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CHAPITRE 2 : ANALYSE NARRATIVE DE JOSUÉ 6 INSPIRÉE PAR L’ARL

2.2. Analyse narrative de Jos 6

2.2.3. Le genre littéraire du récit

Le narrateur de Jos 6 raconte un événement social. En effet, le récit parle de la conquête militaire de Canaan qui s’ouvre avec la bataille de Jéricho. On peut le considérer, d’une certaine manière, comme un récit des origines qui explique l’occupation de Canaan par Israël. Aussi, nous l’avons remarqué, l’auteur narre de déroulement de la bataille avec une certaine

173 J.-P. Fokkelman, Comment lire le récit biblique…, p. 228. 174 R. Alter, L’art du récit biblique…, p. 11.

175 La Bible en français, version Louis Segond 1910 (Elle est l’une des Bibles de référence de ma communauté interprétative).

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exagération (v. 21 ; 24). Dans cette perspective, nous sommes autorisés à nous demander à quel genre littéraire appartient un tel récit et quelles en sont ses implications.

Concernant la question du véhicule littéraire de Jos 6, Pierre-Maurice Bogaert et ses collaborateurs prétendent que le genre littéraire dont il est issu est difficile à cerner, puisse qu’il est difficile de situer archéologiquement un événement qui aurait dû laisser des traces. Outre cela, et sur une base purement littéraire, on est frappé par le style « sacerdotal » d’un tel récit, où prescriptions et actions se répètent presque à l’identique176. Or, cela ne devrait

pas nous empêcher de classer Jos 6 dans un genre littéraire précis. Il nous incombe de relever ce défi afin de permettre une meilleure compréhension du texte. Comme l’écrit G. Bonneau, « [p]our qu’un récit remplisse pleinement les fonctions qui lui sont assignées, il doit nécessairement épouser un genre littéraire approprié. Dans la production littéraire d’une idéologie, la signification est véhiculée autant par le genre littéraire et la structure du texte que par son contenu177. »

Concernant le genre littéraire de Jos 6, Thomas Römer écrit : « Dans la mesure où les récits en Jos 2-9 se situent […] dans la région de Benjamin, Alt et Noth les faisaient remonter aux traditions orales de cette tribu. Il s’agirait de récits étiologiques178 ». Jos 6 ferait donc partie

des récits étiologiques179 selon donc Alt, Noth et Römer. Il serait l’un des récits qui ont servi à la construction d’une épopée panisraélite de la conquête180. Laurent Pernot avance que

l’étiologie se révèle un des moyens utilisés par les anciens pour expliquer les phénomènes et

176 Pierre-Maurice Bogaert et collab., Dictionnaire Encyclopédique de Bible, Montréal, Iris diffusion Inc., 1987, p. 658.

177 G. Bonneau, Stratégies rédactionnelles…, p. 63.

178 Thomas Römer, « L’Histoire deutéronomique (Deutéronome -2Rois) » dans Thomas Römer, Jean-Daniel Macchi et Christophe Nihan (éd.), Introduction à l’Ancien Testament ..., p. 335.

179 « Un récit étiologique vise à expliquer l’origine d’un état de chose, d’une coutume, d’un lieu sacré, d’un nom propre, toponyme ou anthroponyme. On distingue donc trois types d’étiologies : légendaire, significative, étymologique. L’étiologie légendaire présente un état de chose ‘‘qui existe jusqu’à ce jour’’ comme le résultat d’événements qui se sont déroulés dans le passé. En Josué 2-9 les étiologies servent de matériaux à la construction d’une épopée panisraélite de la conquête. L’étiologie significative cherche à faire connaître le sens profond d’un phénomène, un rite, d’un monument. Quant à l’étiologie étymologique, elle donne l’explication de l’origine d’un nom propre qui est lié au récit par l’une des deux clauses étymologiques : ‘‘Et il lui donna le nom de…, car, dit-il,…’’ ou bien ‘‘C’est pourquoi on donne à ce lieu le nom de…’’ ». (Source : Pierre-Maurice Bogaert et collab., Dictionnaire Encyclopédique de Bible, Montréal, Iris diffusion Inc., 1987, p. 444-445.) 180 P.-M. Bogaert et collab., Dictionnaire Encyclopédique de Bible…, p. 444.

