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CHAPITRE 2 : ANALYSE NARRATIVE DE JOSUÉ 6 INSPIRÉE PAR L’ARL

2.2. Analyse narrative de Jos 6

2.2.6. Les personnages et leurs points de vue

Le récit de Jos 6 met en scène différents types de personnages. On y rencontre même un personnage divin : l’Éternel. Parmi les personnages humains, le narrateur ne mentionne que les noms de deux d’entre eux, ici Josué et Rahab. Quant aux autres, il les assimile à leurs fonctions dans le récit. Les personnages du récit sont Josué (fils de Nun), le roi de Jéricho, les vaillants soldats de la ville, les hommes de guerre d’Israël, les sept sacrificateurs qui portent les trompettes retentissantes, tout le peuple appelé à pousser de grands cris, les sacrificateurs qui portent l’arche de l’alliance, les hommes armés qui marchent devant l’arche (probablement les hommes de guerre), l’arrière garde qui suivait l’arche, le clan de Rahab, les habitants de Jéricho (hommes, femmes, enfants et vieillards) et les jeunes gens (les deux espions). Nous allons les étudier séparément dans les sous-sections qui suivent.

- L’Éternel

Malgré son caractère divin, nous considérons l’Éternel comme faisant partie des personnages; et ce, du fait qu’il parle et donne des injonctions à un autre personnage du récit (vv. 2-5). J. - P. Sonnet qualifie ce genre de personnages de clairs-obscurs. En effet, il écrit : « La présentation biblique du personnage (humain) doit sans doute beaucoup à la conception d’un personnage en clair-obscur, à l’individualité farouche et mystérieuse : le personnage de Dieu199. » Nous l’admettons comme notre Dieu et notre Sauveur.

- Josué

Pour identifier le héros parmi les personnages d’un récit, J. P. Fokkelman invite le lecteur à penser aux critères de présence, d’initiative et de prise en charge de la quête200. Prenant appui

sur ces critères de reconnaissance du héros, Josué serait sans doute le seul personnage humain du récit qui remplit ces conditions. Il est le héraut chargé de transmettre les injonctions de l’Éternel au peuple (vv. 6-7). Il donne des ordres aux sacrificateurs, aux hommes de guerre et au peuple tout entier qui lui obéissent sans tergiverser (vv. 8-9 ; v. 16). Il prend toujours des initiatives et les adjuvants l’accompagnent dans l’accomplissement de l’action (v. 12).

199 J.-P. Sonnet, L’analyse narrative des récits bibliques…, p. 79. 200 J. P. Fokkelman, Comment lire le récit biblique…, p. 227.

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Ces différents éléments suffisent à attester le fait qu’il est bel et bien le héros humain du récit. P. Béré dit que Josué avait sous ses ordres les intendants, les prêtres porteurs de l’Arche, les chefs de clan du peuple, les Anciens ainsi que les autres membres du peuple. Outre cela, il servait de répondant pour les enfants d’Israël, face aux nations201.

Par ailleurs, lorsque nous soumettons les différents personnages du récit aux critères d’identification du héros définis à travers le schéma tripartite de Greimas, présenté par J. P. Fokkelman202, Josué se montre toujours jouant bravement ce rôle. Ce schéma, explique J. P. Fokkelman, stipule qu’un héros doit passer un test à trois reprises. Le premier test est appelé « épreuve qualifiante ». Il lui faut impérativement se qualifier comme héros. Le second est appelé « épreuve décisive ». Le héros, pour mériter ce titre, doit faire ses preuves de manière cruciale. Le dernier test est celui de l’« épreuve glorifiante ». À ce stade, le personnage, qui prétend être le héros, doit confirmer sa renommée.

Dans le contexte de la conquête de Canaan et particulièrement celui de Jéricho, si nous admettons qu’avant le début de la procession, la ville était déjà assiégée par Josué et ses hommes, alors la rencontre de l’être céleste, tenant l’épée nue dans la main, peut être considérée comme une épreuve qualifiante. C’est un acte courageux digne d’un général d’armée. Il fut d’ailleurs le premier à engager la conversation avec ce personnage étrange, avant de se rendre compte qu’il avait affaire à un chef de grade supérieur devant lequel il ne lui restait qu’à s’incliner (Jos 5,13). Au v. 2 du chapitre 6, l’Éternel s’adresse à Josué. Il lui promet la victoire et lui dévoile la stratégie militaire qu’il doit suivre. Josué passe cette épreuve qualifiante avec brio. Outre la voix du narrateur et le discours de l’Éternel, les discours de Josué dominent de récit. Il prend des initiatives, donne des ordres, met en garde et prononce des sentences. Josué réussit également le troisième et dernier test qui est la confirmation de sa renommée. De toute évidence, le narrateur omniscient du récit nous informe que « [l]’Éternel fut avec Josué, dont la renommée se répandit dans tout le pays » (v. 27).

