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2.4 – L’enjeu programmatique de la construction, une démarche de représentation

forme d’une narration ce que réalise le processus musical, tandis que ce dernier commente et infléchit à son tour les choix dramaturgiques de la représentation. Ce rapport manifeste donc directement le nouvel équilibre entre la pensée et sa réalisation auquel semble alors se résigner le compositeur et les moyens employés par l’écriture musicale pour s’y conformer.

2.4 – L’enjeu programmatique de la construction, une démarche de

représentation

Comme nous l’avons vu, la réalisation de La main heureuse en 1913, travaillée, ou construite, tire parti du renouvellement esthétique qu’a provoqué Pierrot Lunaire. Néanmoins, le sens que prennent dans l’une ou l’autre de ces deux œuvres les traits compositionnels relevant le plus d’une logique objective d’écriture diffère considérablement. Nous l’avons dit, aussi important qu’ait pu être la commande d’Albertine Zehme dans la carrière de Schoenberg, c’est une œuvre qui ne s’inscrit pas directement dans le projet artistique qui était alors le sien. Son atmosphère, les thèmes abordés ainsi que leur traitement musical ne relèvent pas des enjeux fondamentaux de son esthétique et ne prennent pas directement part au dilemme créateur auquel Schoenberg est alors confronté ; il ne paraît pas être question ici de poursuivre plus avant le « nouvel idéal expressif ». Face aux autres œuvres de la même époque, le travail réalisé dans le Pierrot Lunaire s’apparente en quelque sorte à la mise en œuvre d’un métier qui synthétise l’évolution personnelle et l’expérience d’un compositeur déjà âgé de près de quarante ans. De son intérêt pour le contrepoint imitatif et la variation thématique à la maîtrise plus récente d’une écriture intégralement athématique, il fait ici usage de tout son savoir-faire technique en adoptant une multiplicité d’approches compositionnelles selon les

besoins expressifs suggérés. À l’image du personnage du Pierrot lui-même, la teneur ironique des poèmes repose en effet très précisément sur la poétisation d’un rapport clair-obscur au monde, à la société, à ses codes et ses traditions. Dès lors que la musique ne veut pas manquer totalement son propos, elle n’a d’autre choix que de répondre au texte par les moyens qu’elle a d’évoquer elle-même le réel, le sensible, en en déformant à son tour les traits. À ce titre, précisément par ce qu’il a de problématique, le Sprechgesang apparaît comme le prodigieux symptôme d’une telle esthétique : au point de rencontre exact de la voix et du chant, donc de l’être humain et de l’instrument de musique, des mots et des sons, il réalise l’association monstrueuse, ignoble, d’une matérialité subversive de la parole à l’idéalité du chant.

L’enjeu est évidemment tout autre lorsque Schoenberg travaille sur La Main

heureuse, un projet éminemment personnel. En 1913, lorsqu’Emil Hertska – son

éditeur chez Universal Edition – lui propose de résoudre les nombreux problèmes posés par les exigences scéniques en passant par une adaptation cinématographique, Schoenberg répond : « Mon plus grand souhait est donc ici le contraire de ce à quoi le cinéma aspire habituellement. Je veux : La dernière irréalité220. » Directement issue du programme de 1909, cette revendication coïncide encore pleinement avec la recherche d’une expression supérieure, tout à fait étrangère à la peinture morbide du quotidien désenchanté de Pierrot lunaire. Alors qu’il s’agissait là d’un expressionnisme plus proche du Wozzeck de Berg, voire justement du cinéma allemand de l’entre-deux guerres, celui de Fritz Lang ou de Murnau, Schoenberg considère avant tout que « la musique est l’affaire des anges, non celle des ordonnances d’officier221 ». C’est également ce qui ressort de son commentaire de la

Sonorité Jaune, la première « composition scénique » de Kandinsky, réalisée en 1909

et présentée dans l’Almanach du Blaue Reiter. Dans la lettre du 19 août 1912, alors qu’il s’apprête justement à reprendre La Main heureuse selon une approche beaucoup plus consciente et rationnelle, Schoenberg loue notamment le fait que l’œuvre du peintre ne soit « pas construction, mais simplement : reproduction d’une vision intérieure ». Aussi ajoute-t-il :

220

SCHOENBERG A., Correspondance 1910-1951, Paris, Jean-Claude Lattès, 1983, lettre n°18 (automne 1913), p.37-39.

