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De la phonologie structuraliste à la phonologie de dépendance

La phonologie de dépendance

3.1.1 De la phonologie structuraliste à la phonologie de dépendance

Le principe des traits distinctifs a émergé dans les travaux de Troubetzkoy au sein du cercle linguistique de Prague. Dans l’édition posthume de son travail (1938), on trouve un examen des différents types d’opposition pour permettre de définir des traits distinctifs pertinents. Troubetzkoy dégage des oppositions binaires privatives (pour lesquelles un trait est présent ou non) et des oppositions binaires équipollentes (chaque phonème considéré possède un trait distinct de l’autre). Dans le cas d’une opposition privative, on pourra différencier un phonème « marqué » qui possède un trait supplémentaire que le phonème « non marqué » ne possède pas. Selon sa terminologie, il est également possible de dégager des oppositions graduelles si l’on considère, par exemple, des phonèmes qui ne se distinguent que par leur degré d’aperture.

C’est avec Jakobson que le phonème comme primitive ultime de l’analyse pho-nologique est remplacé au profit du trait distinctif. Il propose un ensemble de traits binaires universels basés sur l’hypothèse que les traits sont récurrents dans les processus phonologiques. Une conséquence de la binarité ainsi proposée est que les oppositions équipollentes ou graduelles de Troubetzkoy se trouvent aban-données. Pour créer cette binarité, chaque trait se verra assigner une valeur [+] ou [−] correspondant à l’absence ou à la présence du dit trait voire à la présence d’une propriété ou de son contraire. Chaque langue puise dans l’ensemble universel de traits pour construire son propre système phonologique. Chez Jakobson et al. (1952), la marque est également révisée d’un point de vue universaliste. En ef-fet, Jakobson suppose l’existence d’une hiérarchie de complexité à laquelle chaque langue doit souscrire. Par exemple, il n’existe aucune langue qui possède plus de voyelles nasales que de voyelles orales. On peut en conclure que, universellement, les voyelles nasales sont plus complexes en terme de combinaison de traits que leurs équivalents oraux, elles sont donc plus marquées.

Dans l’œuvre monumentale The Sound Pattern of English (SPE), Chomsky et Halle (1968) proposent un cadre unilinéaire articulé autour des notions de dé-rivation, de règles ordonnées et cycliques. L’unité de la phonologie n’est plus le phonème, comme proposé dans la phonologie structuraliste classique, mais le trait distinctif binaire à l’image des travaux de Jakobson et al. (1952). Dans le cadre de la phonologie générative classique, les traits proposés sont différents des travaux précédents et sont divisés en plusieurs catégories (par exemple : les classes majeures de sons, les traits de cavités, de sources ou encore de modes articulatoires). Tout comme dans les travaux de Jakobson, ces traits sont universels et doivent pouvoir rendre compte de la phonologie des langues du monde. Un phonème correspond

3.1. Introduction

à une matrice de traits binaires. Une des premières critiques apportées à ce cadre portait sur la linéarité du modèle. En effet, dans ce cadre, les règles priment sur les représentations. En posant l’hypothèse qu’il existe plusieurs niveaux phonolo-giques reliés entre eux, il est possible de rendre compte de manière plus simple et naturelle de certains phénomènes. Goldsmith (1976) propose en ce sens de poser les tons des langues sur une tire autonome : il s’agit des débuts de la phonolo-gie tonale. Dans cette théorie, les tons sont associés à des unités segmentales. Ils restent toutefois autonomes et sont appelés des autosegments.

