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ARGUMENTER : UNE CONCEPTION « PLURILOGIQUE »

A. L’enchaînement interlocutoire

La caractérisation des oraux est, au sens de la pragmatique, une voie de recherche intéressante. Elle permet de valider et de faire évoluer le cadre théorique, maintenant établi depuis une quinzaine d’année sur les soubassements conversationnels de la cognition humaine (Trognon, 1991, 1995, 1999). Imprévisibilité et constructibilité sont les deux clefs de progression qui permettent dans le monde d’interlocution produit par la discussion de passer d’un état d’impensé à un état de pensé (condition majorante). Si la constructibilité peut s’installer en quasi mécanisme de survie dialogale lorsque deux interlocuteurs se parlent (sans quoi la discussion tournerait vite court) elle est moins évidente lorsque l’on multiplie le nombre d’interlocuteurs. On peut plus facilement feindre l’intercompréhension et lancer à la volée quelques idées parmi celles des autres. En revanche le principe d’imprévisibilité n’est pas touché par le nombre de participants. Discuter c’est toujours se confronter à la surprise de la réaction cognitive, sociale et affective de l’autre.

1. Comment exerce-t-on le plurilogique ?

Le recours au procédé de généralisation, la nécessité d’introduire du doute ne peuvent en fait qu’être la résultante du maniement d’une diversité. Seul, l’humain ne peut quasiment rien fonder (voir chapitre n° 3). Il est dépendant, en permanence, des aléas plus ou moins

contraignants imposés par les retours sur le dit effectués par autrui, et/ou de la nécessité d’intégrer ce que dit autrui à son propre cheminement. Et c’est cela le discours ordinaire ! Or, il ne faut pas tracer un portrait trop simpliste de l’ordinaire de la parole… malgré les apparences. Des expressions telles que « pas très beau, plutôt joli » ou « elle est plutôt morne » comportent des opérations de rectification qui manifestent assurément une caractéristique importante de ce que c’est que « penser avec les mots » (François, 1994, p.101, nous soulignons).

Il est assez intéressant de voir poindre actuellement les locutions d’oral réflexif comme d’écrit réflexif (Chabanne & Bucheton, 2002). Ce serait le concept de réflexion qui ferait aujourd’hui figure de pont entre l’oral et l’écrit. Les genres (oral et écrit) ne s’opposent plus, même s’ils continuent à délimiter des communautés de chercheurs (cf. plus haut). Si l’on déplace la problématique en ce sens, à quelles conditions l’humain réfléchit-il ?

D’un côté, François indique : « Il me semble que, comme le philosophe, celui qui discute dans le monde quotidien reste soumis à la tension, à la contradiction qu’il y a entre les différentes appartenances, les différentes façons de signifier d’un mot […] Le moment de l’unité du signifié ne peut pas être séparé de la diversité des notions, des pratiques sociales et discursives, des mondes où ces objets sont donnés, comme des conceptualisations opposées. Nous n’avons pas affaire à des essences mais à un nombre indéfini de « façons de montrer » qui convergent ou s’opposent » (François, 1994, pp.108 et 109). D’un autre côté, on voit apparaître de façon très récurrente le problème des connaissances comme base incontournable des capacités à raisonner. Et c’est un fait : il faut bien sans doute posséder un minimum de savoir pour les hiérarchiser, les trier, inférer la connaissance la plus adéquate au thème à traiter, etc. Car d’un point de vue adulte, tout est très unifié. Et, le bon élève est souvent aussi celui qui possède l’arsenal complet : connaissances, structures de raisonnement, compétences linguistiques. En ce cas (Auriac & Favart, 2007), à part démontrer que les bons élèves sont meilleurs que les faibles, fautes de connaissances ou de compétences linguistiques, on avance guère ! Quelle est alors la place des compétences pragmatiques dans le chaînage qui unit raisonner et argumenter ?

Nous conviendrons, théoriquement dans la continuité de François, que la raison doit être secondaire et non essentielle à une possibilité de discours, et « (…) ce n’est pas une « destruction de la raison » de reconnaître son aspect secondaire, de ré-flexion d’un déjà-là » (François, 1994, p.162). Considérer la raison comme seconde inverse alors le processus habituel de mise en perspective du progrès chez l’élève. L’ordinaire se hisse à la hauteur de l’excellence. Et c’est alors par l’exercice ordinaire de la discussion que l’on peut progresser. N’est-ce pas le point de vue de la pragmatique ?

