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Historique de la situation des arts visuels et de la figure de l’artiste au Cambodge 50 

Chapitre 2  | Cadre contextuel 43 

2.2.  Historique de la situation des arts visuels et de la figure de l’artiste au Cambodge 50 

Traditionnellement, les arts visuels au Cambodge sont surtout décoratifs ou à vocation utilitaire dans le domaine religieux et au service de la Cour (Muan 2006a : 15-16). Dans la sphère religieuse, les temples et pagodes (wat) sont généralement ornés de sculptures, de peintures murales ou de preah bot. Introduits au

Cambodge autour du XIVe siècle, ces derniers sont des

bannières portatives montées sur des pièces de tissus généralement en coton ou en soie qui peuvent être roulées pour être déplacées plus aisément, au rythme des célébrations religieuses et des cérémonies des villages (Roveda et Yem, 2010 : 11-12, 14). Tout comme les murales, les preah bot sont narratifs, c’est-à-dire qu’ils

servent à raconter la vie du Bouddha. La réalisation de ces œuvres est liée à l’idée d’accumulation de mérites, ce qui se fait « by either painting, sponsoring or presenting it to the monastery or the monks […] » (Roveda et Yem, 2010 : 15).

Le terme générique pour référer à la peinture et au dessin que ce soit les représentations du Bouddha, les murales du Reamker au Palais royal, les affiches commerciales peintes à la main

ou les reproductions en série de scène de campagne ou d’Angkor Wat, est kormnour (គំនូរ) (Ly

et Muan 2001 : 241).Dans leur ouvrage, Ly et Muan expliquent que les expressions kormnour

boran (គំនូរបុរាណ), « ancien ou traditionnel » et kormnour tomnaeub (គំនូរទំេនើ) « nouveau ou moderne », ont été progressivement introduits pour désigner les changements qui surviennent dans ce domaine, suite à l’arrivée de techniques et de styles occidentaux en dessin et peinture

(Ly et Muan 2001 : 242). Aujourd’hui, le terme selpak sorhorsormay (សិលបៈសហសម័យ) signifie

arts contemporains (Entrevues, été 2012). Toutefois, l’utilisation de ces termes n’est pas uniforme, leurs définitions ne sont pas systématisées et les artistes emploient souvent les mots anglais ou français pour référer à ces notions, comme l’a démontré mon terrain de recherche.

Figure 3 Preah bot en cours de réalisation,  Battambang. Photo : juin 2013. 

51 La transmission de ces savoir-faire s’effectue de maîtres à apprentis, à la pagode ou dans des ateliers familiaux (Muan 2001 : 74). Sauf exception, la plupart des artisans ne s’adonnent pas à la fabrication d’objets de manière continue, alternant avec d’autres travaux quotidiens tels que l’agriculture (Muan, 2001). Le terme de référence en khmer pour désigner les personnes s’adonnant à ces pratiques est chéang (ជាង) qui signifie génériquement « travailleur manuel »

(Muan 2001 : 42). Ainsi, le chéang kormnour (ជាងគំនូរ) est celui qui sait dessiner ou plus

précisément celui qui maîtrise comment dessiner; le chéang chlak (ជាងចាក់់)réfère au sculpteur

de la même manière que le chéang meas (ជាងមាស) réfère à un joaillier et le chéang kat soak

(ជាងកាត់សក់) au coiffeur (notes de terrain, été 2012; Muan 2001 : 42). Dans sa thèse, Muan

explique que Groslier avait noté une distinction supplémentaire entre les chéang et les neak (អ្នក) qui signifie « personne »; ces derniers référant à des personnes de statut social légèrement supérieur au chéang, notamment les architectes et les dessinateurs de plans ou les designers (Muan 2001 : 42). Toutefois, lors de mon terrain, les termes neak kormnour et chéang kormnour ont été employés indifféremment pour désigner ce que nous connaissons habituellement comme les artisans.

Dans cet art hautement codifié, quelle place est accordée à l’expression personnelle de l’artiste? Il est d’usage de croire que « l’artiste accaparé par son travail pour un dieu ou pour un prince destiné à l’apothéose ne pouvait pas donner librement cours à ses propres émotions; en modelant, il n’exprimait guère que son idéal de beauté […] » (Giteau 1955 : 209). S’il est vrai que la marge de manœuvre de l’artiste est limitée, il serait faux de croire qu’il en est pour autant complètement dépouillé.