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pour réfléchir sur leur histoire et sur leur nature181. D’ordinaire, l’étiologie prend la forme d’un récit qui s’intègre à la narration historiographique proprement dite, allant jusqu’à se confondre avec elle182. Dans la pensée antique, le récit étiologique, comme celui de la prise de Jéricho qui dépeint le caractère sublime et héroïque de l’événement, occupait une place de choix dans la littérature. Abordant la question de l’intérêt de l’étiologie dans la pensée antique, Gérard Freyburger et Laurent Pernot disent que

[s]i le mot « étiologie » a pris dans les langues modernes un sens spécialisé, en matière médicale tout particulièrement, la notion qu’il recouvre était large et fondamentale dans les civilisations antiques. Pour les Anciens, la recherche des « causes » était universellement valable, et elle avait une portée explicative. Nombreux furent les récits destinés à retracer l’origine de différents faits, usages et institutions, dans le domaine religieux, politique, sociale, littéraire, rhétorique ou linguistique. Les causes assignées aux phénomènes étaient variées. Tantôt il s’agissait de l’acte inaugural d’un dieu ou d’un héros, tantôt de l’intervention décisive d’un homme ou d’un groupe. En racontant comment les choses avaient commencé, on démontrait leur pertinence et leur légitimité183.

Parlant de la légitimation, P. Berger et T. Luckmann disent que les légitimations peuvent se succéder l’une à l’autre, et chaque fois engendrer de nouvelles significations aux expériences sédimentées d’une collectivité. Aussi, l’histoire passée de la société peut être réinterprétée sans nécessairement troubler l’ordre institutionnel184.

Concernant le genre littéraire dont est issu Jos 6, nous admettrons, dans le contexte de cette étude, qu’il s’agit d’un récit étiologique légendaire ayant servi à la création d’une épopée panisraélite de la conquête. Selon notre compréhension, cela voudrait dire que la violence narrative de Jos 6 est imaginaire, voire fictive. Interpréter les choses sous cet angle serait perçue par d’autres lecteurs situés comme une manière d’humaniser la cruauté du récit. Le fait d’admettre qu’il s’agit d’une violence non réelle ne voudrait pas dire que le récit n’entretient aucun lien avec la violence réelle. Notre option d’interpréter le récit sous un

181 Laurent Pernot, Les causes de l’invention de la rhétorique, dans, Martine Chassignet (éd.), L’étiologie dans la pensée antique, Turnhout, Brepols, 2008, p. 98.

182 Martine Chassignet, « L’étiologie dans l’historiographie romaine antérieure à César et Salluste : Romulus ou le commencement absolu », dans Martine Chassignet (éd.), L’étiologie dans la pensée antique, Turnhout, Brepols, 2008, p. 35.

183 Gérard Freyburger et Laurent Pernot (dir.), « Préface », dans Martine Chassignet (éd.), L’étiologie dans la pensée antique, Turnhout, Brepols, 2008.

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angle pacifiste est dictée par notre communauté religieuse qui subit actuellement une persécution sanglante de la part des islamistes djihadistes. Nous voulons l'empêcher de se référer à ce texte pour répandre la violence.

Pour le bien-être de notre communauté religieuse, nous inférons que le récit est une explication imagée d’un événement historique et révolu. Nous nous alignons à Paul Béré, qui pense que la bataille de Jéricho telle que narrée ressemble à une liturgie185. Selon Thierry Grandjean, « l’étiologie relève essentiellement du registre didactique […]. Le second objectif est de faire réfléchir […]. Un autre objectif est celui de charmer et d’émouvoir le public. […]. Enfin, le dernier objectif des étiologies est la valorisation : il faut donner du prestige aux réalités expliquées186. » À partir de ces éléments, on peut déduire que la dimension

pédagogique de Jos 6 se ressent à partir de sa rhétorique narrative. En effet, c’est un texte où narration et discours, analepses et prolepses, explications et ellipses se succèdent, éclairant progressivement le lecteur situé que nous sommes. L’intrigue du récit est bien structurée pour faciliter notre compréhension.