2. Un point de vue particulier sur la pragmatique

Champ récent s’il en est la pragmatique couvre un domaine très large. Nous reviendrons sur la définition générale donnée dans notre chapitre n°1 (Bernicot & Trognon, 2002), pour indiquer qu’il existe, selon nous, au moins deux manières d’aborder l’usage du langage. Nous

c’est la mise en mot qui constitue l’objet de recherche et de centration : les notions alors de dialogisme, d’atmosphère, de « réussite discursive », de continuité et de mouvements discursifs … prennent sens pour définir disons les « stratégies discursives » des enfants. Pour la seconde, la définition des actes de langages et leur nécessaire caractérisation conduit à repérer les moments (axe développemental) où les « capacités » pragmatiques de niveaux différents opèrent. Il nous semble que ces choix d’étude orientent vers une théorisation légèrement différente.

L’un et l’autre partent bien de l’idée que le sens est dans un ailleurs de l’énoncé, un absent, un implicite (François & al., 1984) etc., tout auditeur étant conduit à s’en sortir avec ces interprétations multiples du langage. Toutefois on opposera une vision élitiste pour l’une à plus ordinaire pour l’autre. L’usage qui est fait des notions d’inférence (Sperber & Wilson, 1989) ou d’implicature conversationnelle (Grice, 1989) dans la théorisation de Bernicot oblige à privilégier, et les raisons en sont plus méthodologiques que théoriques à notre sens, des objets finalement très orientés. Le choix d’étudier les expressions idiomatiques ou les demandes indirectes (Bernicot, 2005, Bernicot & al, 2005), en raison justement du caractère relativement figé socialement de ces dernières, s’il permet la partition entre le compris et le non compris, ne peut expliquer le cheminement même qui aboutit à cette compréhension chez le sujet enfantin ou adolescent. Comment l’humain s’élève t-il à comprendre les inférences ? On relèvera que ce champ est très porteur puisqu’il permet d’élaborer des tests d’évaluation de compétences pragmatiques, qui font crucialement défaut actuellement (Bernicot & al, 2005, cf. aussi Auriac, 2006b). Cela renforce cependant l’idée que les conventions extralinguistiques s’intègrent sous des formats (Bruner, 1983, 1991) très robustes au style individuel comme des sortes de passages développementaux obligés. Il est effectif que les enfants passent ne serait-ce que par des seuils de projection ou d’intégration du point de vue d’autrui possible –ou non- (théorie de l’esprit) qu’il ne convient pas de nier comme stade développemental. Mais, à lire l’exercice d’interprétation auquel se prête François dans son ouvrage (François, 2005), où il se plie en tant qu’adulte lettré à nous soumettre ses incompréhensions plutôt qu’à afficher sa compréhension, on se doute bien que le tableau développemental est un peu trop simple. Bernicot & al d’ailleurs précisent bien que l’adolescence est une période « d’acquisitions subtiles » peu étudiée (Bernicot, & al., 2005). Et l’avancée régulière au fil des travaux de l’âge où le sujet humain est supposé acquérir ce que l’on nomme justement « théorie de l’esprit » est assez édifiante : les travaux pionniers parlait d’une installation de cette compétence cognitive vers 8 ans, puis nous sommes passés à l’âge canonique de 4 ans et parvenons actuellement à une mise en place de la théorie de l’esprit dès 15 mois… (voir Dortier, 2006). Tout se passe en psychologie du développement comme s’il fallait faire reculer l’âge vers l’actualisation de capacités précoces, et renforcer l’idée d’une visée, d’un très haut niveau réservé à l’adulte. Y a t-il autant de différences que cela dans le maniement du langage au sein des conduites langagières entre celles des enfants et celles des adultes ?