Comme l’explique Giteau, la statuaire, les bas-reliefs des temples « et le décor historié accordaient à sa fantaisie [de l’artiste] de larges possibilités dont il a su tirer un parti remarquable » (1955 : 209-210). Dans son article, l’auteure décrit de multiples scènes issues entre autres d’Angkor Wat, de Banteay Srei et de Baphuon où on peut y lire de l’humour, de la malice, de la tendresse autant que de la colère et de la tristesse (Giteau 1955). Ang Chouléan

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abonde également dans le même sens en expliquant « qu’il est toujours loisible à l’artisan d’exprimer ses vues ou ses projections personnelles » dans les créations artistiques « destinées à être vues »28 (2006 : 188). Il décrit dans son

article le choix d’un sculpteur d’Angkor Wat de représenter « des femmes ayant un penchant vers le même sexe », sans doute parce que l’artisan sait que « pour toutes sortes de raisons, le milieu du palais n’en est pas dépourvu » (Ang 2006 : 187). L’ethnologue ajoute également que même la représentation de cette beauté idéale est sujette à la subjectivité de l’artiste, reprenant un exemple de Banteay Prei où le physique de certaines femmes est particulièrement atypique en matière de beauté (Ang 2006 : 189-190).

2.2.2. Les arts sous le Protectorat français (1863-1953)

Au XIXe siècle, le Cambodge est soumis à plusieurs invasions de la part de ses voisins le

Vietnam et la Thaïlande (Chandler 2000 : 117). Ce contexte d’instabilité favorise l’arrivée des Français en 1863, qui y établissent un protectorat, désirant faire du Cambodge une sorte de zone tampon entre le Royaume du Siam, aujourd’hui la Thaïlande, et leur colonie déjà présente en Indochine française, notamment au Vietnam. Lorsque le Siam redonne les provinces de Siem Reap, de Sisophon et de Battambang au Cambodge, l’intérêt de la France pour son protectorat se fait toutefois plus grand, en raison de la présence des temples d’Angkor. En 1907, la France renforce sa présence au pays et obtient la responsabilité de la sauvegarde ainsi que la mise en valeur des temples sous l’autorité de l’École française d’Extrême-Orient (Abbe 2008 : 61-62)29.

Il est primordial de s’attarder sur cette époque, car la légitimation de la présence française au Cambodge se construit autour d’une conception spécifique de ce que sont les arts et l’artiste cambodgiens, puis plus globalement, l’identité culturelle cambodgienne (Muan 2001 : 19). En

28 Ang Chouléan précise : « il va de soi que la marge de manœuvre dont il est question ici concerne les sculptures destinées à être vues. Autrement, on est en droit de concevoir que l’imagination peut se donner libre cours […] » (2006 : 188).

29 L’année précédente, une première délégation du Cambodge se rend en France pour participer à l’Exposition coloniale de Marseille. Il s’agit du premier contact des gens de la métropole qui sont fascinés par l’exotisme du Cambodge (Abbe 2008 : 70).

Figure 4 Dans son article, Ang Chouléan  fait remarquer le visage particuli‐ èrement atypique de l'apsara de droite  comparativement à celle de gauche.  Crédits photo : Ang 2006 : 190. 

53 1917, George Groslier est chargé d’entreprendre une enquête à travers le Cambodge pour faire état de la situation des arts (Abbe 2008 : 63)30. À titre d’exemple, les résultats de l’enquête à

Battambang sont clairs : « il existe des artistes jouissant d’une certaine réputation parmi la population et [sic] décomposée comme suit : sept dessinateurs, quarante-huit bijoutiers, sept sculpteurs, point de fondeurs et de tisseurs » (Roun, Chaufaikhèt de Battambang 1917, ANC- FRSC)31. S’il est vrai que de tous ces artistes, seuls les bijoutiers s’adonnent à leur pratique à

temps complet, le Chaufaikhèt de Battambang souligne : « […] je n’ai observé l’abandon complet d’aucun art; mais en raison de la pénurie de la clientèle, ces métiers artistiques ne sont pas exercés d’une manière intensive […] » (Roun, Chaufaikhèt de Battambang 1917, ANC- FRSC). Ce portrait de la situation des arts semble être généralisable à l’ensemble du pays. Les arts à Battambang durant le Protectorat français

Le nom de la ville de Battambang signifie « bâton perdu » (bad dambaung), lequel aurait été retrouvé dans la forêt près de la ville selon la légende (Grant Ross 2003 : 5). Battambang est la

capitale de la province du même nom32. Reconnue pour la richesse de ses sols, elle est parfois

appelée le grenier à riz du Cambodge (Ministère de l’Information du Cambodge 1968 : 3, ANC-collection Charles-Meyer). Jusqu’en 1907, la ville était sous le contrôle des Thaïlandais

qui y avaient posté un gouverneur33. Tauch Chhuong (1994) raconte que ce gouverneur

détenait deux troupes de théâtre. La première était composée d’acteurs masculins (lkhaon khaol) dont la salle de répétition se situait près du marché Leu. L’autre, plus modeste, était composée de femmes mises au service du gouverneur (Tauch 1994 : 87-88). En province, il y avait aussi plusieurs troupes qui excellaient dans les représentations d’épisodes du reamke ou dans le yike et plusieurs chanteurs connus performaient différents types de chants comme le chapey ou le smot (Tauch 1994 : 90-92).

