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Chapitre II Reconnaître les émotions d'autrui par les expressions de son visage

III. Reconnaissance des émotions sur les visages

III.4. Mécanismes cérébraux de la perception et de la reconnaissance des émotions exprimées par les

III.4.1. Perception

L'étape de perception des expressions du visage est une condition sine qua non à la reconnaissance en tant que telle des émotions, et comme nous l'avons vu, cette étape est parfois suffisante jusqu'à un certain niveau de reconnaissance. Le traitement perceptuel des visages, et des expressions faciales en particulier, est basé sur les mêmes structures que le traitement visuel en général, avec toutefois certaines spécificités. Deux principales divisions de ce traitement vont être décrites : 1) les mécanismes sous-corticaux rapides qui contournent le cortex strié, et 2) le traitement plus fin des informations visuelles impliquant le néocortex visuel occipital et temporal.

La voie sous-corticale rapide

Dans un premier temps, la perception précoce du visage module l'activité dans les structures sous-corticales ainsi que dans le cortex visuel primaire. Les structures sous-corticales impliquées comprennent le colliculus supérieur et le pulvinar, des structures vraisemblablement spécialisées dans le traitement visuel, relativement grossier, très rapide, automatique, et surtout dans le traitement de signaux visuels transitoires, comme les mouvements dynamiques des expressions faciales. Ce traitement visuel précoce aurait pour rôle de détecter des informations particulièrement saillantes, et d'en extraire les informations caractéristiques (Adolphs, 2002b). Il serait probablement automatique et systématique. Dans cette voie sous-corticale rapide, l'amygdale aurait également un rôle dans la perception précoce des expressions faciales émotionnelles (Morris et al., 1998), ce qui expliquerait son importance dans les émotions véhiculant une menace à laquelle il faut faire face immédiatement, comme la peur (voir ENCART 1). Les études en neuroimagerie fonctionnelle corroborent l'existence d'une voie sous-corticale constituée du colliculus supérieur, du pulvinar et de l'amygdale. En effet, l'activité cérébrale est corrélée dans ces trois régions (la partie droite de l'amygdale uniquement) en réponse à la présentation subliminale d'expressions faciales associées à des stimuli aversifs (Morris et al., 1999). Chez un patient souffrant de blindsight ou "vision aveugle", une étude a montré que ces mêmes structures sont activées lors de la discrimination d'expressions faciales émotionnelles dans le champ visuel aveugle (Morris et al., 2001). Ces données indiquent donc que le traitement,

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uniquement au niveau perceptif, des expressions faciales émotionnelles est suffisant pour discriminer chez autrui certaines émotions et serait réalisé par la voie sous-corticale que nous venons de décrire. Cette voie serait donc un point d'entrée de la perception des visages qui opérerait en parallèle avec la voie corticale (Adolphs, 2002b), détaillée ci-après.

ENCART1

L’AMYGDALE, STRUCTURE DEDIEE A LA PEUR ? La patiente SM souffre de la maladie d’Urbach-Wiethe, une maladie congénitale

rare induisant des calcifications

amygdaliennes bilatérales. Cette patiente sous-évalue systématiquement l’intensité de la peur exprimée par un visage (Adolphs et al., 1994). Elle présente des difficultés à dessiner un visage effrayé, déclarant qu’elle ne sait pas à quoi ressemble une telle expression. Elle saisit cependant le concept verbal de peur et

la prosodie correspondante. La

neuroimagerie, avec notamment deux études princeps, utilisant la TEP (Morris et al., 1996) et l’IRMf (Breiter et al., 1996), a ensuite confirmé l'implication de l'amygdale dans les expressions faciales de peur.

