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Expression de soi et subjectivité bouddhiste chez des artistes en arts visuels contemporains de Battambang au Cambodge

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Expression de soi et subjectivité bouddhiste chez des

artistes en arts visuels contemporains de Battambang

au Cambodge

Mémoire

Marie-Ève Samson

Maîtrise en anthropologie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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iii

Résumé

Ce mémoire vise à mieux comprendre comment des artistes du Cambodge, basés dans la ville de Battambang, font sens de leur subjectivité à travers leur démarche en arts visuels contemporains. Dans un contexte où les arts traditionnels au Cambodge étaient autrefois consacrés à une vocation religieuse ou utilitaire, il est pertinent de s’attarder aux changements qui ont permis à ce que « l’expression de soi » devienne une préoccupation fondamentale pour les artistes contemporains au Cambodge. En 2012, j’ai mené un terrain ethnographique auprès d’artistes visuels contemporains nés et vivants à Battambang. Mes résultats montrent que la subjectivité de l’artiste est signifiée à travers des rôles et des valeurs (humilité, équanimité, compassion, discernement) teintés par le bouddhisme, et plus particulièrement le bouddhisme moderniste cambodgien; ce qui entraîne parfois pour les personnes rencontrées une hésitation ou un refus de s’identifier comme selpakor (artiste). De plus, mes résultats soulignent que ces arts contemporains ne se posent pas en rupture complète avec l’héritage artistique cambodgien. Plus généralement, ma recherche développe divers enjeux concernant l’inscription des arts visuels contemporains de Battambang à la scène artistique globale.

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Abstract

The aim of this thesis is to better understand how contemporary visual artists, based in Battambang, Cambodia, express their subjectivity through their artistic process. In a context where traditional arts have been dedicated to religious and utilitarian purposes, it is relevant to reflect on the changes that have allowed “self-expression” to become a central concern for contemporary artists in present day Cambodia. In 2012, I conducted an ethnographic field study with contemporary visual artists who were born and still live in Battambang. My results show that the artist’s subjectivity is signified through roles and values (humility, equanimity, compassion, discernment) marked by Buddhism, especially Cambodian modernist Buddhism; which consequently leads some of them to reconsider, or even turn down, the selpakor (artist) designation. Moreover, my results underline the fact that these contemporary art forms do not completely break with Cambodian artistic heritage. More generally, my research tackles various issues regarding the integration of Battambang’s contemporary visual arts to the global art world.

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េសចក្តីសេង្ខប

និេក្ខបបទេនះ មានេគាលបំណង ចង់ឲយយល់ចបោស់ អំពីអារម្មណ៏ របស់សិលបករ កម្ពុជា តាមរ យះសិលបះសម័យ ែដលមានមូលដាន េនៅទី្រកុងបាត់ដំបង ។ ជំនាន់មុន សិលបះបូរាណែខ្មរ មានការរចនា ភាប់នឹងលក្ខណះ របស់សាសនា នឹងសកម្មភាព ៃន ការ រស់េនៅរាល់ៃថ្ង ។ សំខាន់េយើង្រតូវគិត ពីការផាស់ប្តូរ ែដលនាំឲយសិលបករ បងាញជាចមបង នូវអារម្មណ៏របស់ខ្លួនផា ល់ េនៅក្នុងសិលបះសម័យ។ កាលពីឆាំ២០១២ ខ្ញុំបានេធ្វើការ្រសាវ្រជាវ ជាមួយសិលបករ ែដលមានកំេណើតនឹងរស់េនៅ ក្នុងេខត្ត បាត់ដំបង ។ លទ្ធផល ៃនការ្រសាវ្រជាវ បានបងាញឲយដឹងថា អារម្មណ៏ៃនការៃឆ្ន្របឌិត របស់សិ លបករ គឺែផ្អកេនៅេលើសិលធម៍ ៃន្រពះពុទ្ធសាសនា។ េលើសពីេនះេទៅេទៀត លទ្ធផលបានបងាញ ថា សិលបះសហសម័យទាំងេនះ មានការបន្ត ជាេពញ េលញ ជាមួយនឹងេបតិកភណសិលបះ ៃន ្របេទសកម្ពុជា ។ ជាទូេទៅ ការ្រសាវ្រជាវរបស់េយើង អធិបបោយ នូវប នានា ទាក់ទង នឹងការបញ្ចូលសិលបះសហ សម័យ ែដលេមើលេឃើញ េនៅទី្រកុងបាត់ដំបង េទៅេលើឆាកសិលបះអន្តរជាតិ ។

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Table des matières

Résumé ... iii  Abstract ... v  េសចក្តីសេង្ខប ... vii  Table des matières ... ix  Liste des tableaux ... xi  Liste des figures ... xiii  Liste des planches ... xv  Remerciements ... xix  Introduction ... 1  Chapitre 1 | Cadre théorique ... 11 

1.1.  La conception moderne occidentale du soi et de la subjectivité à travers l’artiste ... 11 

1.2.  Les contributions de l’anthropologie à l’étude du soi et de la subjectivité ... 14 

1.3.  Bouddhisme theravāda au Cambodge et en Asie du Sud-Est ... 22 

Chapitre 2 | Cadre contextuel... 43 

2.1.  Perspectives asiatiques des arts modernes et contemporains ... 43 

2.2.  Historique de la situation des arts visuels et de la figure de l’artiste au Cambodge .. 50 

2.3.  L’émergence des arts contemporains au tournant des années 2000 ... 72 

2.4.  Battambang, la nouvelle capitale artistique du pays? ... 75 

Chapitre 3 | Cadre méthodologique ... 79 

3.1.  Problématisation : question et objectifs de recherche ... 79 

3.2.  Description des données recueillies, des méthodes de collectes et d’analyse ... 81 

Chapitre 4 | Résultats de la recherche ... 113 

4.1.  Être artiste à Battambang : perspectives sur la subjectivité de l’artiste ... 113 

4.2.  Être artiste à Battambang : l’expression d’un soi bouddhiste ... 115 

4.3.  Être artiste à Battambang : expression d’un soi expérientiel ... 133 

4.4.  Être artiste à Battambang : expression d’un soi relationnel ... 145 

4.5.  Intersubjectivité et relationnalité : la communauté artistique à Battambang ... 162 

Conclusion ... 179 

Bibliographie ... 185 

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Liste des tableaux

Tableau 1 Les 8 étapes du Noble Chemin Octuple

Tableau 2 Résumé des données sociodémographiques des interlocuteurs (2012-2013)

Tableau 3 Résumé des valeurs et des rôles attribués à la subjectivité des artistes comparé aux valeurs et rôles relevés dans des écrits bouddhistes

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Liste des figures

Figure 1 Affiche du colloque Cambodge d’hier à aujourd’hui. ... 2 

Figure 2 Vann Nath en train de peindre Deux Lotus ... 4 

Figure 3 Preah bot en cours de réalisation, Battambang. ... 50 

Figure 4 Le visage particulièrement atypique de l'apsara ... 52 

Figure 5 Peinture de Nhek Dim, 1974, A village in Kompong Cham. ... 57 

Figure 6 "Record cover of Sinn Sisamouth's hit Violetta". ... 61 

Figure 7 Tang Veuth est le concepteur du Wat Slaket (Battambang) ... 62 

Figure 8 Le magasin Dararath Music de Moeun Chhay situé dans l'ancien local du Sék Meas ... 63 

Figure 9 Le cinéma Sangker sur la rue 1. ... 63 

Figure 10 Le département des arts visuels et l'école de cirque de PPS ... 71 

Figure 11 La famille de mon amie Phalla et moi à Koh Pich. ... 74 

Figure 12 Le centre commercial BTB Mall à Battambang. ... 75 

Figure 13 Sammaki. ... 77 

Figure 14 Make Maek... 77 

Figure 15 Svay Sareth 2012, The Traffic Circle ... 116 

Figure 16 Peinture de Svay Ken de sa série Sharing knowledge 2008, « Si quelqu’un qui est riche »…. ... 118 

Figure 17 Kou Sothea, The sadness of people ... 119 

Figure 18 Dessin tiré de In the Land of the Elephants par Srey Bandaul ... 138 

Figure 19 Peinture de Svay Ken de sa série Sharing Knowledge 2008 « Les savants khmers… » ... 143 