Rappelons que dès cette époque, le moine Ind, auteur du Gatilok, était connu pour ses poèmes et apprécié par le gouverneur (Tauch 1994 : 98-99). Dans l’ouvrage de Tauch Chhuong, peu

30 Groslier est le premier Français à naître au Cambodge en 1887 (Abbe, 2008 : 63). Parce qu’il connaît bien le pays, qu’il y a fait déjà plusieurs études et publié déjà quelques textes et qu’il est lui-même peintre, on le charge de mener cette enquête. 31 Le Chaufaikhèt de Battambang dresse une liste des noms des peintres, puis une autre des sculpteurs de la région. Les deux listes sont identiques ce qui laisse supposer qu’il s’agit des mêmes personnes. Voici les noms des peintres et des sculpteurs inscrits à ces deux listes : Tor, Nhek, Sok, Sena, Treng, Leang et Van (Roun, Chaufaikhèt de Battambang 1917, ANC-FRSC). 32 Voir Annexe I pour la carte du Cambodge. Voir Annexe II pour la carte de la province de Battambang et la localisation de la municipalité.

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d’informations concernent les talents locaux en sculpture et peinture, mais l’auteur mentionne que plusieurs pagodes bouddhistes ont une grande valeur artistique, notamment Wat Sangker, Wat Damrey Sarm et Was Pothiveal, ce qui suppose de la qualité du travail des artistes battambangeois (Tauch 1994 : 103-104). Avec la restitution de la province au Cambodge en 1907, la ville devient un centre régional de l’administration coloniale comme en témoignent ses nombreuses villas et le quadrillé des rues de son centre-ville, ce qui en fait encore aujourd’hui sa marque distinctive (Master Plan Team Battambang Municipality 2009 : 34-35; Grant Ross 2003 : 19)34.

Bien que la description du le Chaufaikhèt de Battambang ne soit pas alarmiste, Groslier conclut, « sur la base de sa propre conception, que les artistes travaillaient à temps plein avant l’établissement du protectorat », et que conséquemment, les arts cambodgiens sont alors que les arts cambodgiens sont sur le point de disparaître (Muan 2001 : 43). Pour y remédier, en 1917 l’École des arts cambodgiens est créée à Phnom Penh et il y est nommé directeur. L’important réseau des résidents de France postés en province est mis à contribution pour la sauvegarde : par exemple, dès 1919 trois pensionnaires de Battambang sont acceptés pour

venir étudier à l’École des Arts cambodgiens de Phnom Penh35. En 1922, dans une

correspondance, Groslier annonce la création de quatre bourses étudiantes au Résident de Battambang Bardez (Groslier 1922, ANC-FRSC). En 1920, le musée Albert Sarraut est aussi créé et ses collections se constituent avec l’aide de ces résidents français. Sous l’ordre de Groslier, ceux-ci sont responsables d’encourager le don d’objets anciens de la part des habitants, en échange d’une compensation financière, comme l’indique une correspondance du

Résident de Battambang avec Groslier36 (Résident de France à Battambang 1922, ANC-FRSC).

Ces deux institutions ont pour objectif de redonner aux arts cambodgiens leur gloire d’antan avant l’arrivée des Français (Ly et Muan 2001 : 244).

34 Voir annexe III, figures 2 et 3 pour une idée du développement de la ville à durant le Protectorat français.

35 « A la date du 15 janvier 1920, l’École des Arts cambodgiens de Phnom-Penh recevra 25 élèves provinciaux désireux d’apprendre les arts et industries d’art strictement cambodgiens […] Le coefficient fixé par localité et spécialité a été calculé sur l’état des industries d’art de chaque province, les matières premières qu’on y trouve et les possibilités de vente soit sur place soit en liaison avec la capitale. Chaque élève à la fin de ses études, d’une durée de trois ans au minimum, retournera dans sa commune d’origine y exercer l’art appris. Il sera aidé, dans ce centre seulement, pour son installation et ses débuts par l’École des Arts de laquelle il restera le protégé, l’ouvrier accrédité et le représentant pour toutes transactions ou travaux futurs » (T. (illisible), Résident Supérieur au Cambodge 3 septembre 1919, ANC-FRSC).

