• Aucun résultat trouvé

Perspectives asiatiques des arts modernes et contemporains 43 

Chapitre 2  | Cadre contextuel 43 

2.1.  Perspectives asiatiques des arts modernes et contemporains 43 

J’ai abordé au chapitre 1 comment la subjectivité et le soi moderne développés dans leur conception occidentale ont été posés en universaux. De plus, j’ai expliqué en quoi l’anthropologie a contribué à relativiser cette conception en la resituant dans son contexte historique spécifique et en examinant d’autres conceptions modernes du soi et de la subjectivité ayant émergé dans d’autres contextes, dont celui plus particulier du Cambodge bouddhiste. Jusqu’à maintenant, je n’ai pas beaucoup développé la question de la place accordée aux arts non occidentaux dans le discours dominant sur les arts visuels modernes et contemporains, ce que je tâcherai de faire en premier lieu dans la prochaine section.

2.1.1. Le point de vue de l’Occident sur les arts visuels modernes de l’Orient

Dans son ouvrage Orientalism paru en 1978, Saïd développe comment l’Occident s’est défini et légitimé en opposition à un Autre, soit l’Orient, compris comme « une forme de [lui-même] inférieure et refoulée » (Saïd [1978] 1980 : 16). Saïd affirme que ce présupposé euroaméricain de supériorité identitaire a permis l’émergence d’une hégémonie occidentale ([1978] 1980 : 19). C’est sur cette base que « des déclarations », « des prises de position », « des descriptions », « un enseignement », « une administration » et « un gouvernement » ont été mis en place afin d’asseoir « l’autorité » occidentale et justifier la « domination » et la « restructuration » de l’Orient (Saïd [1978] 1980 : 15). Les arts des sociétés orientales ont particulièrement été investis comme domaine d’intervention de l’Occident moderne sur la base que ceux-ci étaient figés dans la tradition et en proie à un déclin grandissant au contact de la modernité. Par exemple, Silpa Bhirasri, Italien d’origine établi en Thaïlande depuis 1924 qui a notamment contribué à la création de l’Université des Beaux-Arts de Bangkok, disait dans Contemporary Arts in Thailand (1960) :

A retrospective review of art in Thailand shows that after repetition in its own conventional style for hundreds of years it had reached, at the end of the last century, a stage of inexpressive, stereotyped production. […] such a declining art is accepted as a traditional expression and as such may go on for many more decades, but when some important event comes to alter its cultural status quo, then a part of the intellectual class, particularly those belonging to the young generation, is well disposed to a healthy reaction. […] This was what happened to Thailand and to other eastern countries which adopted western civilization: namely its economic systems, and its scientific application. The new civilization profoundly affected traditional art (Silpa 1960: 3)

44

Si cette publication vise certainement à servir la cause des arts thaïlandais auxquels il a dédié une part considérable de sa vie26, il est nécessaire de se questionner sur les présuppositions sur

lesquelles repose sa parution. Effectivement, Silpa pose la modernité occidentale, le progrès, comme une voie inévitable. Étant donné que « […] [art] has become a commercial enterprise where the client needs to spend the minimum while the artist needs to profit financially by asking the maximum, […]the word “art” becomes meaningless. […] On the other hand, art is a necessity for the human spirit, so expressions other than the old ones must be created - hence contemporary art » (Silpa 1960 5-6).

Si le texte de Silpa est utilisé ici à titre d’exemple, il n’est pas une exception. L’homme est de son temps, tout comme l’ont été sensiblement à la même époque, mais en contexte colonial, Victor Tardieu au Vietnam (Taylor 2004) et George Groslier au Cambodge (Muan 2001). Nous reviendrons sur l'influence de ce dernier plus loin. En fait, l’article de Silpa pose comme inévitable la transition vers les arts modernes et contemporains en Thaïlande, bien que le contact avec le mode de vie occidental de l’époque soit perçu comme une atteinte « to the pure and innocent [eastern] mind » et à ses traditions artistiques (Poshyananda 1996 : 26). Dans ce contexte, le rôle des Occidentaux — désormais légitimé, car ils sont déjà passés par là et, qui plus est, ils ont « un esprit curieux et scientifique » — est de faciliter cette transition en aidant les (jeunes) artistes thaïs à se libérer du passé vu comme un carcan; « a mental slavery » (Silpa 1960 : 9).