Figure 20 Linda en train de met en place son installation à Sammaki ... 159 

Figure 21 Des enfants venus regarder un film à Make Maek ... 160 

Figure 22 Une foule s’est rassemblée pour Selpak Kandia. ... 161 

Figure 23 « I’m not an artist in Battambang ». ... 177 

Figure 24 « I'm (not) an artist » ... 177 

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Liste des planches

Planche 1 Bech Bunngoun Planche 2 Moeun Chhay Planche 3 Ung Meng Leang

Planche 4 Preatearcha Neat Korsorl Vichear Chea Hear Planche 5 Chov Theanly

Planche 6 Khchao Touch Planche 7 Kou Sothea Planche 8 Long Kosal Planche 9 Mao Soviet Planche 10 Phin Sophorn Planche 11 Pen Robit

Planche 12 Sok Somvibol, Heak Pheary et Koeurt Linda Planche 13 Sou Sophy

Planche 14 Srey Bandaul Planche 15 Svay Sareth Planche 16 Tor Vutha Planche 17 Yim Maline

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À om Nadda Sok-Cham et om Chamrith Chhem pour leur patience, leur confiance et leur dévouement

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Remerciements

Ce mémoire est le fruit d’une succession de hasards et de rencontres marquantes qui remontent à déjà plusieurs années. D’abord, il est né de ma rencontre avec la peinture sans quoi l’univers des arts me serait probablement resté hermétique et qui ne cesse de m’étonner pour sa diversité et son potentiel enrichissant. Plus importante encore est ma rencontre avec mon complice Rémy Chhem dans un cours d’anthropologie de l’Asie du Sud-Est avec qui au fil du temps, ma curiosité pour le Cambodge s’est transformée en passion. Merci Rémy pour ton support et tes conseils toujours éclairés. Je t’admire pour ta lucidité, ton sens de l’analyse et ton aplomb. Tu es un partenaire de vie en or : je t’aime. Je suis également redevable aux parents de Rémy, Om Nadda Sok-Cham et Om Chamrith Chhem qui m’ont d’abord enseigné mes premières notions de khmer, essentielles et précieuses à mon indépendance et ma crédibilité de chercheure sur le terrain. Vous avez été des accompagnateurs clés pour toutes les étapes de ma recherche. Je ne saurais vous remercier suffisamment pour toutes les heures passées à traduire mes entrevues, à éclaircir pour moi certains aspects de la culture cambodgienne et à partager votre expérience et amour du Cambodge.

Au département d’anthropologie de l’Université Laval, merci à mon directeur de recherche Abdelwahed Mekki-Berrada pour ses remarques et ses encouragements bien sentis et venant toujours à point. Votre approche de l’anthropologie si humaine fait de vous un modèle en tant que chercheur et en tant que personne. Merci à Jean Michaud qui m’a convaincu par la qualité de ses enseignements et sa rigueur intellectuelle de réorienter mes études vers l’anthropologie lors de ce même cours sur l’Asie du Sud-Est en 2008. Je tiens à remercier également les professeures Marie-Andrée Couillard et Isabelle Henrion-Dourcy pour leur disponibilité et leurs conseils lors de certaines étapes cruciales de ce mémoire qui s’est grandement transformé avec le temps.

À Phnom Penh, ma gratitude va aux familles Sok-Cham et Chhem, les cousins, lok mei, ming Mitha et tonton Olivier. Un merci spécial à l’artiste photographe Khiang Hei qui a su avec enthousiasme, spontanéité et générosité me présenter à plusieurs des artistes qui ont accepté de participer à cette recherche. Sa franchise inébranlable en ce qui concerne la situation des arts au Cambodge reste une qualité que j’admire et que je respecte profondément. Merci également à Dana Langlois, John Shapiro, Kate O’Hara, Koam Chanrasmey, Linda Saphan, Suos Sodavy, Vuth Lyno, Yean Reaksmey et à tous ceux qui ont préférés rester anonymes pour avoir partagé leurs impressions sur la situation des arts.

À Siem Reap, Svay Sareth et Yim Maline m’ont chaleureusement ouvert plus d’une fois leur foyer et m’ont permis d’approfondir ma compréhension des arts cambodgiens en y posant un regard différent.

À Battambang, une pensée spéciale aussi pour la famille de ming Ny et Om Hap. Un grand merci aux artistes Chov Theanly, Khchao Touch, Long Kosal et Pen Robit pour leur sincérité et humanisme qui m’ont profondément touché. Ma gratitude se porte aussi envers les artistes et fondateurs de Make Maek, Mao Soviet et Phin Sophorn qui ont su me transmettre leur passion pour Battambang et m’ouvrir la porte de leur univers de création. Mes remerciements à Darren Swallow pour sa générosité et son ouverture. Mon admiration se porte sur le travail

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acharné des artistes et professeurs du département des arts visuels de l’école Phare Ponleu Selpak Srey Bandaul, Tor Vutha, Lon Lao, Sou Sophy et Kou Sothea. Merci également à Suon Bunrith, ancien directeur de Phare et Khuon Chanreaksmey, coordonnateur du volet social pour leur soutien. Merci et le meilleur succès à tous les étudiants rencontrés, dont plusieurs sont devenus des amis, notamment Chan Lypoung, Cheang Sophanoth, Chhoun Sambath, Chhoeun Daravy, Chhoeurn Vandy, Heak Pheary, Khoun Sokhoeurn, Kert Linda, Ly Hengleng, Nou Puthy, Sarik Kemsan, Som Sokvibol, Tes Vannorng, Yorm Dara et Dara, pour ne nommer que ceux-là. Je souhaite longue vie à Sammaki, Make Maek et Phare Ponleu Selpak et j’espère pour la belle ville de Battambang un avenir artistique toujours des plus florissants. Je ne saurais omettre de mentionner l’excellent travail de mon interprète et assistante de recherche Chan Leangsan. Sans elle, le défi du terrain aurait tout simplement été insurmontable. Merci également à Khou Sopheap qui s’est jointe sur le tard à la recherche et tous les autres qui se sont improvisés traducteurs en cours de route. Mes remerciements à mon ancienne voisine au Cambodge et désormais précieuse amie Yai Phalla (« wherever we are, friendship never far! ») pour son soutien et ses conseils. Merci à Nem Untac, Pry Nehru et Yonn Seavyi pour leur amitié.

À Québec, une pensée à mes amis qui me suivent depuis plus de 12 ans. Merci à mes collègues en anthropologie pour nos discussions et encouragements dans les moments de doute.

Cette recherche n’aurait pas été possible sans le soutien financier du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) pour l’année 2011-2012 et du Fonds de recherche sur la société et la culture, Québec (FQRSC) pour l’année 2012-2013. Par ailleurs, les bourses de soutien et de déplacement du Bureau International de l’Université Laval et de l’Office jeunesse internationale du Québec (LOJIQ) ont grandement facilité mes séjours au Cambodge en 2012 et 2013.

Finalement, ma reconnaissance va à mes parents Renald et Danielle et à ma sœur Véronique qui m’ont enseigné la persévérance (« je sais que je peux »), la rigueur et le don de soi.

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Introduction

Récit de l’émergence d’un projet de recherche

Ce mémoire explore les significations que donnent des artistes en arts visuels contemporains de Battambang au Cambodge à leur subjectivité à travers leurs créations artistiques. Les prémisses de cette recherche remontent à plusieurs années déjà et sont intimement liées à mon parcours personnel et universitaire. Attirée par les arts depuis un jeune âge, ma pratique artistique notamment en peinture m’a toujours accompagnée bien que ces dernières années, les études l’aient rendue plutôt épisodique. En 2008, j’ai rencontré mon copain Rémy avec qui je partage ma vie depuis déjà 6 ans et qui, avec sa famille, m’a généreusement fait découvrir plusieurs aspects de la fascinante et riche culture cambodgienne. Sans ces deux rencontres, avec les arts et la famille Sok-Cham Chhem, il n’aurait pas été possible pour moi d’entreprendre ce mémoire.

Sur le plan académique, je reconnais l’importance du projet Histoires de vie Montréal auquel je me suis jointe à titre de bénévole et de chercheure étudiante au sein du groupe de travail sur le

Cambodge en 20091. Ce projet réalisé en collaboration avec le Centre d’histoire orale de

l’Université Concordia sous la direction de Prof. Steven High et d’organismes issus de diverses communautés culturelles visait à récolter les récits de vie de Montréalais déplacés par la guerre, le génocide et autres violations des droits de la personne. Au sein de ce groupe, j’ai été amenée à me familiariser avec plusieurs enjeux de la recherche en contexte cambodgien. Puis, j’ai pu consolider mes capacités de chercheure en participant à plusieurs étapes de la recherche notamment à la réalisation d’entrevues avec des membres de la diaspora cambodgienne de Montréal et à l’organisation d’ateliers de discussion. C’est au moment où le groupe Cambodge réfléchissait intensivement à des questions liées au témoignage, à la mémoire collective et au trauma que j’ai été amenée à choisir mon sujet de recherche dans le but de poursuivre des études à la maîtrise en anthropologie.

