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4.1 – Penser l’absurdité du monde

a. L’illusion de la raison

Évoqués au chapitre précédent, notamment à partir du Traité de 1911 ou de la correspondance avec Busoni, les propos de Schoenberg exprimant une critique de la rationalité, dénonçant à travers elle une insuffisance profondément humaine et une incapacité à élever la pensée aux principes même des phénomènes, à l’ordre de la Nature, prolongent de façon éclatante l’idée de l’absurdité du monde telle que la présente Arthur Schopenhauer, telle qu’elle constitue même le point central de sa philosophie. Pour ce dernier en effet, le sentiment que le monde est vide de sens, absolument dénué de cause comme de fin, s’accompagne de la constatation qu’au quotidien l’homme en fait pourtant l’expérience par le filtre de la raison. Reprenant à l’Esthétique Transcendantale de Kant la définition du temps et de l’espace comme de simples formes de notre représentation, celles par lesquelles l’objet se donne à la

sensibilité346, Schopenhauer dénonce le principe de raison, la causalité, comme « l’expression générale de toutes ces conditions formelles de l’objet347 ». Il souligne de la sorte la teneur illusoire du monde phénoménal, de la matière, en affirmant qu’il ne s’agit là que des conditions subjectives d’une perception soumise au principe de

raison suffisante : « En réalité, l’intuition empirique est et demeure uniquement

notre simple représentation : elle est le monde comme représentation348. » Ainsi lorsqu’il appréhende le monde selon sa forme spatiale et temporelle, l’homme considère tout événement comme étant situé avec nécessité sur une chaîne ininterrompue de causes et d’effets, de lois et de réactions, alors même qu’il se tient en réalité entre le néant et le chaos. Lorsqu’il croit apercevoir des principes rationnels lui permettant d’orienter sa vie et d’en trouver le sens, ses désirs les plus élémentaires prennent la forme d’aspirations se révélant toujours illusoires, incapables d’assouvir le renouvellement constant, contradictoire et accablant de ses pulsions ; de même en ce qui concerne la science, cette activité humaine précisément vouée à la compréhension rationnelle du monde : « il n’existe pour elle ni terme ni entière satisfaction (autant vaudrait chercher à atteindre à la course le point où les nuages touchent l’horizon)349. » Au principe même de l’existence réside ainsi pour Schopenhauer cette absurdité, une contradiction cruelle, infernale, entre la vie et le monde, une antinomie qui constitue le piège de la raison. Ainsi,

« peu à peu nous nous représentons le monde comme quelque chose, dont la non-existence non seulement est concevable, mais encore serait préférable à l’existence. *…+ L’étonnement philosophique est donc au fond une stupéfaction douloureuse ; la philosophie débute, comme l’ouverture de Don

Juan, par un accord en mineur350. »

Par conséquent, cette activité philosophique, celle qui naît paradoxalement de l’appel de la raison, de l’étonnement humain « de la douleur et de la misère de la

346 K

ANT E., op. cit., « L’Esthétique transcendantale », §1-8, (A 19/B 33–A 50/B 74), p. 117-143. « Il est donc indubitablement certain, et non pas seulement possible ou même vraisemblable, que l’espace et le temps, en tant qu’ils sont les conditions nécessaires de toute expérience (externe et interne), sont des conditions simplement subjectives de toute notre intuition, eu égard auxquelles par conséquent tous les objets sont de simples phénomènes et non pas des choses données pour soi sur ce mode. » (Ibid., (A 49), p. 137.)

347 S

CHOPENHAUER A., op. cit., p. 28. 348 Ibid., p. 546. 349 Ibid., p. 239. 350 Ibid., p. 865.

vie », cette activité donc, n’a pas pour but de rendre à la vie son sens véritable mais d’abord et surtout celui de parvenir à cette conscience lucide que

« temps, espace et causalité ne sont que cette loi de notre propre intellect, en vertu de laquelle l’être, à proprement parler unique, *…+ se manifeste à nous comme une multitude d’êtres analogues, qui renaissent et qui périssent sans cesse dans une succession éternelle351 ».

