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Alors qu’il travaille encore sur le cycle des George Lieder op. 15, Schoenberg entreprend en février 1909 la composition de pièces pour piano, celles qui formeront son opus 11, auxquelles s’ajoutent à partir du mois de mai les cinq pièces pour orchestre réunies dans l’opus 16. Évoquant l’esprit d’émancipation et de libération vis-à-vis de tout ce qui, encore dans le Quatuor à cordes n°2 op. 10, pouvait être vu comme une contrainte imposée à l’élan créateur, deux lettres écrites par le compositeur durant l’été précisent le projet qui est alors en cours. L’une d’elles est envoyée le 14 juillet à Richard Strauss à propos des pièces pour orchestre, alors que seules les trois premières sont achevées. Désireux de les faire créer rapidement, Schoenberg les présente ainsi :

« J’en attends énormément, en particulier en ce qui concerne la sonorité et l’atmosphère. Il ne s’agit que de cela – il n’y a absolument rien de symphonique, c’est l’exact contraire, pas d’architecture, pas de construction. Rien qu’un changement varié et ininterrompu de couleurs, de rythmes et d’atmosphères165. »

Adressée quelques semaines plus tard au pianiste Feruccio Busoni, la seconde lettre rend compte d’une intention similaire à propos des pièces pour piano:

« J’aspire à : une libération complète de toutes les formes

de tous les symboles de la cohérence et de la logique. Donc :

En finir avec le « travail motivique » En finir avec l’harmonie comme

ciment ou comme pierre à bâtir d’une architecture. L’harmonie est expression

et rien d’autre. Ensuite :

En finir avec le pathos !

En finir avec les partitions interminables qui pèsent des tonnes ; avec les tours, les rochers édifiés et construits

et autres fatras gigantesques. Ma musique doit

être brève.

Concise ! En deux notes : non pas construire, mais “ e x p r i m e r” !!166 »

Inégalement, les premières pièces engagent déjà ce refus d’une logique pensée comme « travail motivique » ou comme « architecture » en se détournant d’une écriture « symphonique », terme par lequel Schoenberg se réfère ici de façon péjorative au métier du compositeur. Face aux critiques formulées par Busoni quant à la facture pianistique de ses pièces, à sa technique d’écriture instrumentale, la réponse est particulièrement explicite en ce qui concerne la recherche d’alors :

« J’ai dû renoncer à bien plus qu’une sonorité pianistique lorsque je commençai à suivre pleinement ma nature et à écrire ce genre de musique. Je trouve que, lorsqu’on renonce à un art de la forme, à une architecture de la voix supérieure, à un art de la polyphonie motivique parvenu à un tel degré de perfection dans les dernières décennies *…+ alors la petite sonorité pianistique vous apparaît comme peu de chose. *…+ Si vous voyiez mes nouvelles pièces

165

Lettre citée dans : STUCKENSCHMIDT H.-H, op. cit., p. 75.

166

pour orchestre, vous pourriez, là aussi, observer combien je me détourne clairement de la sonorité pleine, celle des « dieux et des surhommes » de l’orchestre wagnérien. Combien tout devient plus tendre, plus fin. Comment des couleurs réfractées apparaissent là où ne se trouvaient que des couleurs claires, lumineuses. Comme toute ma technique orchestrale prend un chemin qui semble carrément opposé à celui qui a été suivi auparavant. *…+ Nous sommes écœurés par les sons pleins et suaves de Wagner167. »

Achevées respectivement le 7 et le 11 août, après la rédaction des deux lettres168, les deux pièces par lesquelles s’achèvent les opus 11 et 16 semblent quant à elles toucher au plus près la suppression de ces catégories au profit d’une plénitude de l’expression et du « changement varié et ininterrompu de couleurs » annoncés à Busoni et Strauss. Réputées notamment pour le défi qu’elles présentent aux outils traditionnels de l’analyse musicale, l’une comme l’autre refusent tout ce qui est à même de tenir pour le « ciment » de l’invention : atonales, athématiques et, disons, informelles, elles se dispensent scrupuleusement de tout ce qui est usuellement tenu pour la cohérence musicale et l’intelligibilité. Toujours à Busoni, Schoenberg note ainsi à propos de la pièce pour piano : « Je pense qu’elle va considérablement au-delà de ce qui était réussi dans les deux premières. Du moins en ce qui concerne la variété dont je parlais plus haut169. » Or dans la lettre précédente, c’était précisément la première pièce qui était louée pour ses qualités « de liberté et de diversité de l’expression, de flexibilité d’une forme libre de toute entrave, non inhibée par la "logique"170 ». Rapidement composé à la fin de l’été dans la foulée des deux dernières pièces des opus 11 et 16, le monodrame Erwartung porte sur scène les mêmes aspirations, celles d’une création devant être absolue : intuitive, immédiate, et vécue par l’artiste comme une nécessité purement expressive. Depuis le quatuor à cordes de 1908, les œuvres de Schoenberg semblent suivre en ce sens un processus d’épuration quasi linéaire visant à répudier toute trace objective de rationalité