36 Par exemple, le 19 mai 1922, le Résident de Battambang envoie « un collier en or, une paire de bracelets ciselés en bronze, une paire d’anneaux avec pied en bronze, un collier en argent et un tam-tam qui ont été trouvés par la famille Chau Say Neang Thin, notamment par un enfant de 3 ans, après leur journée de travail comme casseurs de pierres dans la région du Phnom Chi(?)méak dans le khum de Tvak (Battambang) le 6 avril 1922 » (Résident de Battambang, 22 mai 1922, ANC-FRSC).

55 Une fois gradués, les étudiants sont invités à se joindre à l’une des cinq corporations de métier sous la supervision de la Direction des Arts dont l’objectif est de faciliter le contact avec les clients et d'assurer ainsi un revenu aux artistes nouvellement professionnels : « les élèves sortants de l’École, entrent naturellement dans les corporations et remplaceront progressivement les artisans actuels appelés à disparaître par voie d’extinction. Dans un avenir relativement proche, toutes les corporations seront presque exclusivement peuplées par l’École et formées à des méthodes de travail et d’exécution infiniment supérieures à celle en usage actuellement » (Baudoin Résident Supérieur au Cambodge, 1922, ANC-FRSC).

Ces méthodes auxquelles réfère Baudoin, sont les modèles d’art pour l’enseignement élaborés par Groslier et son équipe. Ces derniers décident quasi unilatéralement de ce qui est purement « khmer », c’est-à-dire de ce qui selon eux descend directement de l’époque glorieuse d’Angkor (Shapiro 1995 : 12). Ces modèles sont inspirés des ornements et des bas-reliefs décorant les temples et ne présentent aucune perspective puisqu’ils sont réalisés en deux dimensions

uniquement (Muan 2001 : 83)37. Une fois ces modèles développés, l’étudiant apprend à les

répliquer le plus fidèlement possible. Chaque élève doit d’abord effectuer une année dans une classe de dessin et de peinture avant de se spécialiser en architecture, en modelage, en fonderie, en joaillerie ou en ébénisterie. Ces savoir-faire n’avaient jusqu’alors jamais nécessité la conception de croquis sauf pour les peintures dans les wat (Muan 2001 : 73 et 81).

Selon Muan, c’est aussi sous Groslier que la distinction entre chéang kormnour, « artisan », et selpakor (សិលបករ), « artiste » a été introduite (2001 : 42). D’origine modeste, les chéang kormnour sont près des besoins des gens ordinaires : ils peignent dans les pagodes, élaborent des affiches

commerciales ou répondent aux demandes de leurs clients (Entrevue Pen Robit, été 2012)38. Il

semble qu’à partir du Protectorat français, ce terme réfère généralement aux personnes s’adonnant à leur pratique artistique à des fins commerciales. Srey Bandaul note que gagner sa vie de cette façon semblait difficile pour une majorité à cette époque. Cette précarité financière rend le métier de chéang kormnour peu valorisé socialement; les parents hésitant généralement à marier leur fille à l’un d’entre eux (entrevue avec Srey Bandaul, été 2012). Pour ce qui est du terme selpakor, il renvoyait au domaine des arts de la scène, c’est-à-dire les chanteurs, les

37 Voir Annexe IV pour un exemple de modèle similaire.

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musiciens, les comédiens et, avec l’arrivée du cinéma, les acteurs (propos de Srey Bandaul, Chov Theanly et Pen Robit, été 2012). Notons que le terme selpakor semble s’être diffusé à partir de l’Âge d’or des arts cambodgiens à la vocation d’artiste en général, comme nous le verrons plus loin.