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Désirant poursuivre ma réflexion sur le contexte cambodgien actuel et y combiner mes intérêts pour les arts, ma curiosité s’est portée sur le projet « Cambodge, l’atelier de la mémoire » réalisé en 2008-2009 au Centre Bophana, au Cambodge, par la professeure Soko Phay-Vakalis, les artistes Séra et Vann Nath ainsi que plusieurs jeunes artistes cambodgiens. Ce projet avait pour objectif de sensibiliser à travers un travail d’archives et de création artistique à l’importance du témoignage ainsi que du devoir de mémoire. Ce dernier abordait l’apport considérable des arts en matière d’expression de l’indiscible associé à la violence de masse (Phay-Vakalis 2010 : 21). C’était aussi une occasion pour de jeunes artistes locaux de rencontrer le peintre Vann Nath, survivant de la prison S-21 et d’échanger sur son expérience, ces jeunes n’ayant généralement qu’une vague idée de cette période sombre de l’histoire de leur pays2.

Mes préoccupations étaient alors d’étudier les arts visuels comme moyen de témoigner d’un passé difficile, et plus particulièrement, comme une potentielle thérapie pour des ex-réfugiés ou survivants du régime khmer rouge de retour au Cambodge. En 2011, trois jours après avoir assisté au colloque organisé par le groupe Cambodge du projet Histoires de vie Montréal intitulé « Cambodge d’hier à aujourd’hui : les enjeux de la mémoire et des identités plurielles » (Voir Figure 1)3, je partais pour un pré-terrain dans l’optique de rencontrer quelques artistes et chercheurs

pour échanger sur mon sujet de maîtrise.

L’objet de recherche : un sujet vivant

Ce pré-terrain a été un premier tournant marquant pour ma recherche. D’abord, j’ai été marquée par la vitalité de la scène artistique et convaincue de l’intérêt de poursuivre une recherche sur les arts visuels contemporains au Cambodge, notamment avec les artistes de Phare Ponleu Selpak (PPS), une organisation non gouvernementale (ONG) implantée à Battambang depuis 1994 qui supporte le développement social, éducationnel et culturel de la communauté (PPS s.d. : Internet).

2 Comme l’explique Gellman, la période khmère rouge (1975-1979) est peu enseignée encore aujourd’hui aux jeunes et jusqu’à tout récemment n’était pas inscrite aux manuels cambodgiens d’histoire (2008 : 41-42).

3 Pour plus d’informations voir le communiqué de presse (Centre d’histoire orale et de récits numérisés 2011 : Internet).

Figure 1 Affiche du colloque 

Cambodge d’hier à  aujourd’hui. Crédits photo: 

Groupe de travail  Cambodge 2011: Internet.

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3 Toutefois, après plusieurs discussions et rencontres, je me questionnais sur la pertinence de mettre l’accent uniquement sur les productions artistiques traitant d’un vécu sous les Khmers rouges4. Effectivement, les thématiques abordées sur la scène artistique locale sont grandement

diversifiées et traitent de plusieurs enjeux autres que les questions du témoignage et de la mémoire collective qui méritent aussi d’être étudiés.

Quelques personnes rencontrées m’ont aussi suggéré de faire preuve de prudence face à une certaine tendance à vouloir prioriser la thématique de la guerre et du génocide dans les études sur la question des arts contemporains au Cambodge. Effectivement, bien que ce sujet soit fondamental, il amène potentiellement des dérives en ce qui concerne notamment la représentation de cette période, se traduisant parfois par une victimisation des Cambodgiens, ou l’utilisation de cette histoire tragique pour promouvoir le tourisme au Cambodge (mentionné aussi dans Muan 2001 : 432; Thompson 2013). En me promenant dans les rues, j’avais personnellement pu entrevoir, avec un certain malaise, cette « consommation sensationaliste » du génocide lorsque mon copain et moi nous faisions aborder par des conducteurs de tuk-tuk qui, de manière naturelle, nous offraient un tour au Palais royal et au musée national le matin, suivi en après-midi d’une visite au musée du génocide Tuol Sleng, puis des champs de la mort à Choeung Ek.

Par ailleurs, je me questionnais sur la difficulté d’entreprendre cette recherche avec des artistes autrefois réfugiés, car nécessairement, je me devrais d’aborder directement la question de leur expérience durant cette période pour comprendre leur démarche artistique. En tant que jeune étudiante qui ne maîtrisait pas parfaitement la langue, je me demandais si cette recherche serait utile aux personnes interrogées et si j’étais suffisamment outillée pour leur éviter une répétition douloureuse de leur vécu et de leur possible souffrance associée à ces événements (Rousseau et Mekki-Berrada 2008 : 106).

Enfin, de retour au Québec en novembre 2011, j’ai eu la chance de me familiariser avec les travaux de l’anthropologue Carol Kidron (2009; 2012) qui proposent une étude comparative étoffée de la communauté cambodgienne de Montréal en comparaison avec celle de Juifs

4 Je tiens à remercier particulièrement les artistes Vuth Lyno, Suos Sodavy, Srey Bandaul et Khiang Hei, la fondatrice et directrice de Java Arts Dana Langlois, le co-fondateur et directeur exécutif de Khmer Arts John Shapiro, ainsi que l’anthropologue et artiste Linda Saphan pour avoir aiguillé mes réflexions à cette étape de ma recherche.

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4

d’Israël en ce qui concerne la commémoration et la construction d’une mémoire collective par rapport au passé violent. L’anthropologue constatait des modes divers de commémoration qui remettent en question le paradigme du devoir de mémoire tel que développé suite à l’Holocauste, « the twentieth-century’s paradigmatic genocide » (Bauman 1991 dans Hinton 2002 : 5. Aussi dans Kidron 2009; 2012). À ce sujet, Kidron proposait que les Cambodgiens de Montréal ne valorisaient généralement pas la commémoration publique de ces événements, préférant un partage parcellaire au quotidien de leur expérience avec leurs descendants, leur famille et leurs amis, insistant surtout sur « the virtues […] as it pertains to the situations related to the war […] » (2009 : 219). Ses travaux remettaient en question aussi le modèle de « la victime » devenue « résistante » par le biais du témoignage public qui agit à titre de catharsis (Kidron 2012 : 726).

Certes, si « l’amnésie collective » de certaines institutions officielles et de certains dirigeants est préoccupante au Cambodge, « le silence collectif » souvent accolée aux Cambodgiens par rapport à leur vécu personnel sous le régime des Khmers rouges ne doit pas être lu uniquement comme étant symptomatique d’un trauma, mais plutôt comme une façon

culturelle d’aller de l’avant (Kidron 2009; Thompson 2013). Dans le documentaire accompagnant le livre souvenir du projet Cambodge, l’atelier de la mémoire, on y voit Vann Nath en train de peindre une peinture qui reflétait bien, à mon sens, cette volonté d’aller de l’avant tout en laissant un héritage aux jeunes générations; une peinture que Phay-Vakalis qualifie « d’œuvre-testament » (2010 : 72) (Voir Figure 2).

Les réflexions de Kidron et cette peinture de Vann Nath ont été pour moi une source d’inspiration pour mon mémoire. Grâce à elles, j’ai pu revisiter mon sujet de recherche de départ. Effectivement, à la lumière de ces réflexions et de mon pré-terrain, j’en suis venue à

Figure 2 Vann Nath en train de peindre Deux Lotus. Crédits photo :  Image extraite du documentaire de Guillaume Suon‐Petit (2009)

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5 m’interroger sur la question plus générale de « l’expression de soi » à travers les arts. Considérant qu’historiquement et culturellement, l’accent n’était pas mis sur l’expression de l’artiste dans la société cambodgienne puisque l’importance était et est encore aujourd’hui surtout accordée d’une part, au respect de certains critères esthétiques et d’autre part, aux dimensions religieuse et utilitaire des arts qui prédominent au Cambodge (Muan 2001 : 477), ma nouvelle préoccupation se situait donc en amont de celle initialement élaborée. Mais, d’où vient l’idée que les arts sont porteurs de la subjectivité de l’artiste? Les arts contemporains sont-ils un mode d’expression de soi significatif pour les artistes cambodgiens rencontrés et si oui, comment en sont-ils venus à l’être?