Prenant par-là le strict contrepied de la conception hégélienne de l’Esprit absolu et de sa réalisation historique, Schopenhauer fait de la philosophie l’antithèse de l’histoire. Face à l’idée que « la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l’histoire universelle s’est elle aussi déroulée rationnellement352 », le philosophe n’observe qu’une totale absence de sens ; face à la conception de l’histoire comme « marche graduelle par laquelle l’Esprit connaît et réalise sa vérité353 », il enseigne alors l’éternité morte d’un indépassable présent. De façon très explicite autour de 1910, Schoenberg souscrit à cette forme romantique de néoplatonisme incarné par Schopenhauer : une défiance envers la matière, une démission volontaire face au réel, un antirationalisme jugé nécessaire pour se défaire de l’absurdité du monde et appréhender enfin l’Être dans son éternité, ou selon les mots de Platon, pour poser son regard sur « ce qui est toujours sans jamais devenir354 ». De façon très évidente, toute la pensée schoenbergienne apparaît dans ses écrits théoriques comme dans ses œuvres dramatiques profondément marquée par cette conception critique du temps phénoménal, du déroulement de l’expérience sensible, ce qui le conduit par exemple à considérer que « l’idée n’est pas prisonnière du temps et *qu’+ elle peut parfaitement attendre355 », ou encore à promouvoir l’idée selon laquelle « tout ce qui peut arriver dans un morceau de musique n’est que la perpétuelle remise en forme d’une forme fondamentale356 ». Le compositeur souscrit ainsi en grande partie aux propos du philosophe lorsque ce dernier considère que :

« Tous les rêveurs occupés à élever ces constructions de la marche du monde, ou, comme ils disent, de l’histoire, ont oublié de comprendre la vérité capitale de toute philosophie, à savoir que de tout temps la même chose existe, que le

351 Ibid., p. 224.

352 H

EGEL G. W. F., La raison dans l’histoire, Paris, Pocket, 2012, p. 53. 353 Ibid., p. 109.

354

PLATON, Timée, 27d.

355

SCHOENBERG A., « Opinion ou perspicacité », Le Style et l’idée, p. 204.

356

devenir et le naître sont de pures apparences, que les idées seules demeurent et que le temps est idéal. C’est l’opinion de Platon, c’est l’opinion de Kant. Ce qu’il faut donc chercher à saisir, c’est ce qui existe, ce qui existe réellement, aujourd’hui comme toujours, c’est-à-dire les idées, au sens platonicien. *…+ Ils croient donc à l’entière réalité de ce monde et ils en placent le but dans ce misérable bonheur terrestre, qui, en dépit des efforts des hommes et des faveurs du sort, n’en est pas moins une illusion creuse, un présent caduc et triste, dont ni constitutions ni législations, ni machines à vapeur ni télégraphes ne pourront jamais faire quelque chose de vraiment meilleur. Ces philosophes et ces glorificateurs de l’histoire sont ainsi de naïfs réalistes, de plus optimistes et eudémonistes, de plats compagnons et des philistins incarnés ; j’ajoute, même, de mauvais chrétiens, car le véritable esprit et la substance du christianisme, comme du brahmanisme et du bouddhisme, consiste à reconnaître le néant des biens de ce monde, à les mépriser entièrement et à se tourner vers une existence tout autre et même contraire357. »

b. Un modèle métaphysique

Face à la vision eschatologique de la métaphysique rationaliste de Hegel, Schopenhauer construit un modèle ontologique organique à partir duquel l’explication systématique de l’ordre actuel du monde fait de la vision pessimiste de la vie une simple clairvoyance. Bien entendu, il ne saurait être question de l’appliquer sans plus de précaution à la personne de Schoenberg et de voir là l’unique source de ses propres réflexions, même à une époque donnée. Néanmoins, à partir des quelques intuitions fondamentales évoquées ci-dessus, le modèle proposé par Schopenhauer conduit jusqu’à ses dernières conséquences logiques une vision du monde partagée un temps par le compositeur et détermine explicitement le réinvestissement de certains concepts et catégories de pensée particulièrement répandus au tournant des XIXe et XXe siècles, en partie issus de Platon et de Kant, ceux

qui constituent probablement autour de 1910 la base du vocabulaire philosophique de Schoenberg.