L’exemple de Silpa Bhirasri participe à montrer pourquoi cet Autre oriental, ou plus

généralement non occidental s’est vu jusqu’au tournant du XXIe siècle restreindre l’accès aux

événements et aux hauts lieux artistiques internationalement reconnus, étant réduit à être un artiste de seconde zone (McEvilley 1996). Par ailleurs, la région de l’Asie du Sud-Est constitue la marge au sein de la marge, car la Chine, l’Inde et le Japon sont des traditions qui, quoiqu’« autres », sont reconnues pour leur richesse en Occident (Taylor 2004 : 7).

2.1.2. Quelques contributions des arts visuels contemporains asiatiques

Comme l’explique Kamenarović, la puissance de l’Occident repose sur son paradigme théorique (2009 : 86) développé notamment autour des concepts d’artiste, d’art et d’œuvre

45 d’art qui n’ont pas d’équivalents dans les traditions asiatiques, dont le Cambodge. Ces concepts ont servi d’instruments à l’Occident pour asseoir sa domination et ont entraîné une relecture profonde des traditions artistiques orientales contraintes de participer à « [ce] vaste ensemble qui avait été prédessiné par l’Occident et qui constitue aujourd’hui le cadre de leurs institutions universitaires, politiques, médiatiques » (Kamenarović 2009 : 89). En effet, les transformations profondes que subit le domaine des arts en Asie avec la globalisation doivent être lues en parallèle à celles traversant l’ensemble des sociétés asiatiques contemporaines sur le plan économique, politique et social. C’est notamment le cas en Chine, au Japon et en Inde, mais aussi en Indonésie (Supangkat 1996; George 2008) et secondairement en Thaïlande (Poshyananda 1992; 1996), au Vietnam (Taylor 2004) et au Cambodge (Saphan 2010).

Bien que « the contemporary art world, a somewhat satellite of the dominant culture, is better equipped to swallow cross-cultural influences than to savor them […] » (Supangkat 1996 : 70), on assiste présentement à l’émergence de pôles artistiques contemporains alternatifs de plus en plus reconnus, notamment Hong Kong et Singapour, mais aussi Fukuoka au Japon, Perth en Australie, Kwangju et Chenju en Corée du Sud et Jakarta en Indonésie (Taylor 2011b : 477- 479; Kee 2011 : 375). De plus, le nombre d’historiens de l’art et d’universitaires originaires de l’Asie est en croissance, ce qui favorise une meilleure reconnaissance des contributions de cette région au discours artistique dominant (Taylor 2004; Supangkat 1996).

Par exemple, Supangkat (1996) propose le terme de « multimodernisme » pour arriver à une lecture plus fine des formes de modernisme hors du pôle euroaméricain. À travers l’exemple d’artistes indonésiens, l’auteur explique que le modernisme en dehors du courant dominant qui le décrit comme fixe, absolu et universel se pense en termes pluriels : « thus multimodernism not only analyzes the varying forms of modernism but also views them as material for rereading the analysis of the history of art » (Supangkat 1996 : 78). Dans cette perspective, l’auteur souligne également que la notion « d’art contemporain » devient floue et ambigüe et doit être revisitée à la lumière des nuances qu’y apporte le contexte non occidental. Effectivement, longtemps envisagée comme universelle, cette notion se voit vidée de son sens d’abord parce que la réalité contemporaine est trop vaste pour y être représentée dans son ensemble et dans sa complexité. Ensuite, tout comme l’a été initialement le modernisme, « l’art

46

contemporain » réfère d’abord à un tournant historique du courant dominant, c’est-à-dire en Occident, et non pas l’ensemble des courants actuels (Supangkat 1996 : 78-79).

Kee, pour sa part, inspirée par l’historien de l’art Patrick Flores basé aux Philippines, suggère de remplacer l’utilisation du terme « contemporary » dans le domaine artistique par celui de « contemporaneity » (2011). À partir des années 1990, le terme « contemporain » en est venu à désigner les arts globaux, caractérisés par une prise de conscience de ce qui existe en dehors de « what had previously been described as the international world » (Kee 2011 : 372). Pour Kee, cette prise de conscience ne s’est pas accompagnée d’une reconnaissance égale pour l’ensemble des scènes artistiques, les arts globaux se développant autour de « connections between fragments », qui ne sont toujours pas reconnus comme fondamentalement égaux (2011 : 372). Si les arts contemporains asiatiques, plus particulièrement ceux de l’Asie du Sud-Est, ont été tenus à l’écart des arts contemporains globaux, c’est peut-être en raison de leur complexité. Kee suggère que « […] the only basis for even thinking about a body of Southeast Asian art is by first admitting the extent of its cultural diversity » (Kee 2011: 273; Clark 2006; Taylor 2011b). Effectivement, les arts contemporains du Sud-Est asiatique nous invitent à considérer leurs propres critères et conditions d’existence qui émergent, certes, en partie de leurs contacts avec le discours dominant en Occident, mais surtout à travers leurs échanges au sein même de la région. En ce sens, comme l’explique Taylor, les arts contemporains du Sud-Est asiatique n’ont pas besoin « to « fit in » or [to] find their own place » dans le discours dominant et sur la scène artistique globale27 « as they are already there; it is not up to scholars to « discover »