La précision de l’objet de recherche

Conséquemment, avant d’étudier comment les arts peuvent être porteurs d’une mémoire collective ou comment ils peuvent aider à l’expression d’un passé difficile, il était nécessaire de comprendre comment ces derniers en sont venus à être porteurs de la subjectivité de l’artiste au Cambodge. Or, les écrits de Kidron (2009; 2012), Phay-Vakalis (2010), du Reyum (2002), de Muan (2001) et de Thompson (2013), suggèrent que la subjectivité de l’artiste exprimée à travers ses créations a pris de l’importance justement en parallèle à l’émergence des arts de la mémoire au Cambodge. Au début des années 2000, ce courant envisageait les arts comme : « a therapeutic tool and a reiterated political commitment to enabling agency », un postulat foncièrement occidental (Thompson 2013 : 88).

Progressivement, mon objet de recherche se construisait autour d’une scène artistique contemporaine diversifiée dans un contexte de plus en plus globalisé. En 2011, j’avais entre autres remarqué la présence et la consolidation d’un pôle artistique alternatif à celui de Phnom Penh autour d’artistes de la ville de Battambang qui arrivaient de plus en plus à se faire reconnaître tant au niveau national qu’international, ce qu’exprimaient Gershon et Lindt dans leurs articles parus respectivement dans The Phnom Penh Post en novembre 2011 et dans The New York Times un mois plus tard. Cette même année deux espaces artistiques, Sammaki et Make Maek, avaient ouvert leurs portes à Battambang. D’où mon intérêt de concentrer ma recherche sur la communauté artistique de cette ville.

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De plus, lors de mon passage en 2011, j’avais constaté par mes observations et mes discussions avec des gens sur place que cette idée « d’expression de soi » était omniprésente dans les propos des artistes en arts visuels contemporains. À la lumière de ce pré-terrain j’ai donc formulé ma question de recherche ainsi : comment ces artistes signifient-ils leur subjectivité à travers leurs processus de création en arts visuels contemporains? De cette question découlent certains objectifs. D’abord, je cherche à comprendre comment ces artistes font sens de leur subjectivité et comment celle-ci s’ancre dans le contexte cambodgien. En outre, je désire documenter les thématiques que les artistes choisissent d’aborder dans leurs créations ainsi que les préoccupations que réflètent ces créations. Ensuite, je m’attarde au statut de l’artiste au sein de la société cambodgienne, c’est-à-dire aux changements possibles qu’il subit, considérant que jusqu’à tout récemment l’expression de soi à travers leurs créations n’était pas l’une de leurs intentions premières, comme je l’ai souligné plus haut.

L’intérêt de la recherche

Toute recherche sur les arts visuels au Cambodge se doit de considérer la contribution majeure de la thèse de doctorat d’Ingrid Muan (2001) Citing Angkor : The « Cambodian Arts » in the Age of Restoration 1918-2000. Cette historienne de l’art a entrepris la tâche colossale d’établir comment le Protectorat français a encadré la production artistique au Cambodge entre 1863 et 1953. Durant cette période, les administrateurs du protectorat ont introduit un idéal stéréotypé des arts cambodgiens, ce qui a eu pour effet de les figer dans le passé, c’est-à-dire à l’époque de

l’apogée de l’empire khmer entre le VIIe et le XIIIe siècle, puis de légitimer la présence

française au Cambodge (Muan 2001 : 20 et 34). Cette conception erronée a par la suite été réappropriée par l’élite locale durant la période suivant l’indépendance, ce qui encore aujourd’hui, influence la manière dont les arts cambodgiens sont envisagés tant au niveau national qu’international (Muan 2001 : 20-34).

Les recherches subséquentes de Muan (2006a; 2006b) et ses efforts conjoints avec Ly Daravuth (Ly et Muan 2001), au sein du Reyum Institute qu’ils ont fondé, mènent à la description jusqu’à maintenant la plus étoffée de la situation des arts à travers leur histoire récente, en plus de contribuer à faire connaître de nombreux artistes cambodgiens contemporains à travers leurs expositions et catalogues (Reyum 2002; 2008). Outre le travail de Muan, Ly et du Reyum Institute, d’autres historiens de l’art se sont intéressés aux arts

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7 contemporains en Asie du Sud-Est, et secondairement au Cambodge, dans leurs recherches (Kee 2011; Ly 2012a; Taylor 2011a; Taylor et Ly 2012). Récemment, des historiens de l’art ainsi que des commissaires ont publié, outre les catalogues d’expositions, des réflexions diverses sur certains aspects de la scène artistique cambodgienne (Gleeson 2010; Nelson 2012a; Thompson 2013). Je dois aussi mentionner le travail de l’historienne de l’art Pamela N. Corey dont la thèse, toujours en cours de rédaction, n’est pas encore disponible, mais qui a écrit un article sur l’évolution de la scène artistique contemporaine cambodgienne en parallèle à certaines transformations urbaines et sociales au Cambodge (2013). Ces recherches se concentrent presque exclusivement sur la scène artistique phnompenhoise. À ma connaissance, la seule réflexion écrite qui met actuellement l’accent sur ce qui se fait à Battambang est un court texte de la commissaire et manager de Romeet Kate O’Hara (2013). Dans son texte, cette dernière s’interroge notamment sur la place de ces artistes au sein de la scène artistique globalisée et sur le processus de création d’un espace artistique particulier à ces artistes à l’échelle locale (O’Hara 2013).

Ma recherche contribue donc à approfondir le domaine encore passablement récent de la recherche sur les arts visuels contemporains cambodgiens. L’originalité de ce dernier est de proposer de se concentrer sur un pôle alternatif à celui de la capitale, et ce, en étudiant les arts visuels contemporains tels que compris par des artistes originaires de Battambang. Certes, les artistes de Battambang entretiennent des liens étroits avec ceux de la capitale et ne peuvent être considérés comme vivant en vase clos. Cependant, par cette recherche, je propose qu’ils ont su garder une certaine indépendance ou une certaine distance face aux exigences du marché phnompenhois qui s’inscrit de plus en plus dans un marché globalisé.

De plus, mon apport à la recherche se situe dans la mise à contribution de l’anthropologie à l’étude des arts visuels au Cambodge. Taylor (2011b) souligne que la quasi absence d’une histoire écrite des arts contemporains encourage à opter pour une approche ethnographique de ce sujet d’étude. Comme l’expriment Marcus et Meyers, « la recherche anthropologique ne s’intéresse pas à définir l’art, mais à comprendre comment les pratiques artistiques contribuent à produire de la culture » (1995 : 10). Ayant reçu une formation en anthropologie sociale et culturelle, ma perspective se veut intéressée aux éléments d’expression de soi et de sociabilité liés à l’émergence des arts visuels contemporains dans ce pays plutôt qu’à l’étude de

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l’esthétique des formes d’arts cambodgiennes en tant qu’objet d’art. Par ailleurs, je ne dispose pas d’une connaissance théorique approfondie des divers courants occidentaux en art. En ce sens, ma position d’anthropologue me distingue de mes collègues historiens de l’art, sans toutefois renoncer à l’apport précieux des travaux qu’ils mènent au Cambodge.

Les grandes lignes de ce mémoire

Ce mémoire se subdivise en quatre chapitres. Le premier chapitre propose d’abord un survol des concepts de soi et de subjectivité tels que proposés par la modernité occidentale ainsi que certaines implications épistémologiques qui en découlent au sujet de notre compréhension des arts et de l’artiste. Ensuite, j’explore quelques contributions anthropologiques qui ont permis de resituer cette conception moderne dans son historicité et son contexte, c’est-à-dire l’Occident. J’explicite en quoi l’anthropologie, par le biais de l’ethnographie, a élargi et diversifié notre compréhension de ces deux notions. Enfin, je termine ce chapitre en y développant l’apport du bouddhisme theravāda à la compréhension du soi et de la subjectivité. Mon attention se porte plus précisément sur le courant moderniste bouddhiste au Cambodge et sur ses conséquences quant à la définition des concepts centraux à ma recherche. Ces précisions me permettent d’ancrer les éléments théoriques du bouddhisme et d’ouvrir sur le contexte spécifique au Cambodge qui fait l’objet de mon deuxième chapitre.