Quelle place accordée à l’expression subjective de l’artiste dans ce contexte? Groslier se défend de figer les arts cambodgiens et de contraindre les artistes à être copistes : « aux jeunes gens cambodgiens de demain qui auront du moins, sous notre égide, pris connaissance de leurs vieilles traditions nationales, d’en créer de nouvelles si celles-là ne leur suffisent plus, puisqu’en leur donnant confiance en eux-mêmes, nous leur conférons la liberté de partir dans le sens où les pousseront leur instinct » (1925, ANC-FRSC). Toutefois, les effets des politiques de sauvegarde du Protectorat exposés dans Muan (2001) laissent à en douter, d’autant plus que Groslier affirme lui-même ailleurs que « si le public peut demander n’importe quoi et l’artisan créer de nouveaux thèmes [c’est] à condition qu’ici et là, notre contrôle reconnaisse qu’il s’agit d’objet d’art de bon aloi. […] La production est ainsi assurée à l’abri de toute discussion, entre des limites précises qui conviennent au tempérament de l’individu, dans une collaboration étroite entre lui et l’office de vente » (Groslier 1925, ANC-FRSC). Avec la création de l’École des Arts cambodgiens, l’élaboration d’un cursus scolaire normatif et l’établissement d’institutions oeuvrant dans le milieu artistique, Groslier et son administration introduisent ainsi, « au service du protectorat et d’une entreprise commerciale, une sorte d’art khmer idéal et stéréotypé » (Abbe 2008 : 67). Cette conception de l’art cambodgien n’envisage pas la possibilité que l’artiste khmer puisse s’exprimer à travers son art en dehors du cadre imposé par le Protectorat.

2.2.3. Les arts durant l’époque de l’indépendance (1953-1970)

L’indépendance obtenue par le roi Sihanouk en 1953 fait des arts un véhicule du nationalisme favorable à un véritable « Âge d’or » des arts cambodgiens (Ly et Muan 2001). Durant cette époque, on assiste à une réappropriation partielle du discours élaboré à la période coloniale au profit du nationalisme. Effectivement, le retour à l’apogée de l’empire khmer, remontant à l’époque angkorienne, est présenté comme un idéal à atteindre, ce qui se fait notamment remarquer par l’émergence des temples d’Angkor comme symbole national distinctif. Muan

57 démontre bien comment les artistes sont mis à contribution dans le développement d’un sentiment national partagé (2001 : 328).

Effectivement, dans le domaine des arts visuels, une rupture de style importante survient avec l’arrivée du professeur japonais Suzuki, qui introduit les représentations en trois dimensions de sujets inspirés de l’environnement immédiat des artistes, c'est-à-dire le dessin d’observation, ce qui avait été interdit sous Groslier39 (Muan 2001 : 83, 273). Cette rupture de style

qualifiée de « moderne » au Cambodge « is in some ways tragically ironic since [these] representational forms of painting and sculpture […] were already well worn forms of academic impressionism within the context of Western « modern art » » (Ly et Muan 2001 : 248).

Néanmoins, elle constitue une innovation majeure dans le contexte cambodgien où les artistes sont désormais encouragés à développer des créations originales et personnelles (Muan 2006a : 22). Durant les années 1960-70, Nhek Dim est reconnu comme le premier peintre moderne du Cambodge à bien gagner sa vie grâce à ses peintures. Aujourd’hui encore, on retrouve dans les galeries commerciales de Phnom Penh de nombreuses et souvent pâles copies de ses œuvres. Il marque l’histoire par son trait de pinceau caractéristique et ses thématiques avant-gardistes qui se distinguent de celles enseignées à l’ÉAC telle que les paysages, les scènes de la vie quotidienne et les jolies filles légèrement vêtues (Muan 2001 : 307). À noter qu’à peu près à la même époque, des thématiques similaires sont évoquées, à travers la peinture thaïlandaise, comme vecteur d’une identité nationale unifiée sous le signe de la tradition (Poshyananda 1996 : 105).

39 « A curious triangulation emerges in which the form of representation used by Groslier in his own paintings is seen as conservative and passé in relation to the French avant-garde and definitions of Western modernism; in the context of Cambodia however, Groslier’s own style of painting, prohibited under colonialism, will become the « modern » of independence » (Muan 2001 : 102).

Figure 5 Peinture de Nhek Dim, 1974, A village 

in Kompong Cham. Crédits photo : Lors 2001: 

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L’École des Arts cambodgiens devient l’Université Royale des Beaux-Arts (RUFA) en 1965 et a pour fondateur et premier recteur l’architecte cambodgien Vann Molyvann (Ly et Muan 2001 : 254). Alors que les étudiants gradués sous Groslier travaillaient essentiellement à produire manuellement des objets, les « graduates of the Royal University of Fine Arts would provide the ideas, designs, and plans for machine made objects, thus helping to establish a truly national industry », participant par le fait même à l’entreprise de modernisation du Cambodge mené par le gouvernement du roi Sihanouk des années 1950-1960 (Muan 2001 : 328). Ces objets, symboles de la nation indépendante, sont de plus en plus consommés par la jeune élite cambodgienne. Rapidement, étant donné la Guerre froide et malgré que Sihanouk