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4.3 – L’hommage à Mahler, une ébauche théorique – reprise et dépassement du modèle schopenhauerien

Une telle conception équivoque de l’expression musicale est très exactement à l’œuvre lorsqu’en 1912, lors d’une lecture commémorative en l’honneur de Mahler, Schoenberg commente ce qui lui semble être le sens profond des symphonies du compositeur récemment disparu419. Envisagé d‘une part sous le paradigme du génie, il estime qu’au-delà de toute détermination programmatique « tout artiste ne s’est jamais attaché à atteindre qu’un seul but : s’exprimer lui-même420 ». C’est précisément par-là que les œuvres des « grands maîtres » n’ont toujours eu qu’un seul et unique contenu : « l’ardente aspiration de l’humanité vers son ultime incarnation, vers la vie immortelle de son âme, son absorption dans l’univers, l’accession de son âme vers son Dieu421 ». La visée universelle assignée à l’impulsion créative consiste ainsi à entrevoir la réintégration du sujet à la Nature, à retrouver l’intuition originelle de l’unité fondamentale de l’Être, ou en termes schopenhauerien, à éprouver la chose en soi comme « la volonté qui se connaît elle- même ». Toutefois les symphonies de Mahler ne sont pas appréhendées par Schoenberg comme de simples manifestations concrètes et achevées de cette utopie, mais plutôt comme les étapes d’un cheminement spirituel au sujet duquel il réinvestit librement les catégories de la création poétique exposées par le philosophe.

« Prenez sa Sixième symphonie, dans le tragique combat qu’exprime son premier mouvement. Le bouleversement de son profond désespoir entraîne de lui-même son contraire, ce passage éthéré où l’on entend des cloches de troupeau, dans une sérénité limpide, comme glacée, dont le réconfort vient d’une hauteur que seul peut atteindre celui qui s’est élevé aux cimes de la résignation422 ; »

On retrouve dans le rapport évoqué ici le contraste que prête Schopenhauer à la poésie lyrique : les souffrances individuelles de l’auteur juxtaposées à l’apaisement

419 S

CHOENBERG A., « Gustav Mahler », Le Style et l’idée, p. 349-369. Initialement écrit et lu en 1912, l’article est

traduit en anglais et légèrement revu à l’occasion dans les années 1940 en vue de sa publication dans le recueil

Le Style et l’idée. 420 Ibid., p. 354. 421 Ibid., p. 363. 422 Ibid., p. 357.

provoqué par la vision d’une nature idyllique. Toutefois Schoenberg insiste non pas sur la réussite d’une expérience subjective transcendée, celle du je lyrique qui échapperait à sa condition humaine par la contemplation « de lui-même comme sujet d’une connaissance pure indépendante de la volonté423 », mais au contraire sur l’échec constitutif de l’entreprise symphonique mahlérienne : sa résignation, l’abandon délibéré de cette aspiration individuelle à son intégration à l’Être.

À la différence du drame, prévient Schoenberg, « en musique, personne n’est jamais torturé ni tué injustement ; aucun événement ne peut entraîner de sympathie par lui-même, puisqu’il ne se déroule jamais qu’une trame musicale424. » Par conséquent ce n’est pas le héros de l’œuvre tragique qui doit se résigner, celui pour qui le spectateur éprouve une empathie l’amenant lui-même à un état similaire, mais le compositeur, l’auteur lyrique. En tant que génie, Mahler se double alors d’un « saint »425. C’est cet état auquel l’homme accède selon Schopenhauer par la pure intuition de la vanité de l’existence et de ses douleurs, par un ascétisme dont résulte « cette sérénité calme, insouciante, que porte avec elle une âme vertueuse426 » et que Schoenberg observe dans la Sixième symphonie. Dans le vocabulaire du philosophe, il ne s’agit pas d’autre chose que la négation du vouloir-vivre ; comme il l’écrit alors, la « sainteté absolue *…+ se manifeste par cet état particulier que nous avons décrit et qui est la résignation, par la paix profonde qui l’accompagne, par la béatitude infinie au sein même de la mort427 ». Selon le compositeur cette fois, l’acte du véritable créateur sous-entend cette double stature de génie et de saint parce que sa réalisation suprême passe par la négation du vouloir-vivre du sujet lyrique : elle nécessite qu’il s’exclut lui-même de la substance expressive, quitte à ce que l’œuvre pâtisse alors d’un défaut de subjectivité. Comme il le dit encore à partir de l’exemple de Mahler :

« Celui dont la tête n’est pas nimbée de l’auréole de la sainteté ne saurait porter en lui-même l’image d’un dieu. Car l’apôtre ne resplendit pas de lui-

423 S

CHOPENHAUER A., op. cit., p. 320. Nous soulignons. 424 S

CHOENBERG A., art. cit., p. 351.