221

« C’est vraiment ce que j’ai cherché à réaliser dans ma "Main Heureuse". Seulement, vous allez encore plus loin que moi dans le renoncement à toute pensée consciente, à toute action conventionnelle. C’est évidemment une grande qualité222. »

Pourtant, bien que les différents processus d’écriture observés dans le drame restent généralement plus discrets que dans Pierrot Lunaire – la recherche du total chromatique dans l’écriture du chœur, par exemple, n’est pas particulièrement perceptible comme telle à l’audition –, il s’agit tout de même du retour à une pratique consciencieuse de l’écriture musicale, notamment par le travail motivique et formel. Schoenberg renoue ainsi avec certains aspects de ce qu’il considérait lui- même comme relevant de la « construction », de « l’architecture », ce dont l’œuvre se devait justement d’échapper dès lors qu’elle veut « exprimer ». Loin d’apparaître pourtant comme une contradiction stylistique maladroite qui trahirait deux approches divergentes de l’invention et de l’expressivité, la pratique plus constructive des dernières étapes de composition est justifiée par ce qui se joue en même temps sur scène : la représentation sous forme de fable d’un discours moral sur la grâce spirituelle du génie et sur la perversité de toute aspiration à un idéal créateur.

Les esquisses montrent ainsi que les parties composées avant Pierrot Lunaire, fondées sur une invention spontanée et un renouvellement constant de la texture et du matériau, correspondent précisément au récit des succès de l’Homme : son triomphe conjugal223, la création spontanée du diadème. Puisque la musique est donnée comme l’expression même de l’intériorité, l’hostilité de Schoenberg envers la rationalité compositionnelle trouve ici une légitimation dramaturgique. Toutefois ce rôle confié aux sons est évidemment maintenu lors de la mise en scène de l’échec, de l’avortement de l’élévation puis du retour progressif vers une déchéance psychique, sociale et morale. Les passages correspondant sont les premiers composés après

Pierrot Lunaire, à partir de l’été 1912, parmi lesquels figurent le grand

« crescendo »224 et la longue séquence fondée sur le thème de cor. Notons qu’il ne

222 Correspondances, textes, p. 171. 223

Celui-ci reste néanmoins illusoire, comme le sera justement la création du diadème.

224

Une seule page correspond au crescendo dans le document d’esquisses de 19 pages. Nous ne l’avons donc pas cité parmi les passages dont les sources témoignent d’un travail d’écriture particulièrement construit. On

s’agit pas ici de déterminer la signification de ces éléments thématiques de la troisième scène. Difficilement mémorisables, rarement soulignés comme tels, il serait certainement maladroit de leur conférer ici un sens particulier. Le fait est par contre révélateur en ce qui concerne la démarche créatrice : c’est exactement au moment où il met en scène l’échec du génie créateur que Schoenberg se détourne lui-même d’une telle approche de la composition. Le coup de marteau qui réalise dans le récit la prédiction annoncée par le chœur en introduction est également celui qui signe l’abandon d’une musique pensée comme l’expression immédiate d’une vision intérieure, comme la manifestation pure d’une forme subjective. Dans tout ce qui suit en effet, l’art des sons renoue avec sa teneur objective, avec une matérialité qui nécessite du créateur qu’il travaille, qu’il construise. Bien plus que dans Pierrot

Lunaire où l’on décèle plutôt un éclectisme de l’écriture, c’est ici une résignation

toute personnelle enracinée dans une nouvelle éthique du compositeur qui accompagne désormais celle du librettiste.

En effet, alors que l’action de La Main heureuse consiste à présenter le caractère irréalisable de l’absolu, l’impossibilité ontologique de son expression, retenons que Schoenberg inscrit ce récit principal dans un discours qui figure lui-même un ordre absolu et universel. Conscient de l’immuabilité du temps, maître de la cyclicité de l’histoire à laquelle il échappe lui-même, le chœur tient ici pour une autorité métaphysique, ses paroles pour une vérité inconditionnelle. Or, s’il n’est pas véritablement présent sur scène, s’il se tient donc hors du temps et de l’espace, il apparaît pourtant bien dans l’œuvre, comme un pur observateur. Probablement issu des autoportraits que peint Schoenberg en 1910, ces regards saisissants et inondés de couleur, le livret stipule que le chœur est enveloppé dans le rideau de fond de scène de sorte qu’on ne voit que des « visages éclairés en vert », que « seuls les yeux sont clairement visibles ». L’absolu ne fait pas l’objet d’une conquête, il ne se dévoile pas dans le mouvement sublime de l’expression, mais il est construit dès le départ grâce aux « moyens de la scène », offert par le jeu de la représentation. La musique elle-même se plie alors à celui-ci et en adopte la démarche par ses propres moyens.