201 P. Béré, Le second serviteur de Yhwh… p. 208.

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Vu les caractéristiques de ce personnage plan, nous manifestons davantage le sentiment d’être à son service que de chercher à nous identifier à lui. L’éthique sociale en vigueur dans notre communauté sociale exige la crainte, l’obéissance et la soumission envers les grandes figures de la société (héros, chef, etc.). Cependant, il ne serait pas surprenant que certains lecteurs appartenant à d’autres communautés interprétatives manifestent le sentiment de s’identifier à Josué, le héros dont le point de vue est celui de Dieu.

- Le roi de Jéricho

Le narrateur, au moyen de l’ellipse narrative, ne dit rien au sujet de l’identité du roi de Jéricho. De toute évidence, nous n’éprouvons pas de l’empathie pour ce personnage à cause de son rang social élevé.

- Les vaillants soldats de la ville

Comme pour le roi de Jéricho, le narrateur ne nous décline pas leurs identités. Nous savons seulement qu’ils étaient des soldats redoutables dont l’Éternel lui-même a mentionné la vaillance dans son discours (v. 2). Leurs points de vue n’étant pas bons, nous nous en éloignons et ne cherchons pas à leur ressembler malgré leurs qualifications militaires. - Les sept sacrificateurs qui sonnent les sept trompettes

Le narrateur n’en dit pas trop sur l’identité de ces sacrificateurs. Nous ne les reconnaissons que par l’entremise de leur fonction dans le récit. Il s’agit de sonneurs de trompettes retentissantes. Toutefois, le livre des Nombres nous informe sur leur lignage. C’est une fonction qui est assignée aux fils d’Aaron (Nb 10,2). Leur point de vue est positif et par voie de conséquence, nous nous identifions à eux; et ce, rien qu’à les observer accomplir talentueusement leur tâche de trompettistes dans le récit.

- Les sacrificateurs qui portent l’arche

Le narrateur, par l’entremise d’une ellipse narrative, passe sous silence l’identité des sacrificateurs chargés de transporter l’arche. À l’instar des trompettistes, le livre des Nombres nous dévoile leurs identités. Il s’agit d’une fonction assignée à la famille des Kehathites, descendants de Kehath (Nb 3,30-31). Leur point de vue est identique à celui des sonneurs de

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trompettes. Par empathie, et par notre identité de pasteur, nous nous identifions à eux puisqu’ils ont facilement accès à l’arche et sont les porteurs de ce qui incarne la présence de l’Éternel parmi le peuple.

- Les hommes armés et les hommes de guerre

Ces personnages masculins accompagnent le héros dans la résolution du problème. Leur courage et leur soumission sont sans précédent. Cela démontre que leurs points de vue ne s’opposent ni à celui du héros ni à celui du personnage divin. Nous dénonçons la violence. Par conséquent, nous n’éprouvons pas de l’empathie pour ces combattants sanguinaires même s'ils le font au nom d'un Dieu que nous confessons. Le lecteur passionné par des actions militaires, quant à lui, n’hésitera pas à s’identifier à eux. Le récit est presque dominé par la masculinité. Seule Rahab, qui y est présentée comme une prostituée, représente la gent féminine. Cela nous permet de comprendre la posture machiste du narrateur et les hommes armés qu’il met en scène.

- Rahab la prostituée

De tous les personnages, au premier abord, Rahab203 est celle qui nous intrigue, un tant soit peu, et suscite en nous l’étonnement, et ce, rien qu’en considérant sa profession. La présence scénique de cette femme aux mœurs controversées dans la dernière partie du récit est pourtant totale. Le héros du récit l’appelle de plusieurs manières : « Rahab la prostituée » (v. 17), la femme prostituée (v. 22a), la femme (v. 22 b). Le narrateur, dans son commentaire qui suit directement le discours de Josué, l’appelle tout simplement Rahab (v. 23). Néanmoins, pour indiquer son inclusion au sein du peuple d’Israël, il emploie les mots de Josué en l’appelant « Rahab la prostituée » (v. 25).