Notre réflexion sur ce texte contribue aussi à sa réécriture en insistant sur son effet pédagogique, puisque l’intérêt social de l’étude consiste à instruire et à sensibiliser notre communauté sociale (la population burkinabè). Il est possible que le fait que Jos 6 soit perçu comme un récit étiologie signifie qu’il cherche à valoriser, à légitimer la vaillance, les exploits du Dieu d’Israël et la victoire de Josué et ses hommes sur leurs adversaires. Nous avons le sentiment que le fait que la scène se déroule sur la terre de Canaan, et plus précisément à Jéricho, est une manière de créer la nostalgie et l'espoir. Comme le disent P. Berger et T. Luckmann, « [t]oute transmission de signification [...] implique nécessairement des procédures de légitimation [...]. Celles-ci sont [...] administrées par le personnel de transmission. 187» Aussi, ajoutent-ils, « [t]oute transmission nécessite un certain

appareillage social. C’est-à-dire que certains types sont désignés comme des transmetteurs et

185 Paul Béré, Le second serviteur de Yhwh, Un portrait exégétique de Josué dans le livre éponyme, Orbis Biblicus et Orientalis 253, (s. l.), Academic Press Fribourg et Vandaenhoek & Ruprecht Göttingen, 2012, p. 200-201.

186 Thierry Grandjean, « Le recours à l’étiologie chez Dion de Pruse et chez Plutarque de Chéronée », dans Martine Chassignet (éd.), L’étiologie dans la pensée antique, Turnhout, Brepols, 2008, p. 162-163, 187 P. Berger et T. Luckmann, La construction sociale de la réalité…, p. 134.

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d’autres comme des destinataires de la connaissance traditionnelle188. » Comme récit

étiologique mis en scène sur la terre de Canaan, Jos 6 véhicule des connaissances traditionnelles, réinterprétées dans le récit.

En plus de ce qui vient d’être dit, John Scheid voit dans l’étiologie la possibilité de raviver une croyance, en ce sens qu’elle peut s’appuyer sur un aspect du culte pour soutenir sa démonstration189. Nous arguons, alors, que c’est ce qui explique l’usage des objets cultuels et liturgiques dans le récit.

Abordant la structure étiologique des Fastes, Danielle Porte avance qu’en ce qui concerne les indications liturgiques, le contenu rituel d’une fête et les prescriptions d’un sacrifice, nous devons les chercher sous les questions étiologiques. De même, pour pouvoir dresser une perspective d’ensemble sur une cérémonie, il nous est possible de reconstituer son déroulement en extrayant d’une narration étiologique les renseignements désirés190. Il se

pourrait que ce soit l’une des significations possibles du récit de Jos 6 qui emprunte la narration étiologique comme outil de communication. Le fait qu’elle produit tant d’effets sur nous, nous pouvons le considérée comme un réservoir de savoir. Le récit peut être vu comme ce que P. Berger et T. Luckmann ont appelé un « stock social de connaissances191 » dans lequel il est possible d’aller puiser l’intelligence utile à la « construction sociale de la réalité192 ».

En résumé, pour le salut de notre communauté religieuse et sociale, nous nous sommes alignés derrière Al, Noth et Römer, qui rangent Jos 6 dans la catégorie des récits étiologiques.

188 Ibid., p. 133.

189 John Scheid, Les frères arvales, ou comment construire une étiologie pour une restauration religieuse, p. 293, dans Martine Chassignet (éd.), L’étiologie dans la pensée antique, Turnhout, Brepols, 2008. 190 Danielle Porte, L’étiologie religieuse dans les Fastes d’Ovide, Paris, Les belles Lettres, 1985, p. 27. 191 « Le stock social de connaissances différencie la réalité selon son degré de familiarité. Il procure des informations complexes et détaillées au sujet des secteurs de la vie quotidienne auxquels je suis souvent forcé d’avoir affaire. Il procure également des informations bien plus générales et imprécises sur des secteurs éloignés de moi. Ainsi, ma connaissance de ma propre occupation et de son monde est-elle très riche et particulière, alors que je ne possède qu’une connaissance très vague des mondes occupationnels d’autrui. Le stock social de connaissances m’approvisionne ultérieurement en schémas typificatoires requis pour les principales activités routinières de la vie quotidienne, c’est-à-dire non seulement les typifications d’autrui qui ont été discutées auparavant, mais aussi celles qui s’appliquent à toutes sortes d’événements et d’expériences à la fois sociaux et naturels. » (source : P. Berger. et T. Luckmann, La construction sociale de la réalité…, 2012, p. 95.)