retrouve néanmoins tout au long de celui-ci l’utilisation fortement prononcée d’une même cellule motivique. Voir à ce propos : KREBS H., « The "Color Crescendo" from Die Glückliche Hand: A Comparison of Sketch and Final

Prévu par Schoenberg dès la toute première version de la scène introductive225, le

Sprechgesang est employé précisément dans ce but. Sa fonction est ici absolument

contraire à celle qui lui est confiée dans Pierrot Lunaire : il ne s’agit pas cette fois de la fusion objective de l’idéalité de la sphère musicale à la trivialité du monde du quotidien – sa valeur spirituelle serait sinon plus basse que l’expression chantée de l’Homme ; dans un contexte qui entend soustraire aux sons leur propension à la transcendance, le Sprechgesang désigne l’irreprésentabilité elle-même, l’in-

présentabilité, à la frontière exacte de la musique et de la non-musique, de la

composition et de son au-delà. Si cette vocalité n’est pas en elle-même l’expression d’un quelconque absolu, l’affirmation éclatante de sa présence, elle est pourtant bien ce qui le représente dans le processus construit de l’œuvre théâtrale, et s’introduit comme tel dans l’écriture.

On l’a dit, ce sont surtout les parties écrites après Pierrot Lunaire qui orientent la partition musicale dans la perspective d’une représentation. Qu’elle soit totale ou partielle, la recherche d’une complétude chromatique semble notamment aller en ce sens. Il en est ainsi de l’utilisation de l’accord-ostinato de neuf sons utilisé lors des passages qui encadrent l’action centrale comme du travail harmonique de la polyphonie vocale au milieu de la dernière scène, lorsque le chœur évoque justement la substance géniale de l’Homme en lui demandant : « Mais ce qui est en toi / et autour de toi, où que tu sois, / ne le sens-tu pas ? » De façon probablement très consciente et réfléchie, l’arrangement orchestral de cette séquence explicite d’ailleurs la valeur spéculative qui semble motiver chez Schoenberg les procédés d’écriture visant une approche du total chromatique. En effet, hormis quelques figures gestuelles poursuivant dans le registre le plus tendu d’un violon solo le caractère expressif général de l’œuvre, la gestion du timbre semble ici entièrement vouée à soutenir l’expression éthérée du chant. Les esquisses montrent d’ailleurs que Schoenberg a songé un temps à un accompagnement relevant de la

Klangfarbenmelodie226. S’il n’a finalement pas poursuivi dans cette direction, on

225 Sur l’esquisse 19/2450, correspondant comme nous l’avons vu plus haut aux six premières mesures de

l’œuvre, on trouve en effet les premiers mots du chœur chantés en Sprechgesang.

226

L’esquisse 16/2447 montre notamment que les trois accords instrumentaux faisant systématiquement suite à chacune des harmonies du chœur étaient initialement envisagés comme une succession rapide de différents instruments.

retrouve néanmoins dans la version définitive de ce passage une luxuriance du timbre qui rappelle le scintillement coloriste de « Farben » (cf. annexe n°5.5). La texture orchestrale est divisée en deux strates : la première est composée d’une sorte de tressage de timbres, presque un hoquet, prenant part entre deux clarinettes, une flûte et le piccolo dans le registre aigu auxquels s’ajoutent notamment la harpe, le célesta ou encore le glockenspiel ; la seconde consiste en une doublure à l’unisson de chacune des lignes vocales par un instrument soliste. Bien loin du parlando impérieux qui caractérise le chœur lorsqu’il s’exprime en Sprechgesang, l’écriture vocale use ici majoritairement d’intervalles retreints – des combinaisons de secondes et de tierces – ainsi que de valeurs longues quasiment homorythmiques. Les doublures instrumentales et le fourmillement des timbres cristallins de l’orchestre, quasiment privé des cordes, appuient, voire caricaturent le traitement lyrique des voix, élevant alors soudainement le chant à la suavité immatérielle de cette « joie de l’âme » que possède en lui le génie. À nouveau, celle-ci ne fait pas ici l’objet d’une véritable expression : elle est surtout représentée par le discours des sons, construite par la disposition choisie de quelques-unes de leurs propriétés matérielles.