425 « Mahler fut un saint » écrivait déjà Schoenberg six mois plus tôt en introduction de sa participation à

l’édition commémorative de la revue Der Merker (Schoenberg A., « Gustav Mahler : "In Memoriam" », Le Style

et l’idée, p. 348). 426

SCHOPENHAUER A., op. cit., p. 470.

427

même. Son corps est habité par un feu étranger. Illuminé d’une flamme qui lui a été généreusement dispensée, il brille d’un éclat emprunté428. »

C’est une telle interprétation qui guide alors la description des dernières symphonies :

« dans sa Sixième symphonie, il a reconnu que le Destin était le plus fort et cet aveu le conduit à la résignation. Cette résignation elle-même sera féconde et se hausse, dans sa Huitième symphonie, à la glorification des joies suprêmes, une glorification que seul peut chanter celui qui sait que ces joies ne seront pas pour lui, celui qui s’est déjà résigné. La musique n’est plus dès lors pour lui qu’une allégorie de ces félicités, que l’hommage rendu à ces bonheurs infinis. *…+ Sa Neuvième est des plus étonnantes. Ici Mahler ne semble plus s’exprimer en son nom propre. On dirait que l’œuvre est celle d’un créateur caché qui fit de Mahler son messager, son porte-parole. Elle ne fait plus entendre d’accent personnel. Elle dispense, si l’on peut dire, un message purement objectif, une expression de beauté dépouillée de passion que seuls peuvent comprendre ceux qui sont capables de s’abstraire de toute attache terrestre et de se sentir à l’aise dans un monde spirituel éthéré429. »

Malgré la perspicacité que Schoenberg reconnaît à Schopenhauer à propos de « l’essence de la musique430 », on trouve aussi l’idée selon laquelle la vision éthérée qui s’échappe des œuvres musicales les plus hautes ne se contente pas du domaine de connaissance auquel ce dernier circonscrit la musique, c’est-à-dire : « le jeu de la volonté raisonnable, dont les manifestations constituent, dans la vie réelle, la série de nos actes431 », autrement dit une reproduction de la Nature relative aux Idées de l’homme. Au contraire elle s’élève à une peinture de la chose même, allégorie désubjectivisée de l’Être qui, en vertu de cette distance imposée à lui-même par le créateur, s’affranchit des catégories de son propre entendement. Là où l’œuvre musicale pouvait alors être assimilée par Schopenhauer à une forme de lyrisme supérieur, la mélodie étant analogue aux Idées qui gouvernent la vie du poète, voire à celles de l’humanité toute entière, Schoenberg l’augmente des considérations

pratiques sur la vie et la négation du vouloir, celles qui constituent l’objet du

quatrième livre du Monde et enseignent les conditions satisfaisant à ce que la volonté ne soit pas « seulement apaisée pour un instant, comme dans la jouissance

428 S

CHOENBERG A., « Gustav Mahler », art. cit., p. 350. 429

Ibid., p. 362-363.

430

SCHOENBERG A., « Des rapports entre la musique et le texte », p. 118.

431

esthétique, mais complètement éteinte432 ». Résultant elle-même d’une résignation, l’œuvre musicale devient objective. Elle porte alors le sceau des temps modernes, chrétiens, tout en conservant, loin d’une représentation tragique du monde réel, celle du Trauerspiel, le lyrisme métaphysique de ses formes sonores mélodiques.