D’autres arguments contre SPE ont ensuite été soulevés, notamment l’absence de la notion de marque, l’approche dérivationnelle ou encore certains manques dans le modèle comme la notion de syllabe. Notons que la phonologie de dépendance a relevé très tôt (Anderson et Jones, 1974) les problèmes soulevés par l’ordonnance-ment des règles. Dans ce cadre, les notions de constructions de structure ou encore de mécanismes d’étoffement ont été très innovateurs1. En prenant en compte la syllabe comme une unité suprasegmentale, certains phénomènes demeurent plus compréhensibles. La syllabe était déjà présente comme unité avant la grammaire générative (cf. Pike et Pike (1947) pour un exemple en ce sens). Une fois la syllabe reconsidérée (Kahn, 1976), différents débats ont émergé pour décider de sa struc-ture interne. Nous n’en donnons pas ici les détails mais il est important de noter que la hiérarchie opérée entre l’attaque sœur de la rime et cette dernière mère du noyau et de la coda reflète certaines propriétés partagées entre l’attaque et la rime mais aussi entre le noyau et la rime. Pour des raisons rythmiques, des points d’an-crage ont été postulés : C (consonne) et V (voyelle) (Clements et Keyser, 1983) ou des positions pures : X (Kaye et Lowenstamm, 1985). Kaye et Lowenstamm se pro-posent d’expliquer l’allongement compensatoire en utilisant une position voisine qui ne soit pas spécifiée explicitement comme une consonne ou une voyelle. Au-jourd’hui, une phonologie de type CV (Scheer, 2004b) traite la coda d’une syllabe plus classique comme l’attaque d’une syllabe à noyau vide (ceci a été largement généralisé par Lowenstamm (1996)) et crée ainsi une structure syllabique réduite universellement à CV.

Concernant les représentations infrasegmentales, certains chercheurs ont mis en avant le fait que, lorsque l’on sélectionne certains ensembles précis de traits binaires, des processus naturels comme les assimilations de lieu d’articulation pou-vaient être plus explicites. Ainsi, en repensant leur organisation interne, les traits ont commencé à être hiérarchisés, par exemple par Archangeli (1984, 1985) ou encore Clements (1985) et Sagey (1986) en géométrie des traits. Dans ce dernier cadre, Clements (1985) postule un nœud racine dont dépendent directement un nœud laryngal (regroupant les nœuds terminaux voisement, aspiration, constric-tion glottale) et un nœud supra-laryngal, ce dernier étant directement tête d’un

Figure 3.1 – Représentation du segment [s] en géométrie des traits d’après Cle-ments (1985), p. 248. [distributed] : [anterior] : [coronal] : Place tier : [strident] : [continuant] : [nasal] : Manner tier : Supralaryngal tier : [voiced] : [constricted] : [spread] : Laryngeal tier : Root tier : CV tier : C + − − − + + + + −

nœud mode d’articulation et d’un nœud lieu d’articulation. On trouvera dans la Figure 3.1 un exemple pour ce type de modélisation. Une assimilation de lieu d’ar-ticulation peut alors être expliquée par la projection du nœud lieu d’ard’ar-ticulation d’un segment à un autre. Cette analyse séduisante permet de rendre compte du processus très répandu qu’est l’assimilation sans avoir à passer par le regroupement arbitraire de traits comme pouvait le proposer SPE avec une notation α coronal,

β antérieur et γ labial (cf. Figure 3.2).

Soulignons que la géométrie des traits a suscité un grand intérêt et a fait l’ob-jet, de ce fait, de beaucoup de remaniements. Avec toutes ces dernières spécificités

Figure 3.2 – Règle d’assimilation de lieu d’articulation d’un segment nasal selon les règles d’écriture du modèle génératif.

" + consonantique + nasal # α coronal β antérieur γ labial / α coronal β antérieur γ labial

3.1. Introduction

théoriques, la phonologie s’est à la fois éloignée du cadre unilinéaire SPE mais aussi de l’autosegmental pour devenir multilinéaire puisque les matrices ont été aban-données au profit de représentations à tires multiples. Laks (1997), p. 5, souligne à ce propos :

Les processus phonologiques pouvaient alors être modélisés et expliqués dans une perspective strictement non dérivationnelle, dans un vocabu-laire qui n’était plus celui de la contrainte sur les représentations ou encore des principes pesant sur l’architecture des configurations phono-logiques (i.e. les conditions de bonne formation).