Toutefois, certaines études ont montré une implication de l’amygdale dans le traitement d’autres expressions que la peur : la joie, qui induirait une activation (Breiter et al., 1996)ou une désactivation amygdalienne (Morris et al., 1996), la tristesse qui augmenterait l’activité amygdalienne (Blair et al., 1999a). Certaines études mettent l’accent sur un déficit concernant les émotions négatives en général (Adolphs et al., 1999). Ainsi le rôle générique de l’amygdale se situerait dans le traitement des émotions négatives les plus saillantes, lui conférant une fonction dans la détection du danger et de la menace (Adolphs et al., 1999), et par conséquent dans les conduites d’évitement (Anderson and Phelps, 2000). Elle serait particulièrement utile à la lecture des messages sociaux véhiculés par le regard, dont dépend principalement l’expression de peur (Adolphs et al., 2005).

Pour conclure, l’amygdale ne doit pas être considérée comme le temple de la (re)connaissance des émotions, ni de la peur en particulier, mais plutôt comme un médiateur entre la perception des stimuli émotionnels et la construction de la connaissance du concept émotionnel (Krolak- Salmon et al., 2006a). Il pourrait même s'agir d'un rôle plus abstrait : l'amygdale ferait partie d'un circuit impliqué dans le traitement de stimuli saillants et/ou imprévisibles, pertinents d'un point de vue biologique (Adolphs, 2008). Cela irait ainsi de paire avec le rôle de l'amygdale dans le choix de réponses comportementales adéquates (Hampton et al., 2007).

La patiente SM, atteinte de lésions bilatérales de l'amygdale (régions circulaires noires en haut du scan IRM(c)) n'utilise pas les yeux comme indice visuel pour discriminer les émotions (a) et ne dirige pas normalement son regard vers cette partie du visage (b). Par contre si on lui donne pour consigne de porter son attention vers les yeux ("SM eyes" (d)), elle parvient à reconnaître normalement les expressions faciales de peur. Tiré de Adolphs (2008).

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La voie corticale pour percevoir les détails

Une fois que les régions du cortex visuel primaire ont fourni un premier traitement des caractéristiques du visage, des régions plus antérieures, dont le cortex visuel associatif, entrent en jeu pour construire une représentation plus détaillée du stimulus perçu. C'est à ce niveau que des représentations distinctes de l'identité ou de l'émotion sont élaborées afin de rendre explicite l'information utile pour la reconnaissance de l'une ou de l'autre.

Se basant sur des études de l’activation des aires corticales en réponse à des visages, et sur le modèle de Bruce et Young (1986), Haxby et al. (2000) ont proposé un système neuronal "distribué" pour la perception des visages dans lequel se différencient les représentations invariantes et les aspects changeants des visages (figure 1-18). Ils proposent l’implication principale de deux régions corticales pour illustrer leur modèle: la fusiform face area (FFA) et le sillon temporal supérieur (STS) (figure 1-18).

La FFA est une région du gyrus fusiforme latéral dont l'activation a été mise en évidence dans de nombreuses études traitant de la perception des visages en neuroimagerie (Kanwisher and Yovel, 2006). Elle coderait les informations faciales invariantes et typiques, utiles pour identifier les visages. Soulignons toutefois que, pour certains auteurs, cette région du gyrus fusiforme n'est pas une région dédiée spécifiquement aux visages mais plutôt à la perception visuelle d'une catégorie d'objets pour lesquels une compétence particulière a été développée (voir ENCART 2).

La seconde région se situe plus précisément dans la partie postérieure du STS. Elle est impliquée dans le traitement des aspects changeants et des mouvements du visage. Des études neurophysiologiques sur des primates non humains et en neuroimagerie chez l’homme, ont démontré que le STS est impliqué dans la détection d’information sur la direction du regard, l’orientation de la tête, les mouvements des yeux et de la bouche et l’expression du visage (Allison et al., 2000; Haxby et al., 2000; Narumoto et al., 2001). En outre, le système STS est étendu à d'autres régions corticales, dont certaines sont impliquées dans la perception des émotions (Haxby et al., 2000). Rappelons également que cette structure est également impliquée dans des processus de plus haut niveau comme l'attribution d'état mental à autrui, et en particulier d'état affectif (voir chapitre I paragraphe III.)

