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Chapitre II Reconnaître les émotions d'autrui par les expressions de son visage

III. Reconnaissance des émotions sur les visages

III.1. identité et émotions

III.1.1. Modélisation du traitement des informations véhiculées par un visage : dissociation entre identité et expression

Au sein du processus complexe que représente le traitement des visages, la reconnaissance de l’identité d'une part, et la reconnaissance des émotions faciales d'autre part relèvent de deux mécanismes différents, qui sont vus comme indépendants dans la majorité des études. La double dissociation de ces mécanismes est illustrée par les observations de patients prosopagnosiques4 qui ne reconnaissent pas les personnes qui les entourent, mais qui ont des performances normales dans la reconnaissance des émotions faciales (Tranel et al., 1988). Cela suggère l'existence de systèmes cérébraux distincts pour ces deux processus. La reconnaissance des visages consiste à associer une identité à un visage après l’avoir détecté. Une spécificité du système de reconnaissance des visages réside dans la robustesse face aux changements d’expressions, de pose, d’illumination, ainsi qu’aux changements

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La prosopagnosie est une agnosie visuelle qui est en grande partie limitée à la reconnaissance des visages, mais laisse intacte la reconnaissance de l'identité personnelle à partir d'autres repères, comme la voix ou la démarche. La prosopagnosie est observée après des lésions bilatérales et, plus rarement, unilatérales du cortex occipito-temporal inférieur.

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morphologiques dus à l’âge et ceux dus à la présence d’artefacts visuels comme des lunettes ou la barbe. La reconnaissance d’émotions, plus spécifiquement, consiste à associer une émotion à une expression faciale. Le but est donc de déterminer, d’après son visage, l’état émotionnel interne de la personne. Il s’agit d’un problème du même ordre que la reconnaissance de visage : le visage en entrée doit être classé parmi un ensemble fini de classes représentant les émotions. Cependant, ici les caractéristiques extraites doivent être indépendantes de l’identité et des autres attributs du visage (Petropoulou, 2006).

De nombreux travaux ont démontré la séparation des traitements de différents attributs d'un visage. Ainsi, Bruce et Young (1986) ont élaboré un modèle désormais classique de reconnaissance des visages familiers. Ce modèle est constitué de modules reliés par différentes voies de traitement (Figure 1-14). Il est basé sur l'existence de sept types d'informations pouvant être délivrées par un visage : picturales (couleurs, éclairage), structurales (configuration d'un visage qui le distingue des autres), les informations sémantiques visuelles (âge et sexe) et les informations sémantiques liées à l'identité de la personne, l'expression de son visage, le mouvement des lèvres au cours de la parole et enfin l'accès au registre des noms. Même si les informations picturales et structurelles du visage apportent des informations aussi bien pour le traitement de l'identité que celui de l'expression, le modèle de Bruce et Young suppose que les expressions du visage, à l'exception de possibles expressions caractéristiques, ne sont pas importantes pour la reconnaissance d'un visage. Les expressions faciales sont considérées comme des caractéristiques variables du visage, et sont donc analysées séparément par le système cognitif pour leur contenu affectif. Le modèle suppose donc une indépendance fonctionnelle entre le traitement de l'identité et celui de l'expression (Posamentier and Abdi, 2003). Cela est démontré en particulier par le fait que l'identification des émotions n'est pas facilitée sur les visages familiers par rapport aux visages inconnus (Young et al., 1986). De plus, l'extraction d'informations visuelles permettant de reconnaître l'identité impliquerait les basses fréquences spatiales, alors que reconnaître une expression nécessiterait le traitement des hautes fréquences, suggérant deux voies fonctionnelles distinctes (Deruelle and Fagot, 2005).

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FIGURE 1-14:RECONNAISSANCE D'UN VISAGE : MODELE DE BRUCE ET YOUNG (1986). Tiré de Posamentier and Abdi (2003).