Le chapitre 2 examine la situation historique des arts visuels et de l’artiste au Cambodge. Certaines comparaisons avec la situation de pays voisins viennent enrichir la contextualisation étant donné que le champ des arts visuels modernes et contemporains a été peu étudié jusqu’à présent au Cambodge. C’est également l’occasion de dresser un portrait général de la ville de Battambang et de décrire particulièrement son univers artistique à travers certaines données qui ont été collectées sur mon terrain, dans les archives ou lors d’entrevues. Je désire ainsi apporter des éléments contextuels originaux et plus précis par rapport à ce qui a été recensé dans les écrits des auteurs s’étant concentrés antérieurement sur le cas de Phnom Penh. Ces éléments permettront au lecteur de mieux comprendre mes résultats de recherche exposés au chapitre 4. Le troisième chapitre s’attache à expliciter ma méthodologie. Dans un premier temps, j’y problématise ma question de recherche et mes objectifs. Puis, j'y expose quelques caractéristiques sociodémographiques de mon échantillon et y présente les principales

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9 techniques de collecte de données qui ont été mises à contribution dans le but de répondre à ces objectifs. Enfin, j’explicite les méthodes d’analyse utilisées pour mettre en lumière mes résultats. Dans un deuxième temps, je mentionne certains enjeux et défis rencontrés sur mon terrain de recherche, que ce soit en ce qui concerne mon arrivée sur le terrain, la diversité des attentes que les personnes rencontrées avaient envers moi ainsi que mes difficultés à me positionner par rapport à celles-ci. J’explique aussi comment j’ai surmonté certaines difficultés en ce qui concerne ma connaissance limitée de la langue. Par manque d’espace, l’ensemble de ces défis fait l’objet de l’annexe X où le lecteur trouvera une description plus étayée de ceux-ci. Le cœur de ma recherche se retrouve dans le chapitre 4 où j’y expose mes résultats. Il s’agit d’une part d’un récit de mes rencontres avec les artistes qui vise à mettre en valeur leur travail et le contexte dans lequel celui-ci se situe. Ensuite, je présente les rôles et les valeurs qui sont associés selon eux au fait d’être artiste. Mes résultats démontrent que ces rôles et valeurs sont

teintés par une conception bouddhiste5 de la personne qu’est l’artiste. Ce modèle idéal de

personne est nuancé à travers des observations faites sur le terrain qui resituent les artistes dans certains dilemmes et contradictions vécus au quotidien. J’y discute d’autres influences dont celles des ONG et du tourisme dans la définition des arts et du rôle de l’artiste. De plus, je propose que ces résultats laissent transparaître des changements quant au statut de l’artiste au sein de la société cambodgienne et, plus globalement, dévoilent certaines transformations qui influent sur la société cambodgienne contemporaine. Ma conclusion ouvre sur ces transformations et entrevoit quelques pistes pour mieux comprendre quelle pourrait être la contribution des arts visuels contemporains du Cambodge au discours de l’art contemporain mondialisé du point de vue des artistes de Battambang. Enfin, À travers les planches 1 à 17 de ce mémoire, je dresse un bref portrait de quelques-uns des artistes rencontrés à Battambang.

5 Le terme « bouddhiste » employé comme un nom réfère aux adeptes du bouddhisme (des moines bouddhistes). L’adjectif « bouddhique » qualifie généralement les choses relatives au bouddhisme (art bouddhique, écrits bouddhiques) bien que le terme « bouddhiste » soit aussi employé comme adjectif (temples bouddhistes) (Le Petit Robert 2015 : Internet; BtB 2012 : Internet). Selon le document Termium Plus, « lorsqu’il s’agit d’abstraction, l’usage est flottant : la pensée bouddhiste, les préceptes bouddhiques » (BtB 2012 : Internet). Pour simplifier ce mémoire et parce que l’usage confondu des adjectifs « bouddhique » et « bouddhiste » est courant, je choisis d’employer l’adjectif « bouddhiste », peu importe s’il réfère à des choses matérielles ou à des abstractions.

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Chapitre 1 | Cadre théorique

Cette recherche se base sur une constatation empirique qui a émergé à la suite d’un préterrain au Cambodge en 2011 : les artistes parlent en termes « d’expression de soi » lorsqu’ils discutent de leurs créations artistiques. Or, mes connaissances acquises lors de ce préterrain me laissaient supposer que « cette expression de soi » n’avait pas toujours été mise de l’avant au Cambodge. Comment cela se fait-il alors qu’aujourd’hui on entende parler « d’expression de soi »? Quand est-ce que cette idée a été introduite dans le discours des artistes? Selon Muan, qui réfère à l’architecte Vann Molyvann dans la revue Kambuja, la notion « d’artiste » (selpakor) comprise dans le sens d’une personne qui « « creates original works » which would show their « artistic personality » and « creative imagination » » apparaît dans le milieu des arts visuels cambodgiens vers les années 1950-60 (Vann Molyvann 1965 cité dans Muan 2001 : 252). Aujourd'hui, à quoi cette idée « d’expression de soi » renvoie-t-elle pour les artistes cambodgiens rencontrés? Ayant toujours en tête cette question, ce chapitre propose un survol de la conception moderne occidentale du soi et de la subjectivité, celle-ci ayant particulièrement marqué le domaine des arts, comme nous le verrons. Ensuite, je traiterai de quelques apports de l’anthropologie à l’étude de la subjectivité et du soi dans des contextes non occidentaux. Finalement, je mettrai l’accent sur l’apport du bouddhisme theravāda à l’étude du soi et de la subjectivité, plus particulièrement à la suite des réformes modernistes au Cambodge.

1.1. La conception moderne occidentale du soi et de la subjectivité à travers l’artiste

En Occident, le soi moderne a été conçu comme « acontextuel », « abstrait » et

« indépendant » (Clammer, Poirier et Schwimmer 2004 : 9)6. Ce soi est défini par des attributs

internes à chaque personne qui constituent une « essence » (Lipuma 1998 : 56). Il s’inscrit dans

6 À noter que la catégorie « Occident », tout comme celles d’« Orient » et de « modernité », sont des construits issus de la pensée euroaméricaine (Chakrabarthy 2008 : 4). Par « Occident » ou « Orient », je ne fais pas référence à un ensemble géographique. De plus, ces deux catégories sont souvent présentées en opposition. Ce dualisme a historiquement servi les intérêts de ceux se réclamant de « l’Occident » (Burke III et Prochaska 2007; Chakrabarthy 2008). Nous y reviendrons plus en détail au chapitre 2 en nous référant à Saïd. En renvoyant à l’idée « d’Occident » et « d’Orient », je réfère plutôt à deux conceptions du monde différentes. Dans le cas de la présente section, ces deux conceptions relèvent du domaine des arts et se définissent comme une conception de l’art objectivée, désenchantée et amorale en comparaison à une conception subjectivée, enchantée et morale (voir Weber entre autres dans Carroll 2011; Jenkins 2000). Ces deux conceptions peuvent être comparées, mais ne sont pas envisagées comme une tendance unidirectionnelle et universelle, comme ironisait Chakrabarthy avec son : « first in the West, and then elsewhere » (2008 : 6-7).

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une division claire entre le corps et l’esprit, où l’esprit « as a disembodied reason and instrumental rationality » doit impérativement être maintenu autonome pour conserver son intégrité morale et sa liberté (Wilf 2011 : 462-64). Dans cette conception, la subjectivité se veut constituée « as a (1) self-person, (2) individuated, (3) self-referential, (4) authoritative veridical report (or expression) of an (5) occurent (6) mental state (sensation, emotion, thought) » (Oksenberg Rorty 2007 : 44). Par ailleurs, parce que la modernité est élevée au rang de progrès, elle est posée comme le modèle idéal à atteindre et comme une voie que tôt ou tard, toutes les sociétés seront appelées à adopter (Taylor 1999 : 154). Par extension, la conception du soi et de la subjectivité que sous-tend cette modernité est aussi comprise comme une donnée universelle.