De façon générale, le système schopenhauerien du monde est traditionnel en ce qu’il n’admet qu’une seule réalité, un monde fondamentalement Un ; il se singularise toutefois dès lors qu’il applique à l’Être le nom plus spécifique de volonté. Recouvrant habituellement un champ restreint aux motivations individuelles de l’homme, cette désignation est justifiée par le philosophe comme une extension du concept de base,

357

employé dans la philosophie morale de Kant, voyant là, dans le fondement psychique et souvent inconscient des actions humaines, l’expression la plus simple et la plus évidente d’une nature universelle, de l’Être pensé comme le principe homogène qui anime la totalité du monde – monde humain donc, mais aussi animal, végétal et inorganique, jusqu’à celui des simples phénomènes physiques.

« La volonté est la substance intime, le noyau de toute chose particulière, comme de l’ensemble ; c’est elle qui se manifeste dans la force naturelle aveugle ; elle se retrouve dans la conduite raisonnée de l‘homme ; si toutes deux diffèrent si profondément, c’est en degré et non en essence358. »

Partant de cette conception, de l’unité fondamentale de tout ce qui est, l’activité substantielle de Schopenhauer dans Le Monde consiste à en proposer une vue en coupe et à analyser ses différentes strates ontologiques, à décrire ainsi la structure du monde comme volonté et comme représentation. Il réactualise pour cela la conception kantienne de chose en soi : s’il s’agit toujours d’un outil critique relatif à la limitation de la connaissance de l’objet à son apparence sensible, un tel concept se rapporte désormais entièrement et uniquement à la volonté considérée indépendamment de son objectivation phénoménale. Puisque c’est seulement pour le sujet que l’Être se donne comme un étant causal, donc également changeant, historique, multiple, il ne peut y avoir qu’une seule chose en soi, la même au principe de chaque phénomène considéré en lui-même : cette substance absolue dont le simple nom de volonté est déjà une représentation inadéquate. En soi, celle-ci n’a donc pas plus de temps que d’espace, elle ne connaît aucun mouvement ni aucune transformation ; elle est tout à fait étrangère à la raison, elle n’a ni cause ni fin. Elle est donc une volonté qui ne veut rien, mais encore une volonté « aveugle », qui ne sait rien. Tenue ainsi pour une pure essence neutre, la volonté en soi ne possède donc aucune détermination, n’est ni bonne ni mauvaise, ni juste ni arbitraire ; rien ne peut en être dit si ce n’est qu’elle est.

C’est avec l’homme que commence alors le règne de la matière, celle-ci n’étant très précisément pas autre chose que la volonté se présentant à la sensibilité, c’est-à- dire selon le principe de raison, dans le rapport causal de l’espace et du temps. Ainsi :

358

« Être cause et effet, voilà donc l’essence même de la matière ; son être consiste uniquement dans son activité. *…+ Il en résulte que l’espace et le temps se trouvent ainsi coexister dans la matière ; celle-ci doit donc réunir dans leur opposition les propriétés du temps et celles de l’espace, et concilier (chose impossible dans chacune des deux formes isolées de l’autre), la fuite inconstante du temps avec l’invariable et rigide fixité de l’espace359 ».

Appréhendée ici également en elle-même, comme principe transcendantal indépendant de son expérience phénoménale, la matière apparaît comme le voile opaque, le manteau dont se dote la volonté dès lors qu’elle est observée. Toutes deux sont donc les deux faces de la même pièce – l’une est orientée vers le sujet tandis que l’autre reste inaccessible à son regard –, et partagent par conséquent les mêmes qualités : informelle, Une et indivisible, immuable et impérissable. La matière est donc toute entière ce qui attend de recevoir une forme, la réunion des conditions par lesquelles la volonté s’objective en phénomène et s’offre à la perception.

« En ce sens la matière est la simple apparence visible de la volonté, ou le lien du monde comme volonté et du monde comme représentation. Elle appartient au second, en tant qu’elle est le produit des fonctions de l’intellect, et au premier, en tant que la force manifestée dans tous les êtres matériels, c’est-à-dire dans tous les phénomènes, est la volonté. Aussi tout objet est-il volonté, à titre de chose en soi, et matière, à titre de phénomène360. »

À partir de cette première distinction particulièrement spéculative, sur la base de ces deux toiles de fond respectivement dévolues aux domaines de l’intelligible et du sensible mais encore irréductibles à l’expérience concrète du monde et de la réalité, le modèle schopenhauerien se complète de ce qui constitue proprement l’objectité de la volonté. C’est là qu’intervient le concept d’Idée, entendu explicitement au sens platonicien. Au début de troisième livre du Monde comme volonté et comme

représentation, le philosophe insiste sur la relation que celui-ci entretient avec la

chose en soi, sur la complémentarité de ces deux legs essentiels de Platon et de Kant, signalant que « le sens profond des deux doctrines est exactement le même361 ». Outil méthodologique au travers duquel le monde sensible est dénoncé comme une simple apparence, comme ce qui devient toujours et n’est jamais, comme le simulacre des formes authentiques de la réalité, l’Idée apparaît en effet également

