Le dispositif force l’élève à une conceptualisation (recueil d’idées). On notera, par différence avec des exercices classiques proposés à l’école maternelle comme par exemple la lecture interprétative d’album de littérature de jeunesse que l’exercice de conceptualisation est très différent (voir Daniel, 2005). Dans le cadre de la lecture d’album, l’exercice habituel consiste à favoriser un exercice de compréhension de l’histoire assorti d’une interprétation de ce que l’auteur a l’intention, au

fil des pages, de faire découvrir. Dans le cadre de l’utilisation des supports de nouvelles philosophiques, les élèves s’approprient le monde de l’histoire, en fonction de filtres très personnels –en lien avec leurs préconstruits culturels (Grize, 1990)-, pour déclencher un questionnement qui interroge les faits rapportés. Il s’agit d’un mécanisme de construction d’inférences plausibles qui ne fonctionne pas de la même manière que lorsque des élèves doivent décoder le sens d’un album de littérature jeunesse (voir Auriac, 2006a). Pour la littérature l’inférence est dirigé vers l’énigme : qu’a voulu faire passer l’auteur du texte ? Pour le support à visée philosophique, l’inférence est dirigé vers soi : qu’est-ce que cela évoque pour moi ce qui vit Audrey-Anne ? La philosophie oblige à être auteur de son questionnement. Nous reproduisons ci-dessous un extrait de démarrage de discussion dans une classe de GS maternelle (protocole de recherche Daniel & al, 2005-2008) qui illustre bien que les élèves n’entrent pas si facilement et directement dans l’exercice de questionnement.

L’enseignante : Audréanne c’est la petite fille. (Les enfants commencent à parler dans tous les

sens et l’enseignante leur montre l’une des pages de l’histoire sur laquelle est dessinée la poupée d’Audréanne). Est-ce que vous vous rappelez (en montrant l’image)?

Un enfant : oui c’est Audréanne.

L’enseignante : ah non. Ça c’est pas Audréanne. Les enfants : sa poupée.

L’enseignante : ah! Donc, c’était l’histoire de la poupée d’Audréanne. Rémi : c’est un documentaire.

L’enseignante : ah, c’est une histoire. Je vois ce que tu veux me dire, Remi c’est parce qu’il y

a que des écritures que ça peut ressembler à un documentaire mais des fois sur les documentaires il y a aussi des photos.

Une enfant (hors caméra) : comme dans un dictionnaire. L’enseignante : comme dans un dictionnaire, peut-être. Armelle : dans un dictionnaire, il n’y a que des écritures.

L’enseignante : voilà. Alors maintenant, j’essaie de vous demander : ce que vous vous

souvenez de cette histoire? Essayer de réfléchir un petit peu, vous levez le doigt et c’est moi qui vous donne la parole. On ne parle pas tous en même temps, sinon on ne va pas s’entendre et on risque de redire la même chose que les copains. Alors Lili, qu’est-ce que tu te rappelles?

Lili : heu, il y a un chien

L’enseignante : dans l’histoire que je vous ai raconté? Toi tu me parles de la couverture. Je ne

te demande pas de me décrire la couverture, je te demande de te souvenir de l’histoire de la poupée. De quoi il était question dans l’histoire de la poupée? Armelle.

Armelle : la poupée lui a tiré les cheveux parce qu’elle voulait pas prêter la corde. L’enseignante : on va essayer de reformuler peut-être un petit peu mieux. Laure.

Marie : il voulait tirer les cheveux de la poupée parce qu’il voulait, parce qu’elle voulait pas

qu’elle prête sa corde à sauter.

Ces élèves s’accrochent pour une part à des référents d’abord scolaires (documentaire, dictionnaire, description de la couverture du livre) puis entrent dans le questionnement.

6. Cognition et langage : chassés croisés

On peut alors se demander où l’on doit réellement classer cette praxis. Est-ce une activité cognitive ou langagière ? Pour présenter les choses simplement, est-ce que l’activité de dialogue philosophique a pour but de développer des compétences à raisonner ou des compétences langagières ? La question de définir la finalité de cette praxis est d’importance. Car puisque Lipman (voir plus loin) définit lui-même l’activité comme princeps d’un « apprendre à bien penser » on peut légitimement supposer que parler sert surtout finalement à penser, et non l’inverse. À regarder pourtant la chronologie des étapes proposées, il est

évident qu’avant même d’engager les élèves sur l’espace de la parole (discussion) le dispositif les incite à préalablement penser. Ainsi cette activité repose sur le fait que pour parler il convient d’abord de penser la réalité, ou de penser quelque chose à propos d’une réalité. Il n’est pas dans notre intention d’établir une fois de plus que pensée et langage fonctionnent en cercle vicieux. Il est au contraire pour nous intéressant de nous demander, particulièrement à l’éclairage de Vygostki (1934/1997), en quoi la pratique de ce jeu de langage particulier (au sens de François, 1980, 1981, François & al., 1984) qui institue un protocole chronologique du type « penser pour parler, puis parler pour penser, pour advenir vers un mieux penser » permet (ou non) de mieux étudier les chassés-croisés des compétences à parler-penser le monde, d’un point de vue développemental ou acquisitionnel s’entend.

Ensuite le fait que les questionnements des élèves réfèrent à des informations relevant plutôt de la mémoire épisodique que de la mémoire sémantique (Tulving, 1972) conduit à lever au moins deux autres obstacles. Premièrement, la liberté laissée dès le départ à des positionnements personnels (fussent-ils raisonneurs, moraux, philosophiques) sépare cette activité d’un appariement possible à un champ de savoir constitué, unifié. Sans même évoquer la notion de discipline (mathématiques, histoire géographie, français, etc.), puisque ces dialogues relèvent à l’évidence du champ transversal (mot consacré faute de mieux), ces discussions ne reposent sur aucune connaissance préalable ni même visée ou précisée. Seuls les concepts échos, ainsi pourrait-on dans un premier temps les désigner (cf. guide présenté plus haut. Pour rappel : dualité, conséquences, empathie, appartenance, droits et libertés, incohérence), peuvent servir éventuellement de trame sous jacente pour comprendre dans quelle voie une pensée peut s’engager, si elle se construit chez un sujet confronté à ces textes. Or, à l’évidence de l’éclatement de concepts visés qui sont très diversifiés (on considère les concepts évoqués dans le guide), il paraît impossible de parier sur une acquisition ou un apprentissage clairs qui pourraient être pointés à l’issu de ces dialogues. Peut-on effectivement apprendre « la dualité » ? La détermination du champ de savoir visé derrière ce maniement de concepts pose des questions intéressantes à la psychologie. Qu’est-ce que cela apporte, par exemple, de confronter des élèves à l’alternative « faire exprès/ pas exprès » en terme d’acquisition, d’apprentissage, de développement cognitif, langagier, etc. ?

Deuxièmement, le rattachement des connaissances véhiculées à cette occasion de questionnement par les élèves au registre de la mémoire épisodique doit se comprendre dans une dimension collective : il s’agit, pour chaque élève, de situer son questionnement non seulement par rapport à l’histoire support, mais aussi en liaison avec le questionnement des autres élèves. Cette activité est par excellence une activité collective qui prive d’une investigation au seul plan des acquisitions et/ou apprentissage directement individuels. L’étude de cette praxis oblige nécessairement à établir des critères d’analyse prenant en compte la dimension fondamentalement sociale de l’activité de discussion à visée philosophique. C’est ce que Lipman condense dans la conception qu’il donne à la communauté de recherche (voir plus haut).