Les fondements de la modernité se traduisent au tournant du XXe siècle par l’émergence

initialement en Occident d’un courant, le modernisme, qui marque particulièrement le domaine des arts visuels et de la littérature, mais aussi d’autres sphères de la société, notamment la religion7 (Marcus and Meyers 1995 : 3; McEvilley 1996 : 54). Dans les arts, ce courant implique

une remise en question profonde des formes traditionnelles, favorisant une « esthétique de rupture » (Baudrillard 2007 : 5) : « modernism opposes itself to the figurative tradition in the visual arts and to the realism and naturalism in the literature » (Barnard et Spencer 2002 : 378). Cette période est entre autres caractérisée par l’apogée de l’art abstrait et par un désir d’explorer « non-objective imagery as a system of color, line, composition of forms » (Sullivan dans Marcus et Myers 1995 : 261). Par corrélation, le modernisme se définit en opposition aux formes d’arts non occidentales qui sont alors qualifiées de « primitives », car considérées comme figées dans le temps et donc exemptes de progrès, ce qui « violates requirements for originality and self-creation » (Marcus et Myers 1995 : 15 et 38). De plus, le monde de l’art est alors considéré comme une entité autonome du reste du social, indépendante de l'expérience quotidienne (Marcus et Myers 1995 : 19).

Comme l’explique Wilf, le courant moderniste occidental a octroyé à l’artiste le statut de figure emblématique (2011 : 464) en le dotant d’une subjectivité spécifique qui le distingue de ses

7 Effectivement, le modernisme a engendré des transformations profondes notamment par rapport à la nature des relations que les sociétés modernes entretiennent avec la question du sacré (Lewis 2011 : 181). Pour une discussion de l’idée d’une « sécularisation » des sociétés modernes suite aux réformes religieuses modernistes, voir Lewis (2011). Également, à la section 1.3.3. de ce mémoire, nous verrons de quelles façons des réformes modernistes ont été mises sur pied par une élite monastique bouddhiste au Cambodge au début du XXe siècle.

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13 prédécesseurs (George 2008 : 175). Effectivement, ce courant « […] signale le passage d’un paradigme de représentation de l’artiste à un autre, soit le passage de la valorisation de la production à celle de la personne de l’artiste » (dans Le Coq, 2002 : 63). L’artiste, influencé par

les courants du sentimentalisme et du romantisme remontant au XVIIIe siècle, est soumis à

une « deep interiority [and] inward sensibilities based on soulfulness, love, passion, genius, inspiration, suffering and authenticity » (Jackson 1996 : 24; Baudrillard 2007; McEvilley 1996). Désormais, le travail de l’artiste est un travail de « self-expression »; sa qualité artistique étant soumise à sa capacité de produire « a singular view of the world » (George 2008 : 176). Si l’œuvre artistique n’est pas reconnue comme une œuvre originale, elle en perd de l'intérêt, car « “art” must be made up of “personal imagery” » (Marcus et Meyers 1995 : 143).

La différence entre les arts modernes et les arts contemporains n’est pas toujours claire. Ceux-ci sont souvent assimilés, car la modernité, introduite dans les arts ocCeux-cidentaux à travers le modernisme, est devenue aujourd’hui synonyme de ce qui est « actuel », de ce qui coexiste temporellement et « d’une esthétique du changement pour le changement » (Baudrillard 2007 : 6). Cette contemporanéité temporelle a permis de réintégrer partiellement dans la discussion les arts non occidentaux en remédiant à l’ahistoricité que l’Occident leur avait autrefois accolée :

The Tibetan mandala becomes contemporary by sharing the space of display, not by way of a common history of production. Despite elevation from contemporaneous to the contemporary, it is the lack of shared history that produces authenticity. The less history shared, the more genuine the outsider (Kirshenblatt-Gimblett dans Marcus et Myers 1995 : 239).

Néanmoins, dans une perspective occidentale, les arts contemporains désignent un tournant dans l’histoire de l’art émergeant vers les années 1960. Cette période est entre autres caractérisée par une reconsidération de l’art comme dimension constitutive du social et par la réhabilitation de l’artiste en tant qu’acteur dans le social (McEvilley 1996 : 54-55). Conséquemment, ceci introduit certains enjeux, dont celui de la marchandisation de l’art et de son potentiel politique (Marcus et Myers 1995 : 21). Également, cette période a vu naître de nouveaux courants artistiques dont la montée de la « performance art » et du « conceptual art », en réaction notamment au phénomène de marchandisation des arts, bien que ces courants n’y ont pas totalement échappé au bout du compte (Marcus et Meyers 1995 : 23).

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L’introduction « de l’expression de soi » dans le discours des artistes de Battambang rencontrés me semble être corollaire à une certaine mondialisation des idées, mondialisation qui s’effectue aujourd’hui plutôt unilatéralement. Cette mondialisation implique une pression pour les non Occidentaux à adopter l’idéologie et les valeurs dominantes. La montée en importance de l’idée « d’expression de soi » dans le domaine des arts ailleurs qu'en Occident en est un symptôme. Toutefois, comme l’a montré Sahlins :

unified by the expansion of Western capitalism over recent centuries, the world is also being re-diversified by indigenous adaptations to the global juggernaut. In some measure, global homogeneity and local differentiation have developed together, the latter as a response to the former in the name of native cultural autonomy (1999 : ix-x)

Dans cette optique, il est judicieux d’adopter une réserve vis-à-vis d'une conclusion hâtive d'une homogénéisation de la culture à mesure que se déploie le phénomène de la mondialisation. L’anthropologie fournit des exemples concrets de manières trouvées par les communautés pour « indigéniser cette modernité » comme le souligne Sahlins (1999). Par exemple, Abu-Lughod (2000) en propose une illustration détaillée dans son ethnographie des sujets modernes et de l’introduction des téléromans en Égypte. Les téléromans populaires constituent un véhicule privilégié des idées modernes. Abu-Lughod (2000) démontre que ceux-ci en viennent à être mobilisés par des Égyptiennes dans la définition qu'elles se font d'elles-mêmes. Toutefois, d’autres systèmes de valeurs continuent de coexister dans la définition du modèle de personne idéale en Égypte, à savoir une personne définie à travers son réseau familial et de parenté : « Amira’s story, while told mostly in terms of herself as an individual moving through life, evokes [also] the ideal she cannot have – the ideal of a fulfilled person defined by kindship and family » (Abu-Lughod 2000 : 105). À ce stade-ci de ma recherche, un retour sur certains apports de l’anthropologie à l’étude de la subjectivité s’impose afin de clarifier la richesse et la contribution de traditions autres qu’occidentales aux définitions du soi et de la subjectivité modernes.

1.2. Les contributions de l’anthropologie à l’étude du soi et de la subjectivité

En Occident, la subjectivité est généralement envisagée comme le lieu de la sensibilité, du jugement et de la réflexivité de chacun, c’est-à-dire comme « the inner lives of subjects » (Biehl, Good et Kleinman 2007 : 5; George 2008). Une des contributions majeures de l’anthropologie a été d’étudier la subjectivité dans sa diversité, ce qui a impliqué de resituer le modèle occidental moderne dans une historicité et un contexte culturel (Ortner 2005 : 34; George

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15 2008 : 175). Plus précisément, cette mise en perspective de la proposition occidentale moderne engendre une prise en considération accrue des conceptions émiques qui émergent de contextes non occidentaux comme certains auteurs, dont Mahmood (2009), Abu-Lughod (2000), Strathern (1992) et George (2008) se sont appliqués à étudier, dans des régions aussi variées que l’Égypte, la Mélanésie et l’Indonésie.

1.2.1. Une subjectivité et un soi historiquement et culturellement constitués

Avant d’aborder quelques définitions émiques cambodgiennes qui enrichissent notre conception de la subjectivité, voyons de plus près certains travaux anthropologiques et sociologiques qui ont contribué à façonner la compréhension du soi et de la subjectivité.

Notons d’emblée que Foucault a réfléchi à « l’histoire de la subjectivité » à travers les transformations « du souci et des techniques du soi » (1981 : 214). Ce dernier met l’accent sur les rapports de pouvoir dans lequel le sujet s’inscrit. Ces rapports sont saisissables dans les discours qui assujettissent les sujets et leur assignent une position dans le social (Foucault 1976 cité dans Ortner 2005 : 36-37). De plus, pour Foucault (1976), « le sujet ne préexiste pas aux rapports de pouvoir comme une conscience individuée, mais il est produit et rendu possible par ces rapports » (cité dans Mahmood 2009 : 36). Soulignant l’impact de ces rapports de pouvoir dans la constitution des sujets et de leur position, Foucault (1976) leur reconnaît aussi une certaine marge de manœuvre au sein des structures sociales. Effectivement, comme l’expose Butler, « selon la conception foucaldienne, il existe toujours une relation à ce régime [de vérité], un mode de construction de soi qui se déroule dans le contexte des normes concernées et qui, plus spécifiquement, négocie une réponse à la question de savoir qui le “je” deviendra en relation à ces normes » (2007 : 22). Par ses écrits, Foucault a notamment contribué à resituer le sujet dans une historicité, en examinant comment les rapports de pouvoir sont productifs du sujet à travers les techniques de soi .

