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D’une négation de la raison à sa critique immanente

À plusieurs reprises parmi les articles réunis dans Le Style et l’Idée, Schoenberg étaye ses propos en rapportant des citations ou anecdotes de quelques personnalités présentées comme de véritables autorités morales. Le plus souvent, il ne s’agit pas de compositeurs germaniques mais de philosophes ou écrivains issus de la culture européenne : Nietzsche, Strindberg, Shakespeare ou Gœthe pour les plus courants. En 1911 dans l’article « L’œuvre et la personne de Franz Liszt », déplorant que la pensée des « grands hommes » de l’histoire n’ait qu’une influence négligeable sur le cours du monde, le compositeur dresse une liste de noms répondant à une telle qualification :

« Qu’on se rappelle la pensée de Platon, du Christ, de Kant, de Swedenborg, de Schopenhauer, de Balzac et de bien d’autres, et qu’on songe à ce que croient les gens d’aujourd’hui et à la façon dont ils dirigent leur vie330. »

Balzac, Swedenborg et – quoique de façon plus surprenante – le Christ sont des références attendues au vu de la théologie esthétique que développe le compositeur à partir des années 1910. Platon, Kant et Schopenhauer trahissent quant à eux la base philosophique évidente des livrets dramatiques de La Main heureuse ou de

L’Échelle de Jacob, et plus généralement encore celle des problématiques auxquelles

s’attache à cette époque l’ensemble de ses travaux, notamment ceux qui entreprennent d’interroger la possibilité d’une pensée en sons, purement musicale, et qui conduisent par-là au développement d’une théorie de l’idée musicale.

Au-delà d’une simple référence anecdotique, le catalogue de sa bibliothèque personnelle témoigne de l’importance de ces trois derniers penseurs pour Schoenberg : Schopenhauer, Kant et Platon y sont particulièrement bien représentés et figurent comme les trois premiers philosophes en nombre de volumes. Lors de son décès en 1951, on recense ainsi onze ouvrages de Kant, dont les trois Critiques ; huit

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de Platon, parmi lesquelles plusieurs dialogues, dont le Phèdre, le Parménide et deux volumes de La République – l’un est offert par Webern – ; enfin, pour Schopenhauer, une Œuvre complète en six volumes ainsi qu’une édition séparée des Parerga et

Paralipomena331. Mais la culture philosophique de Schoenberg n’est pas exclusivement restreinte à ces trois figures majeures puisque sa bibliothèque contient encore quelques ouvrages d’Aristote, de Nietzsche ou de Bergson – la présence importante de ce dernier, contemporain et non-germanique, montre notamment que Schoenberg était attentif à l’actualité de la philosophie. Toutefois, la prééminence manifeste de Platon, de Kant et de Schopenhauer atteste surtout de la sensibilité particulière du compositeur pour l’intuition intime d’une scission ontologique, pour la question d’une fragmentation originelle de l’unité de l’Être, laquelle constitue pour les trois philosophes, si l’on peut dire, le point de départ d’une entreprise métaphysique. C’est en effet de cette perte et de ce manque, ou encore de cette chute, que naît chez eux une pensée qui consiste en premier lieu à s’étonner de ce qui est. Or, si Aristote débute sa Métaphysique par ces mots : « Tous les hommes désirent par nature savoir332 », Kant fait justement de cette « disposition naturelle » de l’homme à la métaphysique quelque chose qui conduit la raison vers le dogmatisme et la spéculation, « poussée qu’elle est par son besoin propre, vers des questions telles qu’elles ne peuvent trouver de réponse à travers aucun usage empirique de la raison ni à partir de principes qui en procèdent333 » ; « D’où vient donc, demande-t-il ainsi, que la nature a affligé notre raison de l’inlassable aspiration à en chercher la trace, comme s’il s’agissait là d’une de ses affaires les plus importantes ?334 » C’est également ce qu’affirme Schopenhauer en faisant de l’homme un « animal métaphysique », une conscience qui s’éveille justement parce qu’elle n’est plus « unie au monde et à la nature, comme partie intégrante d’eux- mêmes », parce que toute chose ne porte donc plus en elle-même « l’explication de

331 Le catalogue des ouvrages légués lors du décès de Schoenberg est disponible à l’adresse suivante :

http://www.schoenberg.at/scans/JabrefData/biblio_estate.html (28/12/2017). D’après Stuckenschmidt, en 1913 Schoenberg possède déjà les onze volumes de Kant, l’Œuvre complète de Schopenhauer et la moitié de ceux de Platon (STUCKENSCHMIDt H.-H., Arnold Schoenberg, op. cit., p. 197).

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ARISTOTE, Métaphysique, 980a21.

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KANT E., Critique de la raison pure, Paris, Flammarion, 2006, p. 108.

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son comment et son pourquoi335 ». Pourtant, il n’en est pas ainsi, dit encore ce dernier, dès lors qu’on envisage le monde comme une « existence absolument nécessaire *…+, comme Spinoza l’affirme d’ailleurs », c’est-à-dire sous le regard considérant que « le possible et le réel ne *font+ qu’un et que la non-existence [est] l’impossibilité même336 ».