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De fait, il serait considéré comme l’un des récits qui ont servi à la construction de l’épopée panisraélite de la conquête de Canaan. En tant que narration étiologique légendaire qui vise l’enseignement, Jos 6 offre une explication imagée de la conquête. Il met en scène des personnages comme Dieu, Josué et Rahab, dont la simple présence scénique est significative. Nous y reviendrons au moment de l’étude des personnages et de leurs caractérisations. En empruntant ce véhicule littéraire, nous avons eu le sentiment que le récit vise la légitimation des actions qu’il rapporte. Toutefois, il (le récit) le fait en présentant la scène sous la forme d’une liturgie guerrière. Conformément à notre posture de lecteur situé, tous ces éléments nous donnent matière à réflexion, ce qui répond au besoin pédagogique du récit. En valorisant, voire sublimant les actions guerrières du Dieu d’Israël, en présentant le charisme exemplaire et l’héroïsme de Josué, en prônant l’unité du groupe et son application implacable de Loi de l’interdit, en accordant une place importante à la liturgie dans le récit, en mettant en scène une femme de mauvaise vie et son clan qui sont admis au sein du peuple, le récit nous pousse à nous projeter dans son monde narratif; et ce, par l’empathie que nous sentons envers certains personnages.

La rhétorique narrative employée nous oriente vers d’autres significations du récit. Comme l’écrit A. Wénin, « en posant ces choix, le narrateur oriente le lecteur dans le monde de son récit, déploie une « stratégie narrative » pour lui proposer des valeurs ou des contre-valeurs, pour le pousser à réagir de telle ou de telle manière ou pour mettre en question sa vision du monde, de l’existence193. »

2.2.4. Point de vue du narrateur/Statut du narrateur

Selon R. Alter, « [c]e qu’il y a de plus original dans le rôle joué par le narrateur dans les récits bibliques est sans doute sa manière d’associer omniscience et réserve194. » Dans la même

veine, J.-P. Sonnet écrit que : « [s]i la convention du « narrateur omniscient » est connue de toute la tradition littéraire (et d’abord de la littérature ancienne), elle prend toutefois dans la

193 A. Wénin, « De l’analyse narrative à la théologie des récits bibliques… », p. 381. 194 R. Alter, L’art du récit biblique…, p. 248.

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Bible une forme singulière : la « science » du narrateur s’y trouve en effet couplée à la « science » du personnage de Dieu qui, le premier, est omniscient195. »

Le narrateur du récit de la bataille de Jéricho (Jos 6) manifeste une certaine liberté narrative. Cette liberté s’explique par le fait qu’il narre la scène à la troisième personne. Les commentaires et les explications qui accompagnent les discours des personnages démontrent sa maîtrise de l’enchaînement des événements et la mainmise qu’il a sur les personnages. Il tire toutes les ficelles du récit et nous donne l’impression que les personnages sont réduits à la fonction de marionnettes ou à la fonction de « patins manipulés par le destin196. » Cette

situation lui confère le statut de « narrateur omniscient ». Ce qu’a dit G. Bonneau, au sujet du narrateur de l’évangile de Marc s’applique au narrateur du récit de Jos 6. En effet, G. Bonneau écrit : « Jamais limité par le temps ou l’espace, le narrateur possède au surplus l’omniscience : non seulement il connaît les événements auxquels prennent part les personnages, il sait aussi leurs points de vue sur ces événements197 ». De même, à l’instar du

narrateur de l’évangile de Marc, celui de Jos 6 est absent de la scène qu’il narre. Par conséquent, son statut est externe au récit. Nous parlons du narrateur, certes, mais notre attention est davantage tournée vers le lecteur situé que nous sommes.