Cette recherche aurait pu être abordée dans une perspective foucaldienne, en étudiant le processus de construction de l’artiste en tant que sujet parallèlement à l’émergence des arts contemporains au Cambodge. Certains lecteurs verront par ailleurs dans mes résultats des liens pertinents à faire avec une perspective foucaldienne de la construction du sujet-artiste au Cambodge. Si telle avait été mon approche, il m’aurait entre autres fallu étudier plus en

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profondeur, en parallèle aux propos des artistes rencontrés, le processus par lequel le sujet-artiste s’est construit au Cambodge à travers le discours des administrateurs coloniaux dans des documents d’archives, mais aussi, actuellement, dans diverses institutions gouvernementales et non gouvernementales. Toutefois, j’ai fait le choix de ne pas mener cette recherche sous cet angle, mais de plutôt mettre l’accent sur la subjectivité de l’artiste, c’est-à-dire sur ce que les artistes rencontrés désirent exprimer à travers leurs créations et sur les intentions et réflexions qui influencent cette possibilité de s’exprimer à travers leur art8.

Comme l’expliquent Biehl et al., la subjectivité « is not just the outcome of social control or the unconscious; it also provides the ground for subjects to think through their circumstances and to feel trough their contradictions, and in so doing, to inwardly endure experiences that would otherwise be outwardly unbearable. Subjectivity is the means of shaping sensibility » (2007 : 14). Dans cette perspective, ces auteurs s’intéressent à la subjectivité comme une expression d’expériences vécues et incorporées chez une personne (Biehl et al. 2007 : 5). Ils soulignent que la subjectivité n’est pas fixe, elle est dynamiquement constituée à travers les expériences vécues et les circonstances sociales qui modulent l’existence des personnes (Biehl et al. 2007 : 5, 10). Pour sa part, Ortner, amorce sa réflexion sur l’importance du concept de subjectivité en sciences sociales en l’inscrivant dans la théorie pratique (2005 : 35). À travers leurs écrits, les théoriciens de ce courant ont mis l’accent tantôt davantage sur l’influence de la société et de la culture dans la construction du sujet, tantôt davantage sur la capacité du sujet à négocier ses conditions de vie au sein de cette structure sociale et culturelle. Par exemple, certains ont insisté, tel Bourdieu à travers la notion d’habitus (1977), sur le fait que le sujet se construit, pense et agit à travers l’incorporation de structures, tant culturelles qu’objectives, qui modulent le monde dans lequel ce dernier vit (cité dans Ortner 2005 : 33). Au contraire, d’autres, dont Giddens (1979), se sont concentrés sur la part consciente — au sens « d’intentionnelle » — des choix quotidiens, des actions et des réflexions des sujets dans le social (cité dans Ortner 2006 : 135; 2005 : 33-34). Pour Sewell (1992), la capacité d’agir (agency) de l’individu dans la matrice sociale se constitue à travers ses pensées, ses projets et ses actes, ceux-ci étant « full of

8 Ainsi, lorsque je réfère au « sujet » dans ce mémoire, je ne renvoie pas à Foucault. En général, je réfère plutôt à mes interlocuteurs.

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17 intentions […] projected forward, if not toward « definite goals » » (cité dans Ortner 2006 : 135).

Ortner (2005; 2006) a plutôt tendance à définir la subjectivité relativement aux concepts d’agentivité et d’intentionnalité, comme Giddens (1979) et Sewell (1992). Pour que l’agentivité se déploie dans le social, il lui faut la possibilité de s’exprimer subjectivement, notamment à travers la formulation d’intentions et de réflexions plutôt conscientes. En ce sens, Ortner exclut de la subjectivité les pratiques quotidiennes (2006 : 135). Cette auteure explique que la subjectivité englobe une dimension individuelle, car « […] they [actors] have some degree of reflexivity about themselves and their desires, and that they gave some “penetration” into the ways in which they are formed by their circumstances » (Ortner 2005 : 34). Parallèlement, la subjectivité est aussi collective, car elle est constituée à travers les relations sociales qu’entretiennent les personnes entre elles (Ortner 2005 : 34); celles-ci étant aussi imbriquées dans des formations culturelles et idéologiques (George 2008 : 175). De cette manière, Ortner lie les concepts d’agencéité et de subjectivité aux processus de reproduction, de réinterprétation et de transformation de la matrice sociale Ortner (2005; 2006).

Dans son étude du rapport à l’art et la spiritualité à travers l’œuvre de l’artiste contemporain A. D. Pirous, qui est un pionnier de l’art islamique indonésien, l’anthropologue Kenneth M. George suggère de combiner les angles de recherche proposés par Ortner (2005, 2006) et Biehl et al. (2007). Pour lui, l’œuvre artistique de Pirous nécessite une compréhension en relation avec le phénomène d’émergence des arts contemporains en Indonésie et le contexte sociopolitique marqué, notamment, par un réveil musulman qui prend racine dans les années 1970 (George 2008 : 177). Bien que le contexte indonésien diffère en plusieurs points du contexte cambodgien, tel qu'il sera décrit au chapitre 2, la proposition de George me semble pertinente à l’étude des arts contemporains au Cambodge. Effectivement, l’anthropologue explique que

« artistic subjectivity » is constitued and reflexively experienced in the open-ended play, conflict, and positionality of social life; that open-endedness and sociality are what make all subjectivities historical, political, provisional, and uncertain. At the same time, the material signs, practices, and social exchanges that characterize an art world introduce special possibilities and perils for the subject […]. The subject’s perduring encounter both with worked objects and with the other actors who make or consume them gives rise to an arena of lived experience and practical activity that both subject and society distinguish as « art » (George 2008 : 176).

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En ce sens, l’expérience artistique — soit la démarche artistique ou le processus de création auquel je me reporterai plus généralement — est un terreau fertile à la réflexion et à la discussion au sein d’une société. De plus, la subjectivité de l’artiste n’est pas uniquement intériorisée et par conséquent elle est accessible ethnographiquement (George 2008 : 190). Elle peut être étudiée à travers les productions artistiques, les échanges entre l’artiste et son public qui en découlent, puis entre l’artiste et sa communauté artistique. Également modulée par l’expérience individuelle et collective, ce qui implique la prise en considération du contexte historique, politique et culturel dans lequel elle s’inscrit, cette subjectivité est donc à la fois soumise à des normes sociales et constitue à fois le théâtre d’une reconsidération de ces normes.

1.2.2. Incorporation et phénoménologie

Une autre contribution de l’anthropologie a été de rompre avec le dualisme cartésien, qui suppose une distinction claire entre corps et esprit, ce qui a eu pour conséquence de réintroduire le corps dans la définition du soi (Csordas 1994 3, 7-9; Jackson 1996). En ce sens, les contributions des théoriciens de la pratique, notamment de Bourdieu (1977), sont éloquentes (Biehl et al. 2007 : 8).

Pour cette recherche, mon intérêt se porte davantage sur les contributions du courant phénoménologique en anthropologie qui considère que « human “being-into-the-world” is bodily being » (Merleau-Ponty 1962 dans Jackson 1996 : 31). L’anthropologue Csordas propose « l’incorporation » comme une des constituantes à part entière de la subjectivité (1994). Il suggère cette notion comme étant

situated on the level of lived experience and not on that of discourse; embodiment is about “understanding” or “making sense” in a prereflexive or even presymbolic, but not precultural, way (Csordas 1990: 10). It precedes objectivation and representation and is intrinsically part of our being-in-the-world. As such it collapses the difference between subjective and objective, cognition and emotion, or mind and body (Csordas 1994a: 276 cité dans Van Wolputte 2004: 258).