Suite à l’élaboration de la géométrie des traits, s’est posée la question de la per-tinence des traits binaires2. Archangeli (1988) dans son cadre de sous-spécification a, par exemple, proposé un modèle de binarité restreinte. D’autres cadres, qui ont émergé dans les années 1970, ont plutôt commencé à postuler des composantes unaires ; c’est le cas de la phonologie de dépendance (nous y reviendrons), la pho-nologie de gouvernement3, la phonologie radicale CV4 ou encore la phonologie des particules5. Dans ces cadres théoriques, chaque composante unaire ou élément I, A, U (ATR et/ou @)6 reçoit une interprétation phonétique alors qu’il fallait une matrice complète de traits à SPE pour postuler l’existence d’un segment. Nous de-vons ici préciser que chaque élément est directement interprétable phonétiquement en phonologie de gouvernement (Hypothèse d’Interprétation Autonome), contrai-rement à la phonologie de dépendance. En effet, pour cette dernière, les éléments ne définissent que les caractéristiques articulatoires du segment et doivent être com-binés à d’autres primitives spécifiant la classe majeure (plosive, fricative, voyelle, etc.) pour exprimer un segment.

Il existe des différences structurelles profondes entre la géométrie des traits et la phonologie de dépendance. Cependant, les tenants de ces deux modèles se sont efforcés de promouvoir la hiérarchisation. En effet, les chercheurs en phonologie de dépendance sont convaincus que la structure tant infrasegmentale (cf. § 3.3) que suprasegmentale (cf. § 3.2) des segments doit recevoir une articulation riche. Cette articulation n’est évidemment pas due au hasard et nous en donnons les grands principes (cf. Durand, 1986a), tout en gardant à l’esprit que Clements souhaitait hiérarchiser ses traits de sorte que les phénomènes naturels soient plus facilement explicables :

2. Les nœuds terminaux tels qu’utilisés au début de la géométrie des traits étaient encore composés de traits binaires.

3. Kaye et al. (1985, 1990), Harris et Lindsey (1995), Carvalho (1997). 4. van der Hulst (1989, 1995).

5. Schane (1985).

6. L’explication de ces éléments sera plus largement développée dans la section 3.3.1. Retenons uniquement pour le moment l’importance de l’utilisation de traits unaires.

natural reccurence :

(a) phonological groupings (paradigmatic and syntagmatic) are not random ; certain groupings recur ;

(b) phonological groupings and the relationships between them have a phonetic basis ; they are natural.

natural appropriateness :

A phonological notation is such as to optimise the expression of pho-nological groupings and relationships which are natural and recurrent.

Tout n’a pourtant pas été rejeté dans la phonologie telle que défendue par Chomsky. En effet, de son point de vue, l’organisation syntaxique des représenta-tions, et pas uniquement de la syntaxe elle-même, joue un rôle central. Ce principe trouve un écho dans, par exemple, la phonologie prosodique (Nespor et Vogel, 1986) mais aussi dans la phonologie de dépendance et c’est ce que nous dévelop-perons dans la section suivante. Ajoutons que ce postulat trouve ses racines dans l’« analogie du principe structurel » proposée par Hjelmslev (1948) qui prévoit que l’on doit s’attendre à trouver les mêmes propriétés structurelles à différents ni-veaux linguistiques et que, si tel n’est pas le cas, de solides arguments doivent être avancés pour le justifier.

Il est difficile de résumer succinctement une période historique de la phonolo-gie, de nombreux cadres n’ont pas pu trouver leur place ici. Les développements ultérieurs comme les théories basées sur les contraintes, comme l’optimalité7, n’ont pas pu être exposés. Nous espérons avoir toutefois fourni quelques clefs de lecture pour mieux comprendre l’origine et les principes fondateurs de la phonologie de dépendance (DP ci-après pour Dependency Phonology) que nous allons à présent exposer.