167 Ibid., lettre du 24 août, p. 40.

168 La lettre à Busoni n’est pas datée et le timbre de la poste, difficilement lisible, ne permet pas de distinguer

clairement entre le 13 et le 18 août. Toutefois, Schoenberg signale en post-scriptum qu’il s’est écoulé plusieurs jours entre la rédaction et l’envoie, un temps durant lequel la troisième des pièces pour piano et la cinquième pour orchestre auraient été composées.

169

Ibid., p. 44.

170

compositionnelle. C’est notamment ce qui transparaît explicitement des mots de Schoenberg à la fin du mois d’août 1909 :

« Ma seule intention est : n’avoir aucune intention !

Ni formelle, ni architectonique, ni artistique dans quelque sens que ce soit *…+, ni esthétique – absolument aucune ; ou tout au plus celle-ci :

ne rien mettre en travers du flux de mes sensations inconscientes. Ne rien y laisser s’infiltrer qui serait l’effet de l’intelligence ou de la conscience.

Si vous connaissiez mon évolution, vous n’auriez aucun doute là-dessus. *…+ Mais lorsqu’on voit comment j’ai évolué par degrés, combien je suis depuis longtemps proche d’une forme d’expression à laquelle j’adhère aujourd’hui clairement et sans réserves, alors on comprendra qu’il n’y a là rien d’inorganique, rien d’une « esthétique de pisse-copie », mais que c’est un

impératif qui a engendré ce résultat171. »

« Avec la première idée [Gedanke] émerge la première erreur172 », dit alors un aphorisme publié en 1909, sous-entendant que la vérité d’une proposition est inévitablement corrompue au contact de la pensée humaine, de la matière qu’elle manipule et de la conscience qui s’insinue inévitablement lors de sa réalisation ; ailleurs, Schoenberg parle encore du « déchet » d’un compositeur, « autrement dit la différence entre ce qu’une certaine force le poussait à créer et ce qu’il a effectivement créé173 ». Nous l’avons évoqué plus haut, le Traité d’harmonie lui-aussi témoigne en plusieurs endroits de cette posture qui considère prioritairement l’œuvre d’après la pureté du geste qui lui donne naissance. Dans l’un des premiers chapitres, dédié au mode majeur, l’auteur s’oppose ainsi à tout ce qui, à l’image de la structure formelle, n’est « conditionné que par notre impuissance à comprendre le confus et le désordonné. *…+ Clarté et compréhension ne sont pas des conditions que l’artiste se doit de poser face à l’œuvre d’art174 ». En 1912 encore, le célèbre article « Des rapports entre la musique et le texte » publié initialement dans l’almanach du

Blaue Reiter définit la musique comme un « mode d’expression direct, pur et vierge

171 Ibid., lettre du 24 août 1909, p. 43-44. À propos de ce mouvement d’émancipation athématique et atonal

dans les œuvres de 1909, voir : HAIMO E., « The rise and fall of radical athematicism » in AUNER J. et SHAW J.

(eds.), The Cambridge Companion to Schoenberg, New-York, Cambridge University Press, 2010, p. 94-107.

172 Cité dans : A

UNER J., A Schoenberg Reader, op. cit., p. 65. [« With the first thought [Gedanke] emerges the first error. »]

173

SCHOENBERG A., « L’œuvre et la personne de Franz Liszt », Le Style et l’idée, p. 344.

174

de toute matière175 ». Celui-ci nécessite de l’auditeur le « don de la perception pure », lequel est par ailleurs « extrêmement rare et ne se voit que chez des gens d’un niveau exceptionnel » ; « langage du monde », l’art des sons « doit peut-être rester à jamais incompréhensible, mais seulement perceptible » ajoute alors Schoenberg entre parenthèses. Bien loin de toute considération relative à la logique de présentation de l’idée, à la nécessité de s’accorder aux lois de la saisissabilité, la place de l’auditeur est entièrement déterminée ici selon la qualité de la perception, d’après sa faculté à s’affranchir de l’apparence extérieure de l’œuvre, sa matière, afin d’en viser immédiatement le centre expressif. Se tenant à l’écart de toute concession faite à l’intelligibilité, le compositeur s’en remet exclusivement à la conception organique : « Il en est d’une œuvre d’art comme de tout ce qui est intégralement organisé : la structure interne en est si homogène que le plus petit détail suffit à en révéler l’agencement interne, l’essence intime. *…+ Que l’on entende un seul vers d’un poème, une seule mesure d’une œuvre musicale, on est à même d’en saisir l’ensemble ».