Ces anthropologues s’inspirent notamment des travaux de philosophes comme Dilthey, Dewey, Husserl, du sociologue Schutz et d’autres anthropologues tels que Turner et Bruner. Ils mettent l’accent sur l’importance de l’expérience définie comme « what has been lived through » (Dilthey 1976 cité dans Turner et Bruner 1986 : 3). Également, ils s’opposent à une tendance survalorisant la théorie en préconisant plutôt l’expérience comme mode de connaissance du monde : « for the most part human beings live their lives independently of the

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19 intellectual schemes dreamed up in academe, and that the domain of knowledge is inseparable from the world in which people actually live and act » (Jackson 1996 : 1, 4, 6). Cette approche correspond à ce que Csordas décrit comme une « existential immediacy » (1994 : 10). Celle-ci s’attarde aux manières dont les connaissances et les savoirs sont vécus, signifiés et monopolisés, au quotidien au sein du « lifeworld », c’est-à-dire : « [the] everyday, immediate social existence and practical activity […]9 » (Jackson 1996 : 7-8).

Ces écrits sont pertinents à cette recherche d’abord parce qu’ils me permettent de me familiariser avec une façon de penser la subjectivité en tant que processus mis en acte au quotidien. De plus, des liens importants peuvent être proposés entre l’approche phénoménologique et la philosophie bouddhiste, la tradition dominante encore aujourd’hui au Cambodge. Par exemple, le bouddhisme met l’accent sur « a practical knowledge process » qui favorise une meilleure compréhension de « how people create or maintain a sense of self and belonging […] » (Schütz 1962 et Nast 1998 dans Van Wolputte 2004 : 261). Ces liens seront explicités plus bas.

Par ailleurs, la phénoménologie est intéressante à explorer pour une chercheure qui s’intéresse aux arts, car plusieurs des auteurs mentionnés proposent les arts comme le mode de connaissance phénoménologique par excellence (Husserl dans Chagnon 2008 : 11-14). Pour Husserl, l’œuvre d’art offre un mode d’accès privilégié à l’expérience « puisqu’elle mène à une perception pure des choses, à une saisie du sensible pour lui-même, dans son apparaître même » (Chagnon 2008 : 13). Cette remarque est pertinente pour l’importance accordée à la phénoménologie dans sa capacité de dévoiler comment les objets d’art « apparaissent à celui qui en fait l’expérience » (Chagnon 2008 : 12). Par contre, il faut nuancer l’idée d’Husserl « de perception pure des choses » puisque celle-ci reste caractérisée par le contexte dans lequel se situe celui qui en fait l’expérience. La phénoménologie ne pose pas « that human experience is without preconditions; rather, it is to suggest that the experience of these preconditions is not entirely preconditioned » (Jackson 1996 : 10-11).

9 Lifeworld : the « domain of everyday, immediate social existence and practical activity, with all its habituality, its crises, its vernacular and idiomatic character, its biographical particularities, its decisive events and indecisive strategies. Which

theoretical knowledge addresses but does not determine, from which conceptual understanding arises but on which it does not primarily depend » (Jackson 1996 : 7-8).

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Enfin, la phénoménologie pose les arts comme des médiums narratifs. Pour Dilthey, « l’expérience nous presse à exprimer ce que nous vivons et apprenons aux autres. Les arts émergent de ce besoin de communiquer » (Turner et Bruner 1986 : 34). Dewey envisage les objets d’art comme expressifs de deux manières. En effet, cette « expression » se situe, certes, au niveau du résultat (l’objet artistique), mais aussi au niveau de l’action (le processus de création); tous deux étant interreliés. « [L’objet expressif] est ce qu’il est à cause d’un acte préalable [mais] il est [aussi] quelque chose de nouveau et différent » (2010 : 152-153). Ainsi, l’objet artistique n’est pas le reflet exact de la subjectivité de l’artiste, la subjectivité étant processuelle (Keane 2002, 2007 cité dans Wilf, 2011 : 462-463). De la même manière, la subjectivité n’est pas réductible au processus de création uniquement, car ce serait la réduire à « une simple décharge émotionnelle personnelle » (Dewey 2010 : 152). Dans cette recherche, la narration de l’expérience par l’expression artistique m’offre un accès privilégié aux représentations que se font les artistes de leur « lifeworld » (Ochs and Tapps 1996 : 21). Dans cette optique, l’anthropologue qui s’intéresse aux pratiques artistiques doit les étudier en tant qu’expérience « situated within relationships and between persons » et conséquemment, étudier « the lifeworld […] as a field of intersubjectivity, not reduced to objective structures or subjective intentions » (Jackson 1996 : 26).

1.2.3. Intersubjectivité, dividualité et relationnalité

En concevant la subjectivité comme un processus plutôt qu’une essence universelle ou une entité autonome latente, nous constatons sa « multiplicité » et sa « porosité » (Biehl et al. 2007 : 13). Van Wolputte souligne également son caractère parfois fragmentaire, voire incohérent et contradictoire, étant donné la diversité des expériences vécues et les tensions qui animent le social (2004 : 263; George 2008 : 176). Poser la subjectivité en termes de processus implique de l’envisager à travers sa négociation constante des relations qu’elle entretient avec d’autres subjectivités (French dans Csordas 1994 : 75). En ce sens, la question de la subjectivité est toujours une question d’intersubjectivité : « a person becomes a subject for herself by first becoming an object for others - by incorporating the view that others have of her », comme l’explique Jackson (1996 : 36).

Basé sur une ethnographie du sujet contemporain en Mélanésie, Strathern (1992) nous donne à voir un contexte où la notion de personne est ancrée dans les relations sociales qui la

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21 traversent. Pour les Mélanésiens rencontrés, la personne est ses relations (Strathern 1992 : 98). À partir de cette observation, Strathern propose de conceptualiser la personne non plus en tant qu’individu comme le veut la tradition occidentale moderne, mais en termes de « dividu » : « the singularity of the Garia person is conceptualised as a (dividual) figure that encompasses plurality. If in the Garia view there are no relationships that are not submitted to the person’s definition of them, then what the person contains is an apprehension of those relations that he or she activates without » (Strathern 1992 : 97).

En outre, les relations intersubjectives entretenues dans le lifeworld dépassent le monde humain. Comme le précisent plusieurs anthropologues, ces relations s’inscrivent aussi dans un rapport cultivé entre l’humain et le divin, les ancêtres, la nature ou le monde animal, mais aussi à travers les relations entre les humains et les objets (Gell 1994; Ingold 2000; Jackson 1996; Strathern 1992; Van Wolputte 2004). Ces recherches ont permis de reconnaître que ces entités non humaines peuvent être dotées d’agentivité et d’intentionnalité en plus d’être imbriquées dans des relations intersubjectives qui les positionnent comme faisant partie intégrante du social, ce qui reste difficilement concevable et conciliable avec l’ontologie moderne occidentale (Clammer et al. 2004 : 11 ). Bien qu’elles seront peu détaillées dans cette présente recherche, car elles ne constituent pas l’angle d’approche choisi, je reste consciente que ces dimensions entrent dans la construction de la subjectivité et dans la définition de soi. Retenons que penser le soi fondamentalement par ses relations contribue à une compréhension plus fine des manières dont la subjectivité est construite et signifiée. Plus encore, les approches des auteurs jusqu’à maintenant présentés offrent un terreau pour penser la multiplicité.

Ces dimensions processuelle et relationnelle ont des implications importantes dans la définition du sujet-artiste contemporain. Effectivement, comme il a été dit plus haut, « l’idéologie dominante voudrait que l’artiste soit seul; elle le rêve solitaire […] » (Bourriaud 2001 : 85). Pour cette vision romantique de l’art, l’œuvre artistique est le reflet d’une subjectivité intérieure, un univers mental (Bourriaud 2001 : 95-96). A contrario, en considérant la subjectivité comme processuelle et relationnelle, et donc comme émergeant « d’une expérience sociale » (Mead 1934 dans Jackson 1996 : 26), l’artiste est resitué dans une socialité. Cette considération ouvre également la « possibilité d’un art relationnel [défini comme] un art prenant pour horizon théorique la sphère des interactions humaines et son contexte social, plus que l’affirmation

Figure

Figure 2 Vann Nath en train de peindre Deux Lotus. Crédits photo :  Image extraite du documentaire de Guillaume Suon‐Petit (2009)
Tableau 1   Les 8 étapes du Noble Chemin Octuple    P  R  O  G  R  E  S  S  I  O  N   
Figure 3 Preah bot en cours de réalisation,  Battambang. Photo : juin 2013. 
Figure 4 Dans son article, Ang Chouléan  fait remarquer le visage particuli‐
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