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Avant l’idée musicale : Arthur Schopenhauer et l’Idée comme reproduction de la volonté

Contrairement à Hegel, son contemporain et adversaire déclaré, Arthur Schopenhauer n’a jouit d’une reconnaissance que tardivement et auprès de cercles marginaux. Si son principal ouvrage – Le monde comme volonté et comme

représentation – fut publié en 1819, il faut en effet attendre la seconde moitié du XIXe

siècle au moins, soit la fin de sa vie, pour que sa pensée trouve un véritable écho au sein de la vie culturelle allemande. Auprès de Wagner et du premier Nietzsche notamment, puis de façon plus diffuse par la suite, lorsque son œuvre est devenu pour les milieux artistiques et intellectuels l’emblème d’une littérature restauratrice de l’unité perdue de l’art et de la philosophie, du Beau et du Vrai, tant désirée depuis le premier romantisme allemand339. Schoenberg est issu quant à lui d’une Vienne fin-

de-siècle où la conscience désabusée d’un progrès illusoire et l’atmosphère de fin du

monde semblent avoir constitué un terreau fertile aux aspirations spirituelles et à la veine critique propres à la réception des idées de Schopenhauer. Pour Philippe Chardin, « il s’agit là sans doute de l’époque et du lieu où les "piliers de la sagesse" de Schopenhauer *…+ étaient susceptibles d’éveiller le plus d’échos340 ». Lecteur de Rilke, de Nietzsche, de Maeterlinck, de Dehmel et de Karl Kraus notamment, Schoenberg est fortement nourri de l’art de Wagner mais aussi proche de Strauss et de Mahler, tous plus ou moins versés aux idées et à la prose du philosophe341.

339 Voir à ce propos : F

RANGNE P.-H., La négation à l’œuvre, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 176-177.

340 C

HARDIN Ph., « La réception de Schopenhauer à Vienne dans la période de l’entre-deux-siècles », dans HENRY

A. (dir.), Schopenhauer et la création littéraire en Europe, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989, p. 25.

341 Dans son article « La théologie esthétique de Schoenberg », Carl Dahlhaus estime précisément que « la

métaphysique de la musique absolue propre à Schopenhauer […+ constitua l’esthétique de tous les compositeurs allemands autour de 1900 – de Strauss et Mahler jusqu’à Schoenberg et Pfitzner. » (DAHLHAUS C.,

« La théologie esthétique de Schoenberg », Schoenberg, op. cit., p. 259) Voir également à ce propos : BIGET M., « Compositeurs allemands lecteurs de Schopenhauer, 1850-1920 », dans DROIT R.-P. (dir.), Présences de

Au début d’un article rétrospectif de 1949 – « Comment j’ai évolué » – Schoenberg revient sur les trois personnalités qui ont marqué le début de sa vie intellectuelle. Outre Alexander von Zemlinsky, responsable notamment de son attrait pour Wagner, Schoenberg évoque les noms de David Joseph Bach, présenté comme « linguiste, philosophe, très versé dans les lettres, mathématicien », ainsi que d’un certain Oskar Adler :

« C’est par lui que j’appris l’existence d’une théorie musicale et il y dirigea mes premiers pas. Il stimula en outre mon goût pour la poésie et pour la philosophie. Toute ma connaissance de la musique classique est née des quatuors que nous avons joués ensemble, car même en son jeune âge il était déjà un remarquable premier violon342. »

Si ce dernier est connu pour être lui-même un « grand admirateur de Schopenhauer343 », on peut considérer que de 1880 à la Première Guerre mondiale au moins, « tout le public cultivé a pratiqué Schopenhauer344 ». Par le biais de ses proches et de ses propres références culturelles, Schoenberg put ainsi naturellement recevoir l’influence des conceptions développées par le philosophe, alors très largement répandues en Allemagne comme par ailleurs dans le monde littéraire francophone. Au moins assimilées sous forme de Zeitgeist, la « vision du monde » présentée par Schopenhauer et l’ampleur métaphysique d’une esthétique au sommet de laquelle trône la musique semblent alors adéquatement s’accorder à la spiritualité désenchantée qui conduit également Schoenberg à se passionner pour Strindberg, lui-même profondément marqué par l’œuvre du philosophe345. Alors que le catalogue de sa bibliothèque et quelques références attestent d’une véritable lecture personnelle dès 1911 au plus tard, cet intérêt concret pour Schopenhauer

342

SCHOENBERG A., « Comment j’ai évolué », Le Style et l’idée, p. 64.

343 « Oskar Adler était un grand admirateur de Schopenhauer et ils étaient tous kantiens. C’était l’époque. »

Extrait d’une interview de Lona Truding, cité dans : WHITE P. C., « Schoenberg and Schopenhauer », Journal of

the Arnold Schoenberg Institute, Vol. 6, n°1, juin 1984, p. 43. [« Oskar Adler was a great admirer of

Schopenhauer and they were all Kantians. That was the time. »]. Lona Truding fut élève de Schoenberg au séminaire de l’école d’Eugénie Schwarzwald.

344 H

ENRY A., « Actualité d’un vieux prophète », dans HENRY A. (dir.), Schopenhauer et la création littéraire en Europe, p. 11.

345 Selon Torsten Eklund, « la philosophie de Schopenhauer a suivi Strindberg à chaque période de sa vie depuis

les années 1870 ». Cité dans : CARLSON H. G., Strindberg and the Poetry of Myth, Londres, University of California Press, 1982, p. 15. [« Schopenhauer’s philosophy followed Strindberg in every period of his life from the 1870s on. »]

apparaît surtout comme la confirmation de son affinité préexistante avec ses propres idées. Au-delà de quelques déclarations factuelles, la pertinence du rapprochement Schopenhauer-Schoenberg tient en effet particulièrement à deux aspects manifestement présents chez le compositeur dès 1909. Il s’agit d’une part d’une vision pessimiste de l’existence humaine, qui justifie notamment son positionnement originairement antirationaliste, celui de la recherche de « l’idéal d’expression et de forme » ; d’autre part, d’une conception du génie – celle qu’incarne dramatiquement l’Homme de La Main heureuse – comme faculté permettant de recevoir et d’exprimer une connaissance d’ordre supérieur, une Idée, qui correspondrait à l’essence véritable de la Nature. Enfin, si la pensée de Schoenberg laisse entrevoir dès les années précédant la Première Guerre Mondiale des tendances qui ne s’accordent plus à l’esthétique de Schopenhauer, nous verrons néanmoins que son dépassement s’appuie précisément sur des concepts propres de sa philosophie. Afin de développer ces aspects de façon conséquente, il paraît important de présenter ici les grandes lignes d’un système philosophique, celui de Schopenhauer, qui explicitent par bien des aspects la posture idéologique de Schoenberg précédent son

retournement, à l’époque des premières œuvres atonales et du Traité d’harmonie.