Pourtant, traditionnellement la tendance à unifier l’ensemble du matériau musical par le travail sur le motif peut précisément s’interpréter comme la marque de la subjectivité dans le déroulement de l’œuvre, comme une volonté d’informer le matériau de la présence de l’esprit. Tout au long du XIXe siècle, la recherche

consciencieuse de l’unité motivique se justifie en effet d’après l’idée d’un art organique176 ; l’écriture par variation, par transformations successives de motifs et de cellules, apparaît comme le moyen de dégager l’œuvre d’un mouvement mécanique, particulièrement de la froide rationalisation des codes de l’art rhétorique. Le processus sonore n’est plus alors un discours vague ou imprécis mais l’image dynamique d’une Nature idéale dont l’artiste de génie se fait l’exécutant. Si cette conception a présidé à la vision d’une filiation Bach-Beethoven ainsi que de sa poursuite par Brahms autant que par Wagner, voire Bruckner177, c’est toujours cette

175 S

CHOENBERG A., « Des rapports entre le texte et la musique », Le Style et l’Idée, p. 118-120. Les citations qui

suivent dans ce paragraphe sont toutes issues de ces pages.

176 Voir à ce propos : R

IGAUDIÈRE M., La théorie musicale germanique du XIXe siècle et l’idée de cohérence, Paris,

Société Française de Musicologie, 2009.

177

DAHLHAUS C., L’idée de la musique absolue, chap. « Des trois cultures de la musique », Genève, Contrechamps, 2006, p. 105-113.

perspective qu’Anton Webern justifie en 1934 l’intérêt de la méthode dodécaphonique :

« Poursuite de cette cohérence chez Brahms, Mahler, Schönberg. Le Premier Quatuor à cordes en ré mineur : la figure d’accompagnement est thématique ! Ce désir de cohérence, de relations, mène de lui-même à une forme que les Classiques ont cultivée, et qui est devenue véritablement prédominante chez Beethoven : la variation. Un thème est donné. Il est varié. En ce sens, la variation annonce la composition en douze sons. Exemple : la Neuvième Symphonie de Beethoven, dernier mouvement : thème à l’unisson ; tout le reste repose sur cette idée, elle est la forme première. Quelque chose d’inouï se passe, et c’est pourtant toujours la même chose ! Vous voyez maintenant où je veux en venir : la plante originelle de Gœthe. La racine n’est au fond rien d’autre que la tige, la tige rien d’autre que la feuille, et la feuille à son tour n’est rien d’autre que la fleur : ce sont des variations de la même idée178. »

De ce point de vue, l’apogée de l’athématisme schoenbergien en 1909 est significatif de sa posture tout à la fois conservatrice et révolutionnaire, car sa critique de la rationalité est justement formulée au nom d’un idéal organique ; l’esprit lui-même est impuissant, sa condition humaine en fait un être limité, incapable de s’élever à la perception et à l’expression juste de la Nature. D’où cet intérêt du compositeur – commun à de nombreux artistes de ce début de siècle viennois – pour l’inconscient, pour le geste direct et spontané, préservé de sa subordination à la mesure de l’homme. Si la question de la relation musicale se pose déjà, il en est alors de son irréductibilité aux « lois de la saisissabilité ». L’athématisme radical, celui qui est atteint au cours de l’été 1909 avec Erwartung et les deux dernières pièces des opus 11 et 16, vise donc une forme de relation supérieure, inintelligible au commun des mortels mais plus proche pour cette raison même des rapports authentiques de l’Être ; radicalisation paradoxale de la tendance organiciste à l’ultra-thématisme, elle- même présente dans l’œuvre du compositeur à la même époque179.

178 W

EBERN A, Le chemin vers la nouvelle musique et autres écrits, séance du 19 février 1932, p. 45-46. Au début du second cycle de conférences, Webern précise l’importance que représente ici l’interprétation goethéenne de la nature et de son rapport à l’art : « Ce que je veux dire par là, vous l’aurez compris à travers les propos de Gœthe. Dit de façon plus familière : l’homme n’est que le récipient dans lequel est versé ce que la "nature universelle" veut exprimer. *…+ De même que le savant s’efforce de trouver les lois qui sont au fondement de la nature, de même devons-nous trouver les lois par lesquelles la nature, sous la forme particulière de l’homme, est productive. » (Ibid., p. 52)

179

La première pièce de l’opus 11, dans laquelle Schoenberg voit « une forme libre de toute entrave, non inhibée par la "logique" », témoigne paradoxalement d’un travail de variation et de développement motivique extrêmement présent. Elle peut être citée pour cette raison même comme une anticipation des procédés de