them, but rather for scholars to stop ignoring them » (Taylor 2011b: 488).

Ce que nous propose l’Asie du Sud-Est n’a jamais été un discours unifié, mais issu d’une constante négociation à plusieurs voix. Par conséquent, la description de l’ensemble de ses contributions est impossible (Clark 2006 : 306; Kee 2011 :373). À titre d’exemple, mentionnons notamment que les arts visuels modernes et contemporains dans les pays étudiés ne défendent pas la nécessité d’une sécularité des formes artistiques comme le démontre

27 On situe dans les années 1990, le tournant global à la suite duquel, la scène artistique internationale, prenant soudainement conscience de l’extérieur, en est venue à se définir comme une scène artistique globale (Kee 2011 : 372). Cette prise de conscience, qui se voulait initialement inclusive, a finalement uniquement redéfini les critères et processus d’inclusion ainsi que d’exclusion régissant la scène artistique globale. Pour une discussion sur le sujet, voir Kee (2011).

47 George (2008) par son étude de l’« islamic revival » en Indonésie. Par ailleurs, dans plusieurs de ces pays, le développement des arts contemporains ne s’accompagne pas inévitablement d’une remise en question de l’autorité des institutions artistiques nationales (Clark 2006 : 310-311; Supangkat 1996 : 78-80; Poshyananda 1996 : 102-104).

De plus, l’Asie du Sud-Est fournit une illustration privilégiée pour remettre en question certaines grandes oppositions dualistes au cœur des théories occidentales de l’art. Par exemple, Poshyananda décrit comment les arts contemporains ne supposent pas un rejet de la tradition : « [in Thailand] the artists managed to replace the idea of « the shock of the new » with « the shock of the old », confirming that the past could be reformed as an ideal to criticize the present » (1992 : 199). Au Cambodge, l’approche « néoclassique » de la chorégraphe et interprète Sophiline Cheam Shapiro se sert des techniques et mouvements issus de la danse classique cambodgienne pour proposer une lecture originale d’enjeux sociaux actuels (discussion avec John Shapiro, été 2011). Enfin, les arts contemporains en Asie et en Asie du Sud-Est restent profondément liés à des thématiques de la vie quotidienne, et ce, dans sa diversité (Stanley O’Connor cité dans Taylor 2004 : 4). Supangkat remarque le retour de certains artistes à la vie rurale qui, ainsi confrontés quotidiennement aux problèmes de la population en Indonésie, s’efforcent d’éveiller une certaine conscience politique auprès de leur société (1996 : 79). Ces exemples posent l’artiste comme inséparable de sa société, d’où l’intérêt d’une étude des transformations des rôles sociaux qui lui sont attribués.

2.1.3. L’artiste en Asie du Sud-Est

L’intérêt d’une étude de l’art en Asie du Sud-Est du point de vue des artistes est soulevé par Taylor (2004) au sujet des artistes vietnamiens basés à Hanoi. Cette dernière suggère qu’aller initialement vers les artistes plutôt que vers des théories en histoire de l’art permet d’étudier la vie sociale de leurs œuvres tout en contournant les divers stéréotypes reliés à l’origine nationale ou ethnique (Alice Yang cité dans Taylor 2004 : 21). Au Vietnam, cette méthode de type « bottom-up » a nécessité pour Taylor « an analysis of the role of artists as well as an understanding of their shifting identities as they move from being a subject of colonial patronage to clients of the global market » (2004 : 21). Ce que l’auteure cherche à comprendre c’est ce que signifient les arts pour les Vietnamiens et ce que signifie actuellement être artiste dans ce pays (Taylor 2004 : 5).