Signalons par ailleurs que vingt ans plus tard, lorsque Schoenberg fait intervenir sur scène la parole de Dieu dans Moïse et Aaron, il reprend quasiment tels quels les choix compositionnels qui sont faits ici (cf. annexe n°5.6) : dans la première scène, la voix divine s’élevant du buisson ardent est représentée par un chœur mixte en

Sprechgesang auquel s’ajoute un second chœur, chanté, dont chacune des six voix

est doublée par un instrument soliste de l’orchestre (mes. 11 sqq.). De la même manière que dans l’œuvre d’avant-guerre, le Sprechgesang représente sur scène l’irreprésentabilité d’une vérité absolue tandis que les voix doublées, lyriques, construisent musicalement la figuration d’une aura sacrée. D’autre part, si l’écriture de cet opéra est entièrement dodécaphonique – à l’exception justement des parties en Sprechgesang –, on note que ce sont bien ces harmonies du chœur divin qui constituent les premières manifestations musicales du déroulement sériel. Sur la simple voyelle [O], avant que le premier mot ne soit proféré et avant même que le rideau ne se lève, c’est de ces voix et de leur disposition que jaillit comme d’un éther divin, construit, la représentation musical du monde sensible.

Dans La Main heureuse il n’est pas explicitement question de religion, plutôt d’une forme personnelle de théosophie. Néanmoins le rôle dramaturgique du chœur, son traitement musical ainsi que l’évolution générale de l’écriture lors des dernières étapes de composition préfigurent très largement la révélation religieuse explicitement affirmée par Schoenberg au cours des années suivantes. Si comme nous l’avons dit La Main heureuse est une œuvre de la résignation, elle est aussi déjà chargée de ce qu’Alain Poirier considère comme « une forme élaborée de didactisme *…+ destinée à accroître le degré de conscience du public, et par-là même à le convaincre du bien-fondé de l’attitude esthétique du compositeur227 ». Pour cela, il s’agit donc d’une part de développer une nouvelle méthode d’écriture, emprunte de sobriété, consciente de sa propre matérialité, et d’autre part de figurer l’ordre spirituel auquel se soumet cette nouvelle éthique créatrice elle-même, d’expliciter par la représentation le fondement transcendant et absolu qui préside à son adoption. Exemplairement, les tendances qui se rapportent à la première de ces exigences sont celles que nous avons observées dans la séquence construite à partir du thème de cor, tandis que celles qui relèvent de la seconde sont plus particulièrement soulignées lors de la page lyrique du chœur dans la dernière scène. Si elles sont évidemment liées, interdépendantes, elles restent néanmoins distinctes puisque l’idée d’une sobriété compositionnelle ne s’accompagne pas nécessairement d’un programme qui en explicite la raison et les enjeux. La Main

heureuse ouvre cependant une période durant laquelle Schoenberg est

exclusivement préoccupé par leur association : la résignation du génie s’accompagne du désir compensatoire de montrer précisément ce à quoi il renonce, c’est-à-dire le monde spirituel auquel l’Homme aurait dû accéder à l’issue du grand « crescendo de lumière ». Jusqu’à la fin de la première guerre mondiale au moins, le compositeur est alors accaparé par le projet d’une nouvelle œuvre dont la singulière religiosité apparaît comme une profession de foi. Comme il l’écrit à Zemlinsky, il s’agira d’une « œuvre travaillée *gearbeitetes+, au contraire des nombreuses œuvres purement impressionnistes de ces derniers temps228. » Or, comme nous allons le voir, c’est justement la conjugaison de ces deux aspects qui favorise à cette époque chez

227

POIRIER A., « Étude de l’œuvre », publié dans : STUCKENSCHMIDT H.-H., op. cit., p. 713.

228

Schoenberg une nouvelle façon d’envisager la pensée, une interprétation renouvelée de l’acte créateur qui s’accompagne notamment d’une conscience originale de la relation musicale.

Chapitre n°3