Il n’est pas sûr pour nous que l’adéquation parole-contexte, fusse-t-elle relayée par les notions de format et de l’étayage brunériens, suffise à rendre compte du mécanisme d’élaboration de la compréhension en situation. Passer de l’étude des actes de langage (Bernicot, ci-dessus) à celle de l’activité langagière (François, ci-dessus) paraît pour nous

primordiale. En ce sens les études de Stein nous semblent assez proches des préoccupations professionnelles qui nous occupent dans la mesure où elles tentent un lien longitudinal entre les capacités argumentatives précoces (3 ans) et les compétences acquises chez les adultes, en relevant bien des faits similaires (Stein & Bernas, 1999). Les travaux de Stein théoriquement fondés sur l’analyse de situations quotidiennes, réelles, conflictuelles, dans lesquels les humains ont des raisons de s’engager dans l’argumentation de la preuve qu’ils ont raison, permettent d’étudier les faits du point de vue des sujets, et non du point de vue du produit : acte de langage. Un enfant de 4 ans ressemble alors étrangement à un adulte (Stein & Bernas, 1999). Et l’activité argumentative est en ce cas saisie théoriquement dans son déploiement. On quitte le genre (discours) pour analyser l’avènement de la conduite argumentative du point de vue du sujet, ce qui instruit d’une installation des compétences bien avant le stade de l’adolescence. Car comme le précise encore Deleau « on apprend à parler pour agir avec autrui » (Deleau, 2006) et ce sont les connaissances fonctionnelles (Bastien, 1987, Bastien & Bastien-Tonazio, 2004) qui sont alors mises en avant, ce qui réintègre le sujet comme moteur agissant dans/par et grâce à l’activité langagière. Salvateur retour des théorisations de Benveniste ! Il y a là comme une inséparabilité du fait de langue et du fait subjectif qui doit, selon nous, modeler nos méthodologies d’approche et de traitement des activités langagières. A cette condition, comme le prétend Bastien l’école peut rendre intelligent (Bastien, 2006) car elle ne mise plus sur un défaut cognitif à un âge donné, mais sur une articulation toujours possible, toujours fructueuse sous la seule réserve que l’adulte sache se mettre à la porté de l’enfant pour que l’élève réussisse. Et si les élèves savent eux aussi se mettre à la portée de leur pairs, ajustement très probable puisque les études des conduites langagières chez le jeune enfant dans les années 70-90 révèlent ces phénomènes d’ajustement à l’interlocuteur (Mazur, 1978, Weeks, 1971, Gleason, 1973, Smith, 1935, Garvey ben Deba, 1974, Ervin-Tripp, O’Connor & Rosenberg, 1982, Flavel, 1981, Beal & Flavel, 1982, Robinson & Whittaker, 1985), la vision est alors plus vygostkienne que brunérienne. On associe bien souvent dans un courant commun Vygotski et Bruner, mais peut-être que la radicalité du phénomène d’acculturation chez Vygotski est plus puissant que l’étude des actions conjointes chez Bruner (Bruner, 1983). Chez Vygotski la culture (dont le langage) constitue le médiateur par excellence (Schneuwly & Bronckart, 1985, Schneuwly, 1987). Chez Bruner c’est le dispositif de tutelle qui opère. Si la tutelle s’expose chez chacun des auteurs, il nous semble que la langue comme dépositaire de ces constructions sociales humaines langagières est finalement seule effectivement garante de la possibilité de penser. La culture s’infiltre dès qu’un mot, employé dans un contexte, sert à édifier une notion ou un concept (Vygotski, 1934/1997). Ce sont alors les connaissances sur le monde qui distinguent plus fondamentalement l’enfant de l’adulte que le macanisme majorant d’une pensée à l’œuvre chez chacun d’eux.

3. Enchaînement interlocutoire en famille vs à l’école

La comparaison des modes d’enchaînement dans les discours familiaux et les discussions scolaires serait alors une belle voie de recherche. Si en famille l’enchaînement

l’avantage de présenter une stabilité à trois niveaux : social, cognitif et moral. L’étude des interactions enfants-adultes comparées aux interactions scolaires est en ce sens édifiante : l’ajustement en famille est maximum (Rondal, 1985) quand en institution l’étayage est assez fragile (Marcos, 1998). Une réserve doit d’ailleurs être faite avec Wells (Wells, 2004) dans la mesure où tous les milieux familiaux n’offrent pas des occasions identiques d’exercice langagier : « not all children experience this sort of highly informative response to their interests, of course » (Wells, 2004, p. 20). Alors en classe est-ce que reprendre, reformuler peut véritablement correspondre à un étayage de qualité comme il se produit dans certaines familles ? Peut-on envisager qu’un enseignant assure et/ou améliore sa capacité d’ajustement dans une zone d’action ou d’impact proche du développement des enfants ? Peut-on compter sur la construction d’un common-ground en classe ? Est-ce que discuter sert à l’école ?