Du point de vue musical, nous avons vu plus haut que Schoenberg ne dit lui- même pas autre chose lorsqu’il pose la question de la relation des sons. Ici également, l’étonnement qui le conduit à une telle interrogation ne peut réellement surgir que lorsque l’unité ne paraît plus aller de soi, lorsque l’harmonie se révèle à la pensée comme un problème. Si l’axe conceptuel de cette filiation apparaît nettement dans l’importance accordée par ces philosophes au concept d’Idée, inséparable de son origine platonicienne mais néanmoins employée de façon distincte chez Kant et Schopenhauer, on remarque toutefois que Schoenberg utilise assez peu le terme allemand Idee, celui qui réfère le plus immédiatement à cette acception. Mais l’expression plus commune de Gedanke ne lui est pourtant pas étrangère, ne serait- ce que parce qu’elle pose la question de la pensée en l’envisageant sous une forme objectivée, musicale ou non. On l’a vu, c’est d’ailleurs le mot Idée [Idee] que Schoenberg choisit lorsqu’il distingue dans ZKIF la conception de la présentation ; de même en 1929, il les associe l’un et l’autre lorsqu’il se demande « Qu’est-ce que l’idée (l’Idée) [der Gedanke (die Idee)] d’une pièce de musique ? » Enfin, on rappelle également qu’il choisit simplement idea lorsqu’il écrit en anglais à partir des années 1930. Alors, tandis que notre première partie nous a surtout permis d’expliciter le cheminement qui a conduit Schoenberg à ressentir le besoin d’entreprendre une réflexion théorique sur la composition musicale à partir de 1917, il s’agit plus particulièrement d’envisager maintenant la teneur proprement philosophique du mouvement qui s’affirme là.

Les volumes de Schopenhauer figurant dans la bibliothèque du compositeur sont très largement annotés et soulignés337. On ne saurait toutefois déterminer avec

335 S

CHOPENHAUER A., Le monde comme volonté et comme représentation, Paris Quadrige/PUF, 2009, p. 851. 336 Ibid., p. 864.

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Le catalogue des ouvrages annotés par Schoenberg est disponible à l’adresse suivante :

http://www.schoenberg.at/images/stories/bilder_statische_artikel/archiv/annotationen_bibliothek.pdf [28/12/2017]

certitude dans quelle mesure celui-ci a lu, compris et interprété ces philosophes, ni s’il a consciemment cherché à retirer une application concrète de leur enseignement. Pourtant, les observations que nous avons faites précédemment à propos d’un

retournement engagé dès l’époque de La Main heureuse trouvent une résonance

importante avec quelques aspects majeurs des philosophies en question. Surtout, à partir de ce principe – l’idée d’une exclusion de l’homme hors du royaume de la Nature, la vision d’un monde dont le sens échappe entièrement à son expérience immédiate –, toute l’activité théorique et pratique de Schoenberg semble gouvernée par deux tendances distinctes qui se succèdent chronologiquement sans toutefois s’exclure entièrement. Pour reprendre une image qu’il formule lui-même, nous voyons là « des cercles excentriques qui coïncident en partie. Plus ou moins étendus, des secteurs se recouvrent en tous points – réciproquement, il y a des segments qui s’opposent les uns aux autres338. » Alors, dans la mesure où ce mouvement permet de décrire le parcours intellectuel du compositeur, chacune de ces sphères semble se rapporter à une posture philosophique spécifique, leur zone commune pouvant être caractérisée par l’héritage schopenhauerien du criticisme kantien. Précisons alors que le développement de la pensée schoenbergienne peut être identifié à un retour vers le kantisme, et d’autre part que celui-ci ne se définit pas à partirla philosophie esthétique mais plus généralement dans la perspective d’une théorie de la connaissance. Ainsi, comme nous allons le voir ci-dessous, le modèle exposé par Schopenhauer manifeste une affinité toute particulière avec l’irrationalisme qui domine la posture expressionniste du compositeur en 1909, avec une aspiration enthousiaste à l’idéal doublée d’un profond pessimisme, d’une critique acerbe du quotidien et du monde moderne, du sensible et de l’expérience. S’il est vrai que le philosophe jouissait d’une forte notoriété dans les milieux intellectuels européens depuis la fin du XIXe siècle au moins, les marques de sa lecture schoenbergienne nous

encouragent à reconnaître particulièrement dans son système philosophique une structure cohérente qui éclaire la façon dont prend forme la poétique musicale du compositeur au premier temps de l’émancipation de la dissonance. De là, nous montrerons alors que sa nouvelle sobriété engage un progressif rachat de la raison,

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affirmé et entretenu sous l’influence discrète mais néanmoins tout à fait déterminante de son autolimitation kantienne. Si Schopenhauer encourage à se libérer de l’emprise funeste de la raison, si sa métaphysique s’achève dans un éloge de la résignation, c’est justement celle-ci qui semble encourager Schoenberg à en revenir au fondement de la critique et s’interroger sur les modalités selon lesquelles il est tout de même possible à l’homme de penser dans les conditions modernes de l’existence. Aussi bien dans sa production compositionnelle que théorique, en musique ou au sujet de la musique, nous voyons se déployer là les principes d’un véritable idéalisme critique – au contraire d’une dialectique idéaliste –, celui qui semble justement permettre au compositeur de fonder objectivement la possibilité de la relation des sons, de penser l’idée musicale.

Chapitre n°4

Avant l’idée musicale : Arthur Schopenhauer et l’Idée comme