203 Le Nouveau Testament la présente comme une femme idéale, exemplaire à bien des égards. En effet, Mathieu la cite dans la généalogie de Jésus-Christ fils de David, fils d’Abraham : « Salmon engendra Boaz de Rahab ; Boaz engendra Obed de Ruth » (Mat 1,5). N’est-ce pas l’occasion d’accréditer ce proverbe français qui dit : Tel

père, tel fil, pour faire allusion à Salmon et à son fils Boaz qui tous ont épousé des femmes qui n’avaient pas

normalement leur place parmi le peuple élu. Plus étonnant encore, l’auteur de l’épître aux Hébreux inscrit Rahab sur la liste des héros de la foi (Hb 11,31). Parlant de la nécessité de la foi par les œuvres, Jacques à son tour l’a cité en exemple (Jc 2,21-25).

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Ces différentes appellations caractérisent ce personnage féminin et attirent notre attention sur elle et sur le rôle clé qu’elle joue dans le récit après l’Éternel et Josué. Rahab, que nous qualifions de personnage plan à cause de la récurrence de son nom, est présentée dans le récit comme celle qui a porté secours aux messagers envoyés espionner la ville (v. 17). Le récit n’insiste que sur son acte salvateur envers les espions. Cependant, son métier de prostituée, évoqué à côté de ses bonnes actions, nous trouble. D’emblée, nous avons le pressentiment que le narrateur vise quelque chose. Il cherche, soit à ternir l’image de ce personnage féminin qu’il aurait dû présenter comme l’héroïne du récit soit à attirer notre attention sur la théologie du texte. À ce sujet, The international Bible Commentary écrit: « In all of Jericho neither the king nor those who symbolize power and wealth are saved; instead a prostitute is saved. Once again this marks the missionary projection of the Bible: a foreigner, a prostitute become the locus of divine salvation204. »

En recueillant les propos de E. Anne Clements, S. Doane inscrit Rahab sur la liste des femmes marginalisées en Israël qui, par leurs actions, montrent des valeurs importantes pour l’alliance entre Dieu et son peuple. Il la présente aussi comme symbole de la foi et de la loyauté205. S. Doane fait aussi mention du rôle de Rahad dans la bataille. Dans le livre de Josué, écrit-il

Rahab joue un rôle important dans la chute de Jéricho. Elle manifeste plusieurs qualités associées à la masculinité. Elle cache les espions hébreux et trompe les soldats de Jéricho. Elle s’occupe de sa famille en négociant pour les sauver de la destruction. On lui attribue une des plus importantes professions de foi dans la Bible hébraïque, même si elle est étrangère206.

En Rahab, nous voyons la visée missionnaire de la Bible et le plan divin de salut de toute l’humanité, voire l’inclusion des autres peuples parmi les « fils d’Abraham ». Nonobstant son ancien métier de prostituée, son intervention pour aider les fils d’Israël dans la conquête

204 William R. Farmer (ed.), The international Bible Commentary, A Catholic and Ecumenical Commentary for the Twenty-First Century, United States of America, The Liturgical Press, 1998, p. 533.

205 S. Doane, Analyse de la réponse du lecteur au récit des origines de Jésus en Mt 1-2 …, p. 136. 206 Ibid., p. 184.

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de Jéricho, sa confience en YHWH.et le salut dont elle a bénéficié transforment désormais son point de vue, jadis négatif, en celui de Dieu. De fait, nous pouvons nous identifier à elle.

- La famille de Rahab

Le discours de grâce, formulé par Josué à l’adresse de Rahab, inclut sans restriction « tous ceux qui seront avec elle dans la maison » (v. 17). Au verset 22, il est même écrit « tous ceux qui lui appartiennent, comme vous le lui avez juré » sans préciser leurs identités. Le héros lui-même, en parlant de Rahab la prostituée, ignorait ceux qui étaient en présence de Rahab. À ce stade du récit, nous jouissons d’une longueur d’avance sur le héros, sur tout le peuple et sur les espions. Puisque, le narrateur nous dévoile partiellement leurs identités. Il s’agit de « son père, sa mère, ses frères, et tous ceux qui lui appartenaient » (v. 23a). En plus de son père, sa mère et ses frères, Jos 2,13 mentionne ses sœurs. Toutefois, il reste dans les deux chapitres (2 et 6), un groupe de personnes non identifiées laissées à notre imagination. Le narrateur les décrit en ces mots : « tous ceux qui leur appartiennent » (Jos 2,13) ou « tous ceux qui lui appartenaient » (Jos 6,23). Par ailleurs, le terme « les gens de sa famille » (v. 23 b) ne fait-il pas référence à la « maison de son père » (v. 25a) ? Il ressort ici l’effet d’une subversion de l’attribution habituelle de la famille comme une possession du père. C’est Rahah qui est responsable de la famille. Elle passe donc en action, sauve sa vie et épargne tous ceux qui l’appartenaient d’une destruction certaine. Concernant l’identité de ceux-ci,