48

D’emblée, il faut rappeler que les notions d’art, d’artiste et « d’artwork » telles que conçues

communément en Occident s’implantent en Asie du Sud-Est à partir de la fin du XIXe siècle

sous les différents régimes coloniaux, semi-coloniaux ou impérialistes (Clark 1998). En Thaïlande, Silpa Bhirasri est responsable de l’émergence du statut d’artiste professionnel : « he [Silpa] helped elevate them [the Thai artists] from being unknown craftmen (naaj chaang) in the service of others, repetitively copying conventional Thai designs, to artists (silpakam) - persons who were capable of perceiving and rendering new versions of the Thai world » (Phillips 1992 : 6). Pour Silpa Bhirasri, les arts contemporains ont permis à l’expression individuelle des artistes thaïs de prendre forme (1960 : 9). Phillips explique que les artistes, bien qu’encouragés à s’inspirer de la tradition artistique thaïe et à préserver celle-ci, sont essentiellement éduqués par Silpa Bhirasri dans la tradition occidentale, notamment en peinture à l’huile (1992 : 6).

Similairement, mais dans le contexte du Vietnam colonial, Victor Tardieu initie ses étudiants vietnamiens de l’École des Beaux-Arts d’Indochine à la peinture française posée comme supérieure à celle d’origine indochinoise. C’est aussi durant ces années que les artistes vietnamiens commencent à se considérer comme des artistes professionnels (Taylor 2004 : 13). Autant Tardieu au Vietnam que Silpa Bhirasri en Thaïlande considèrent qu’en donnant accès aux techniques artistiques occidentales, les artisans locaux pourront rattraper leur « retard », « évoluer » et mériter le titre d’artiste. Or, ce n’est pas dans tous les contextes que les instances coloniales ou impérialistes octroient aux artisans locaux la possibilité d’apprendre les traditions artistiques occidentales. Par exemple, pendant longtemps, les Hollandais en Indonésie ont maintenu « a system of aesthetic apartheid, defining the indigenous arts as the products of an idealized, but essentially static Indonesian past art », restreignant ainsi l’accès pour les artistes locaux aux techniques occidentales (Phillips 1992 : 4).

En ce sens, le cas du Cambodge se rapproche davantage de celui de l’Indonésie plutôt que de celui de ses voisins thaïlandais et vietnamiens. Effectivement, à travers l’implantation de l’École des Arts cambodgiens, George Groslier ne donne pas directement accès aux artistes khmers à la tradition artistique occidentale. « Drawing from observation, after nature, was not “universal”, Groslier warned. Rather it was a particular form, “proper for our Latin and Western schools, absolutely conforming to our French temperament and to the goals of our art” » (Groslier 1922 cité dans Muan 2001 : 83). Effectivement, durant la période du

49 Protectorat français, le dessin d’observation n’est pas enseigné et les étudiants sont amenés essentiellement à copier des modèles bidimensionnels de figures ornementales inspirées de celles que l’on retrouve aux temples d’Angkor (Muan 2001 : 83).

Par conséquent, les connaissances des Français sur place sont mises à contribution pour élaborer un plan de sauvetage des arts cambodgiens et non pour diversifier les techniques des étudiants (Phillips 1992; Poshyananda 1996; Taylor 2004). Ces modèles ont pour effet de suspendre le pays dans un temps révolu à savoir l’époque de la construction des temples

d’Angkor et de l’apogée de l’Empire khmer, soit du VIIe au XIIIe siècle (Chandler 2000).

« Change was seemingly banished from this scenario », ce qui conséquemment, servait à légitimer la présence française, car : « it is here above all that the French methods have found their place, their purpose, their magnificent role » (Muan, 2001 : 20-34). Par conséquent, le Cambodge offre un contexte particulièrement difficile pour l’implantation de changements dans les arts, et ce, encore plus si l’on considère les conséquences dramatiques pour les arts qu’aura le régime des Khmers rouges (1975-1979), lesquelles seront explicitées plus loin.

Néanmoins, plusieurs transformations se sont manifestées à travers le temps notamment en ce qui concerne les rôles des artistes cambodgiens en société. À travers un bref retour historique sur ces transformations, j’espère dresser un portrait qui saura guider les lecteurs à travers mon cheminement de recherche pour arriver, à la suite de la présentation de mes résultats, à mieux comprendre comment le soi et la subjectivité de l’artiste contemporain sont signifiés de nos jours au Cambodge.

50

2.2. Historique de la situation des arts visuels et de la figure de l’artiste au Cambodge