« C’est seulement quand la musique parle par elle-même, quand une succession de sons graves ou aigus, de rythmes lents ou rapides, de sonorités puissantes ou douces nous ont fait pénétrer dans le plus immatériel des mondes, c’est seulement alors que nous pouvons être remués au point de consentir notre plus total abandon. Celui qui a ressenti, ne serait-ce qu’une fois, cet impact de la pureté est désormais à l’abri de toutes les impressions impures. Le sentiment musical ne saurait être ramené à des sources impures, puisque l’expression musicale est immatérielle et que seul ce qui touche à la matière peut être impur433. »

Au moyen de cet argumentaire, le but revendiqué de Schoenberg consiste à défendre Mahler d’une accusation de sentimentalité. Mais sur un autre plan, ce qui émerge de ces commentaires sur le génie résigné montre également, sous une libre influence de Schopenhauer, comme une tentative de mettre à jour sa propre poétique musicale, de définir par-là les moyens expressifs dont se dote le geste créateur ainsi que sa finalité esthétique. C’est d’ailleurs en se référant explicitement au philosophe qu’il en vient à l’idée que « le vrai sentiment de tristesse se sublime en résignation » ; « Et voyez, ajoute-t-il alors, comme la musique de Mahler se sublime dans la résignation434 ! » Mais la démarche réflexive de l’article apparaît plus évidente encore lorsque Schoenberg cherche à défendre Mahler de l’idée que ses thèmes seraient banals, ou manqueraient d’originalité. Contre cette accusation alors répandue, le compositeur ébauche une réflexion sur les limites de la perception et le rapport entre le tout et ses parties. Tout d’abord, son ancrage dans une métaphysique du génie le conduit logiquement à considérer que

« la valeur d’une œuvre d’art ne dépend pas d’un facteur unique et une composition musicale ne saurait être jugée sur son thème. Une œuvre d’art, ainsi que toute chose vivante, est conçue comme un tout, de la même manière qu’un enfant, dont le bras ou la jambe ne sont pas conçus

432 Ibid., p. 490.

433 S

CHOENBERG A., art. cit., p. 351.

434 Ibid., p. 356-357. Dans le passage auquel Schoenberg se réfère, le philosophe estime en effet que :

« Lorsqu’un destin irrévocable refuse à l’homme la satisfaction de quelque grand désir, la volonté se brise, elle est incapable de vouloir autre chose, et le caractère devient doux, triste, noble, résigné. » (SCHOPENHAUER A., op. cit., p. 497)

séparément. L’inspiration [der Einfall] ne réside pas dans un thème mais dans l’œuvre entière. Et ce n’est pas l’auteur d’un bon thème qui peut se prévaloir du don d’invention : c’est celui qui appréhende dans une seule conception tout l’ensemble d’une symphonie435. »

Toutefois, admettant que lui-même a pu émettre par le passé certains doutes concernant la musique de Mahler, Schoenberg développe l’argument de l’incapacité de l’homme – lui-même y compris, donc – à recevoir comme telles les œuvres du génie, à maintenir avec elles un rapport purement intuitif, contemplatif, sans soumettre celui-ci à une opération critique.

« Nous analysons, admet-il alors, parce que nous ne savons pas nous contenter de saisir l’essence, l’effet et la fonction d’un tout. Quand nous nous trouvons incapables de réassembler exactement les éléments disjoints, nous en accusons cette faculté qui nous permet pourtant de concevoir un tout avec son contenu spirituel ; nous perdons foi dans le plus précieux de nos dons, celui qui nous fait percevoir un tout comme un tout436. »

On constate ici une objection significative à la métaphysique de la musique schopenhauerienne et à sa théorie de la contemplation esthétique. Si l’œuvre est créée comme un tout, si l’inspiration ne peut concerner que l’ensemble de la composition, celle-ci ne se donne pas à l’auditeur comme telle, en un seul morceau, dans l’unité idéale de l’intuition, mais plutôt comme une succession d’éléments distincts à partir desquels le tout serait à reconstruire. La discussion ne concerne pas la technique de composition ; il ne s’agit pas de condamner des procédés d’écriture accusés de rompre l’unité organique de l’œuvre ni même les compositeurs qui ne sauraient reproduire adéquatement la pureté d’une vision géniale. Au contraire, Schoenberg s’en remet à travers Mahler aux créations des plus grands maîtres et décrit comme une fatalité une situation à laquelle lui-même se voit alors confronté.