nous pouvons arguer qu’après leur retrait de la maison où ils se trouvaient (v. 22), le héros et ses hommes connaissent désormais l’identité de ces « personnages passifs » sauvés par le biais de Rahab. Cela engendre un renversement de position. La connaissance que nous avions devient inférieure à celle des personnages par rapport à l’identité de ces gens. Nous constatons que le récit a privilégié le discours de leur salut au détriment de leurs identités réelles. Nous comprenons aussi à travers ces personnages, l’expression de la grâce divine. Il suffit d’être au bon endroit au bon moment pour être sauvé ! Leur point de vue est positif et nous souhaitons être à leur place plutôt que de périr par l’épée.

- Les espions

Josué utilise le vocable « messagers » (v. 17) pour les nommer. Toutefois, le narrateur, par son omniscience, ne nous laisse pas dans le doute. Il précise premièrement qu’il s’agit bien

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de deux hommes (v. 22) qui ont accompli cette mission d’espionnage. Cette précision sur le nombre corrobore ce qui fut dit antérieurement dans le chapitre 2, à savoir qu’ils étaient « deux espions » (v. 1). Il précise davantage que ces deux hommes étaient de jeunes gens. Cette précision n’est pas gratuite. En effet, toute la nation des hommes de guerre qui étaient sortis d’Égypte a péri dans le désert. Ce sont leurs progénitures que l’Éternel a établies à leur place (Jos 4,5-7). On comprend donc aisément le motif de cette précision de la part du narrateur. Leur présence scénique est totale dans la dernière partie du récit. Le héros les mandate pour aller faire sortir Rahab et son clan de la maison où ils s’étaient retirés (vv. 22- 23). Ces deux personnages sont parvenus à identifier la maison et à accomplir bravement leur mission. Le narrateur ne nous dit pas si le cordon de fil cramoisi que Rahab était censée attacher à la fenêtre par laquelle elle les avait fait descendre (Jos 2,18) leur a servi d’indicateur. Toutefois, le succès de leur mission de sauvetage suffit pour attester que leur point de vue rencontre parfaitement celui du héros. Nous nous identifions à eux pour la simple raison qu’ils ont porté secours au seul personnage féminin du récit et à son clan. - Les habitants de Jéricho

Jéricho est connue également sous le toponyme « la ville des palmiers » (Dt 34,3). Elle était une cité fortement peuplée à l’époque de la conquête en comparaison à la ville d’Aï dont les habitants étaient « en petit nombre » (Jos 7,3 b), à savoir douze mille personnes (Jos 8,25). Nous pouvons déduire que la population de Jéricho dépassait celle d’Aï. D’après le récit de Jos 6, les gens de Jéricho possédaient de grandes richesses de toute nature : des bœufs, des brebis, des ânes (v. 21) ; de l’argent, de l’or, des objets d’airain et de fer (v. 24 b). Aussi, la prostitution y était pratiquée, comme en témoigne la vie que menait Rahab, la prostituée (v. 17 b). Le récit présente le triste sort dont ces personnages ont été l’objet lors de la bataille. Josué et ses hommes les dévouèrent tous par interdit au fil de l’épée (v. 21). Vu leur sort tragique, le lecteur situé que nous sommes ne cherchera pas à s’identifier à eux. Actuellement, les membres de notre communauté religieuse et de notre communauté sociale sont victimes de tueries massives de la part des groupes armés; et ce, au nom de Dieu. En nous servant du test d’identification des personnages que nous propose E. M. Forster (voir 1.2.1.7.), Rahab et Josué sont plans parce qu’ils sont les seuls personnages qui reçoivent des

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noms propres. Les autres seraient des personnages en relief. La connaissance que nous avons des personnages, de leurs caractérisations et de leurs points de vue nous permet de mieux comprendre les fonctions qu’ils assument dans le récit.