III.1.2. Processus communs et interaction entre identité et expressions faciales

Bruce et Young (1986) proposent donc que la séparation des voies de traitement de l'identité et l'expression d'un visage se produit immédiatement après l'analyse visuelle des visages, chacune des ces caractéristiques faciales comportant des représentations visuo- perceptives distinctes. Comme précédemment mentionné, cette théorie prend sa source dans l'observation des dissociations entre prosopagnosie et troubles de la reconnaissance

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des expressions faciales. Calder et Young (2005) remettent en cause cette stricte observation. En effet, une fois analysées en détails, les observations sur les patients prosopagnosiques montrent que seulement deux études rapportent des cas de prosopagnosie avec une réelle préservation de la reconnaissance de l'expression du visage. De plus, autant les déficits relatifs à l'identité du visage affectent la reconnaissance de tous les visages familiers de manière équivalente, autant les troubles de reconnaissance des émotions affectent de façon disproportionnée une catégorie émotionnelle, comme la peur (Adolphs et al., 1995; Morris et al., 1996), le dégoût (Calder et al., 2000a; Gray et al., 1997; Sprengelmeyer et al., 1996) ou la colère (Calder et al., 2004; Lawrence et al., 2002). Cela va de pair avec les résultats d'imagerie cérébrale qui montrent que certaines structures sont particulièrement impliquées dans le codage de certaines expressions (voir section III.4). Ainsi, la reconnaissance de l'identité et de l'expression du visage ne sont pas gérées par des processus miroirs l'un de l'autre.

Reconnaissance de l'identité et de l'expression faciale partageraient donc des processus communs et se distingueraient par d'autres processus. En effet, Calder and Young (2005), en utilisant la méthode statistique d'analyse en composantes principales, ont montré que perception de l'identité et perception de l'expression faciale sont des processus seulement partiellement indépendants. Ce chevauchement partiel rend compte des observations, bien que marginales, où l'identité et l'expression faciale interagissent. Certaines études montrent effectivement une influence de l'expression faciale sur la reconnaissance de l'identité de personnes familières ou connues avec, par exemple, des réponses plus rapides pour les visages joyeux ou neutres (Posamentier and Abdi, 2003). Cette interaction entre ces deux types de traitement pourrait s'expliquer par un effet de l'affect véhiculé par les visages expressifs sur les performances de reconnaissance. En effet, l'étude du délire d'illusion des sosies de Capgras5 montre que la notion de familiarité pour un visage dépend autant de la reconnaissance de l'identité de la personne que de la reconnaissance des caractéristiques affectives associées à cet individu. Ces patients ne sont pas prosopagnosiques : ils

5 Le délire d'illusion des sosies de Capgras (ou syndrome de Capgras) est un trouble psychiatrique dans lequel le

patient, tout en étant parfaitement capable d'identifier des visages, affirme envers et contre tout que les personnes de son entourage ont été remplacées par des sosies qui leur ressemblent parfaitement. Ce syndrome s'observe au cours de la schizophrénie, des démences, de la maladie de Parkinson ou à la suite d'une lésion cérébrale.

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reconnaissent parfaitement les traits des visages mais sont incapables de traiter adéquatement l'information affective associée au visage d'un proche. La distorsion des signaux d’ordre émotionnel (comme le montrent les enregistrements neurophysiologiques de la réponse électrodermale) et l’absence de d’ "écho" pour la familiarité, rendraient compte de leur construction délirante selon laquelle un imposteur s’est substitué à leur être cher. Ces observations ont donc permis l'élaboration d'un nouveau modèle de reconnaissance des visages qui inclut un module affectif (Ellis and Lewis, 2001) et qui permet d'expliquer à la fois la prosopagnosie, le syndrome de Capgras et les troubles d'identification affective, sans illusion (Figure 1-15).

FIGURE 1-15: RECONNAISSANCE DES VISAGES :MODELE DE ELLIS ET LEWIS (2001).

Ce modèle explique comment les deux voies de reconnaissance doivent être réunies pour qu'une illusion de sosie puisse se produire. Une anomalie à l'emplacement marqué 'A' conduira à une perte manifeste de la reconnaissance du visage et, par conséquent, une prosopagnosie. Une anomalie à l'emplacement "B" se traduira par la perte de la réponse affective et autonome de réaction à un visage, et conduira également à un conflit d'intégration et se manifestera par une illusion de Capgras. Une anomalie à l'emplacement 'C' conduira à une perte d'accroissement de la réponse électrodermale pour les visages connus par rapport aux visages inconnus, mais ne conduira pas à des idées délirantes. C'est parce que les modules 'identité de la personne' et 'réaction affective' ne sont pas directement connectés qu'il est possible d'expliquer ces trois cas de figures observés cliniquement. Tiré de Ellis and Lewis (2001).

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III.2. Décoder la signification d'une expression faciale