94 ENCART2

LA FUSIFORM FACE AREA, VISAGE OU EXPERTISE SPECIFIQUE?

Une hypothèse attribue un rôle plus général au gyrus fusiforme latéral que celui de la perception et de l'identification des visages. Il est en effet légitime de se demander si cette région n'est pas plus active pour les visages uniquement parce qu'il s'agit des "objets" avec lesquels nous sommes le plus familier et pour lesquels nous sommes devenus experts dans l'identification. Selon cette hypothèse, la FFA serait spécialisée dans la compétence, l'expertise visuelle et non pas simplement dans la reconnaissance des visages. En d'autres termes, elle serait activée par n'importe quel objet dès lors que celui-ci est perçu comme un élément singulier d'une catégorie bien connue et non pas comme un simple représentant de cette catégorie. Pour vérifier cette hypothèse, (Gauthier et al., 1999) ont demandé à des participants d'apprendre à comparer des figurines chimériques (les "Greebles") selon

leurs caractéristiques globales (famille) et selon leurs caractéristiques particulières au sein d'une même famille (individus). L'acquisition de cette expertise s'est

accompagnée d'une augmentation

d'activation dans la FFA lors de l'observation de Greebles. Ce même genre d'observation a été réalisé chez des personnes expertes en oiseaux ou en voiture, avec une activation plus importante de la FFA chez les experts dans leur catégorie, que chez les sujets non experts. Néanmoins c'est l'observation des visages qui provoquait les plus fortes activations (Gauthier et al., 2000).

Ensembles, la FFA et le STS fourniraient donc des informations sur l'expression faciale pouvant être associées avec l'émotion et la signification sociale de cette expression (Adolphs, 2002b). La construction de ces informations est un processus très rapide. Alors que la construction d'une représentation détaillée de la structure configurationnelle du visage semble exiger environ 170 ms (Eimer, 2000), il apparaît que la catégorisation rapide de l'émotion peut se produire avec une latence nettement plus courte. Les réponses les plus rapides pour la discrimination entre plusieurs expressions faciales émotionnelles on été observées d'abord dans le cortex occipital dès 80 ms (Pizzagalli et al., 1999), puis dans le cortex temporal entre 140 ms et 170 ms (Streit et al., 1999). Une activité plus tardive, après 550 ms, dans les régions occipitales, reflèterait une modulation de type top-down (Krolak- Salmon et al., 2001). Notons que le traitement rapide se produit de manière disproportionnée pour les expressions émotionnelles qui signalent la menace ou le danger, par exemple le traitement d'un visage en colère par rapport à un visage triste (Ohman et al.,

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2001), facilitant ainsi le traitement de ce type d'émotions, la peur en particulier (Schupp et al., 2004).

Différentes structures et différents réseaux interviendraient donc dans la reconnaissance des émotions, dès l'étape de perception. Soulignons cependant que la même structure, comme l'amygdale, peut participer aussi bien au processus de perception précoce qu'aux processus plus tardifs relatifs à la reconnaissance en tant que telle (voir Figure 1-19), et cela de manière simultanée (Adolphs, 2002b).

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FIGURE 1-18: STRUCTURES IMPLIQUEES DANS LA RECONNAISSANCE DES EXPRESSIONS FACIALES.

Les deux modèles de a| Bruce et Young (1986) et b| Haxby et al. (2000) commencent par la perception visuelle précoce du visage et des ses caractéristiques, puis, par étapes, relient ces processus aux connaissances conceptuelles, en particulier celles concernant les expressions facials émotionnelles. Tiré de (Calder and Young, 2005). c|Localisation anatomique du gyrus occipital inférieur (IOG), du sillon temporal supérieur (STS) et de la Fusiform Face Area (FFA), correspondant aux activations [visage>objets] représentées sur une vue latérale droite et une vue ventrale. Adapté de (Kanwisher and Yovel, 2006).

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