Rappelons qu’à l’époque de la rédaction de cet hommage, sa musique est affranchie depuis trois ans des frontières de l’harmonie tonale. Comme en atteste la correspondance avec Busoni, l’émancipation de la dissonance a participé d’un processus visant initialement à libérer l’expression de ses entraves, parmi lesquelles figurent également les relations thématiques et l’ensemble des éléments rationnels de construction. L’air d’une autre planète que chante la soprano, lyrique, dans le

435

SCHOENBERG A., art. cit., p. 357.

436

Second Quatuor op. 10 s’entendait en effet comme l’aspiration du sujet à lever le

voile de la matière et respirer enfin l’atmosphère du monde des Idées, goûter l’inaltérable unité de l’absolu. Toutefois, la suspension définitive d’un centre tonal a inévitablement bouleversé le sens de l’expression ; alors que les dissonances évitent de se résoudre sur un ton fondamental ou une simple consonance à partir des Georg-

lieder op. 15, la liberté nouvellement acquise de la mélodie schoenbergienne prive le

mouvement lyrique du sentiment a priori de sa nécessité. Comme le signale Carl Dahlhaus : « Au lieu de souligner l’évolution musicale, la dissonance en tant que figure émancipée demeure – du moins en apparence – repliée sur soi et sans conséquence437. » Par conséquent, là où Schopenhauer considérait que la mélodie tonale « conserve d’un bout à l’autre du morceau un mouvement continu, image d’une pensée unique438 », la rupture des formes sonores avec un centre de gravité engage également celle de leur cohésion subjective, psychologique. Si rien n’empêche malgré tout le compositeur de soutenir une conception unitaire de l’œuvre, la progression musicale n’est plus ressentie intérieurement, elle n’est plus immédiatement éprouvée par un auditeur qui s’y reconnaît lui-même, mais observée depuis l’extérieur comme un phénomène seulement objectif. Fondé sur la musique de Mahler, tonale, un tel constat est donc doublement effectif dans la musique atonale de Schoenberg. Au lieu de restaurer l’unité originelle de l’inspiration en se libérant des catégories de la raison, « principium individuationis439 », l’émancipation de la dissonance affaiblit au contraire la capacité pour l’auditeur de se projeter comme garant de l’homogénéité de l’ensemble, de vivre en son nom propre la valeur universelle de la solidarité de ses parties.

Ainsi finalement, il est vraisemblable que Schoenberg ait pris très au sérieux l’idée de Schopenhauer selon laquelle la contemplation de la chose en soi consiste à s’affranchir de l’entendement individuel, de la matière. Du point de vue de celui-ci en effet, les « écarts de la mélodie représentent les formes diverses du désir humain ; et

437 D

AHLHAUS C., « La prose musicale de Schoenberg », Schoenberg, p. 172. 438 S

CHOPENHAUER A., op. cit., p. 331.

439 « *…+ j’appellerai l’espace et le temps – suivant une vieille expression de la scolastique, sur laquelle j’attire

l’attention une fois pour toutes – principium individuationis ; car c’est par l’intermédiaire de l’espace et du temps que ce qui est un et semblable dans son essence et dans son concept nous apparaît comme différent, comme plusieurs, soit dans l’ordre de la coexistence, soit dans celui de la succession. » (Ibid., p. 155)