359 Ibid., p. 32-33. 360 Ibid., p. 1026. 361 Ibid., p. 222.

comme une notion critique portant sur la limitation des facultés sensibles à percevoir la vérité du monde extérieur. Néanmoins, son champ d’application diffère de la chose en soi kantienne – considérée ici selon l’interprétation de Schopenhauer – en cela qu’il se rapporte d’abord aux objets considérés individuellement. La question de savoir s’il existe une Idée distincte pour chaque chose – par exemple en ce qui concerne « le cheveu, la boue, la crasse ou tout ce qui par ailleurs est sans aucune valeur362 » – est symptomatique de son domaine épistémique. Si la chose en soi est donc appréhendée comme la volonté elle-même, élevée à la désignation même de l’Être, l’Idée reste quant à elle relative aux formes diverses de son objectivation. Par conséquent pour Schopenhauer, elle « constitue nécessairement un objet, une chose connue, une représentation », mais elle reste en même temps parfaitement indépendante à l’égard de la connaissance. Fondamentalement distinctes du principe de raison, des catégories de la matière, du temps et de l’espace, les Idées se pensent dès lors comme les formes éternelles et universelles de la volonté, comme les modèles ou les archétypes de tout objet sensible.

Une hiérarchie apparaît toutefois entre elles puisque toutes les Idées, infinies en nombre et en genre, ne représentent pas de façon équivalente l’en soi de la volonté. Ainsi l’Idée de l’homme, contenant ses passions et sentiments, en est-elle le sommet, sa manifestation la plus profonde et la plus fidèle. Les Idées des espèces animales, végétales, jusqu’à celles des forces fondamentales de la nature – la lumière, l’apesanteur, etc. – en constituent quant à elles des degrés inférieurs, plus élémentaires. C’est néanmoins dans leur ensemble, dans leurs interrelations fonctionnelles, que ces Idées sont l’objectité adéquate de la volonté, comme système organique complet et autosuffisant. « La volonté doit se nourrir d’elle-même, dit Schopenhauer, puisque, hors d’elle, il n’y a rien, et qu’elle est une volonté affamée363. »

En ce qui concerne le rapport de l’Idée au phénomène cette fois, celui-ci est strictement similaire, ou symétrique, à la distinction établie plus haut à propos de la volonté avant son objectivation, entre la chose en soi et la matière. Idée et phénomène sont respectivement qualifiés d’« objectité immédiate » et d’« objectité

362

PLATON, Parménide, 130d.

363

médiate » de la volonté364. Si l’Idée est assimilée ainsi à un « acte de volonté indivisible existant en dehors du temps365 », donc unique, éternel et immuable, c’est dans cette médiation, telle qu’elle se donne à un sujet connaissant, qu’elle se couvre du voile matériel de la raison et tombe en tant que phénomène dans un processus de dégradation infinie. Dégradation comme naissance, vie et mort, comme changement et transformation, comme reproduction et différenciation, mais aussi comme chaîne ininterrompue de causes et d’effets, comme désirs et nécessités à la fois inconscients et insatiables ; dégradation donc à l’égard de la vérité de l’Être, vis-à-vis de l’absence finale de cause à l’existence et à la reproduction de la volonté. « De là cette chasse, cette anxiété et cette souffrance qui la caractérisent366 », dit encore Schopenhauer, lorsqu’elle est appréhendée cette fois du point de vue humain. En effet, en dépit de l’évidente harmonie qui règne dans la nature et lui permet de subsister à l’échelle des espèces, ici-bas,

« la lutte intime de la volonté qui s’objective dans toutes ces idées se traduit dans la guerre à mort – guerre sans trêve – que se font les individus de ces espèces et dans le conflit éternel et réciproque des phénomènes des forces naturelles *…+. Le théâtre et l’enjeu de cette lutte, c’est la matière dont ils se disputent la possession ; c’est le temps et l’espace, qui, réunis dans la forme et la causalité, constituent à proprement parler cette matière367 ».