son retour à un son harmonique, ou mieux encore au ton fondamental, en symbolise la réalisation440. » La mélodie atonale, objective, représenterait dans ce cas l’absence de cause première et de satisfaction finale à tous ces désirs, c’est-à-dire l’irrationalité véritable qui guide ces objectivations d’une volonté aveugle ; de la sorte, dans la polyphonie émancipée comme dans le monde, « pour un désir qui est satisfait, dix aux moins sont contrariés441 ». Rappelons également que c’est aussi au moment où il rédige cet hommage à Mahler que Schoenberg s’apprête à terminer la composition de La Main heureuse, une œuvre dans laquelle il s’engage consciemment dans une forme de résignation. Ainsi, là où Schopenhauer parle d’une « joie et d’une paix céleste442 » au sujet de l’homme parvenu à nier sa volonté, le livret du monodrame condamne l’Homme, génie sans être saint, parce qu’il n’a pas su se contenter de cette « joie de l’âme ». Mais néanmoins, nous l’avons vu, le retournement esthétique qui se manifeste à cette époque dans la musique de Schoenberg prend ses distances vis-à-vis de l’utopie expressive des œuvres de 1909 et montre un besoin progressivement assumé d’en revenir à une démarche plus constructive, laquelle ne s’inscrit plus dans le cadre idéologique fourni par la philosophie de Schopenhauer, par son esthétique de la musique et sa théorie du génie. Paradoxalement, les propos de Schoenberg qui justifient ici la nécessité de renforcer la cohésion de l’œuvre, qui s’accordent donc à la réintroduction de principes de composition rationnels, raisonnés, s’en tiennent toujours à la parole du philosophe. Schoenberg s’approprie en effet le fondement critique de sa pensée lorsqu’il considère que :

« Chaque fois que l’esprit humain tente de déduire de l’œuvre divine les lois à partir desquelles elle est faite, il aboutit seulement aux lois qui régissent notre connaissance à partir de notre propre pensée et de notre propre pouvoir d’imagination. Nous tournons ainsi en rond. Nous ne voyons et nous ne reconnaissons tout au plus que nous-mêmes, alors que nous croyons appréhender une essence extérieure à notre monde. Et nous prétendons utiliser nos lois, qui reflètent à tout le mieux ce que peut notre cerveau, pour jauger les œuvres du Créateur ! C’est à partir de nos lois que nous tranchons sur ce qu’a fait le Grand Artiste443 ! »

440 Ibid., p. 332. 441 Ibid., p. 252. 442 Ibid., p. 489. 443

Ce qui le distingue alors de Schopenhauer, c’est le fait qu’il applique à l’esthétique, et plus particulièrement à la musique, une critique qui concerne initialement la connaissance seulement sensible, phénoménale. Cet aspect est plus évident encore quand le compositeur se réfère de nouveau au philosophe, rapportant que celui- ci exigeait « que l’on employât les mots les plus courants pour dire les choses les plus neuves444 ». Il ajoute alors de son propre point de vue : « Et ceci doit être également possible en musique. Avec les successions de notes les plus banales, on doit être capable de dire les choses les plus extraordinaires445. » Comme on le voit, dans cet extrait les sons ne sont pas considérés comme une substance immatérielle relative à la sphère des Idées, mais plutôt par analogie au langage, c’est-à-dire aux concepts. Ils ne sont donc pas envisagés comme une reproduction adéquate de la volonté, comme son expression immédiate, mais seulement comme une représentation [Vorstellung] qui assume une scission entre le contenu, idéal, et sa matière, sensible.

Que Schoenberg pense implicitement ou non à sa propre expérience compositionnelle, la conception qu’il ébauche alors pose les bases de toute sa réflexion ultérieure sur l’idée musicale, et plus précisément sur le besoin d’une

logique de présentation. Il ne réfute pas l’idée de Schopenhauer selon laquelle

« l’homme de génie *…+ néglige la connaissance des relations [Zusammenhang] qui reposent sur le principe de raison446 » ; mais il sous-entend néanmoins que la substance de l’humanité réside à l’heure actuelle dans l’homme ordinaire et qu’aussi dommageable cela puisse-t-il être, c’est donc un regard rationalisant qui constitue en musique le paradigme de l’auditeur. « Nous sommes condamnés à rester aveugles jusqu’à ce que des yeux nous soient donnés *…+, des yeux qui voient plus loin que la matière, laquelle n’est qu’une image447 », déplore-t-il ainsi. Par conséquent, aussi idéale et pure de toute raison soit la vision qui en est à l’origine, une œuvre musicale doit aussi être pensée comme un objet de l’expérience empirique, comme un phénomène matériel qui se présente à nous au moyen de la sensibilité. C’est par ce

444 Ibid., p. 357. *« *…+ man habe mit den allergewöhnlichsten Wörtern, die allerungewöhnlichste Dinge zu sagen. » (manuscrit T23.02/1283, p. 15)]

445 Ibid., p. 358. [« Und das müsste such in der Musik möglich sein: mit den allergewöhnlichsten Tonfolgen,