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Si la conception développée par écrit dans ces quelques extraits semble conforme aux œuvres de 1909, au refus qu’elles manifestent vis-à-vis de toute concession faite à une stratégie extérieure d’intelligibilité, Schoenberg en éprouve pourtant les limites dès 1910. Au début de cette année en effet, quelques mois après avoir composé Erwartung, il ne parvient pas à achever un ensemble de Trois pièces

pour orchestre de chambre dont la tendance à la miniature peut par ailleurs

s’entendre comme le signe des problèmes qui se posent dès lors que l’invention se passe délibérément de toute stratégie constructive, harmonique ou thématique. En décembre 1911, c’est encore dans ce même esprit qu’il compose le Lied

Herzgewächse op. 20 sur un poème de Maeterlinck, une pièce destinée à figurer dans

l’almanach du Blaue Reiter au côté de l’article évoqué plus haut et de quelques reproductions d’autoportraits180. Mais bien que cette page musicale se dispense à nouveau de toute structure thématique ou motivique avec une remarquable aisance, elle porte ouvertement la marque d’une construction formelle et marque une certaine distance vis-à-vis de l’idéal d’organicité et de spontanéité pourtant revendiqué. Si l’on observe un simple principe d’articulation symétrique entre les quatre strophes du poème, le traitement vocal différencié, adapté à la forme et au contenu narratif du poème, suggère néanmoins une lecture attentive et trahit l’intention d’inscrire l’expression dans une démarche de représentation181.

l’écriture dodécaphonique. Voir par exemple : DAHLHAUS C., Schoenberg, « L’analyse de la nouvelle musique »,

op. cit, p. 29-42 ; HAIMO E., Schoenberg’s serial odyssey, New-York, Oxford University Press, 1992, p. 72.

180

Comme le rapporte Alain Poirier, ce Lied aurait été composé très précisément dans le but d’illustrer les propos que Schoenberg développe dans ses contributions pour l’Almanach et les conceptions générales du

Blaue Reiter. Le choix même du poème de Maeterlinck ne semble pas anodin puisque Kandinsky le cite par

deux fois dans Du Spirituel dans l’art comme un exemple pionnier de « composition spirituelle » (HOUGH B., « Schoenberg’s Hergewächse and the Blaue Reiter Almanac », cité dans : POIRIER A., L’expressionnisme et la

musique, Paris, Fayard, 1995, p. 178).

181 On note d’ailleurs que pour appuyer un découpage musical qui ne correspond pas exactement à la structure

poétique – l’articulation principale de Schoenberg est située au milieu du troisième quatrain –, le compositeur choisit de déplacer un verbe d’action de deux vers afin de l’intégrer à sa seconde partie. En cela ce Lied ne rend absolument pas compte de l’expérience décrite par Schoenberg dans l’article qui l’accompagne – probablement à propos des George Lieder op. 15 – : « Sous l’inspiration des premiers mots d’un texte, j’avais composé nombre de mélodies en allant et en poursuivant jusqu’au bout, sans me préoccuper le moins du monde de la façon dont le poème continuait, sans même m’en inspirer au cœur de mon extase. » (« Des rapports entre la musique et le texte », p. 120.) Texte et musique reportés en annexes (cf. annexe n°4).

Essentiellement descriptifs, évoquant au travers d’une végétation stagnante l’image d’une nature dépérie, les dix premiers vers sont traités musicalement sur le ton du récit par une libre déclamation strictement syllabique. Les figures instrumentales autant que les inflexions vocales réalisent ici un contrepoint fait de fragments mélodiques et d’éclats harmoniques épars, aussi émancipés de la métrique que d’une disposition hiérarchisée des voix (mes. 1-15). Au contraire, tandis que la seconde partie du poème introduit par l’image de l’ascension un sentiment d’élévation mystique, la musique traduit ce processus spirituel par l’irruption d’un registre particulièrement lyrique (mes.16 sqq.). Parallèlement à une écriture en textures qui normalise les parties d’accompagnement, la ligne vocale s’élève jusqu’au contre-ut par une succession de valeurs longues, précisément sur le vers transformé « Érige son ascension immobile » (mes. 17), puis poursuit une longue arabesque évoluant notamment en courts mélismes (mes. 20 sqq.). Soulignons également dans cette pièce la recherche d’une sonorité très spécifique répondant au « cristal bleu » et aux « lueurs » de la Lune décrites par Maeterlinck, et suggérant par-là toute l’intériorité de cette « ascension immobile » : composé en tout et pour tout d’une harpe, d’un célesta et d’un harmonium, le timbre de cet effectif très éthéré se rapporte à la voix diaphane que recherche Schoenberg lorsqu’il compose cette partie de soprano coloratur en limitant l’interprète aux intensités les plus faibles possibles –

ppp dans toute la seconde partie, puis, significativement, pppp lorsqu’elle évoque la

« prière mystique » sur un contre-fa (mes. 27-28).

Ainsi, toujours rétive aux fonctions structurelles de l’harmonie ou à une logique fondée sur des processus de répétition, l’écriture trouve un véritable support dans le poème, un outil souvent signalé comme tel à propos d’Erwartung et absent des miniatures inachevées de 1910. Toutefois, à la différence du monodrame, les catégories conceptuelles maniées par le poème engendrent ici une nouvelle forme d’inspiration, une pensée de la représentation qui passe notamment par un emploi formel, rationnel, des catégories de l’expression musicale. Le rapport binaire exprimé par le poème entre le bas et le haut, entre le sensible et l’intelligible ou l’extériorité et l’intériorité apparaît comme un modèle sur lequel se greffe explicitement l’invention musicale. Il s’agit là d’un principe d’articulation constant au cours des années 1910 qui apparaît notamment comme l’une des voies permettant au

compositeur de répondre à la crise compositionnelle qui est alors en train de naître, celle dont témoigne notamment la durée exceptionnellement longue de la composition de La Main heureuse

Dès l’été 1910, Schoenberg écrit pour cette nouvelle œuvre scénique un livret qui tire précisément son ressort dramatique du dilemme auquel il est confronté depuis qu’il entend libérer l’écriture de toute entrave à l’expression. « C’est un certain pessimisme auquel j’étais alors pressé de donner forme » explique-t-il à l’occasion de la création de l’œuvre182. La teneur ironique du titre, explicitée en guise de conclusion, révèle précisément la situation vécue à cette époque par le compositeur : « Heureuse la main qui essaie de saisir ce qui ne peut que lui échapper, quand elle le tient. Heureuse la main qui ne tient pas ce qu’elle promet ! » Composé de quatre scènes dramatiquement structurées en arche183, le livret plonge en effet dans une forme narrative une dissension de l’intériorité propre à l’esprit créateur. Clairement exposé par le chœur dans la scène introductive, le propos général de l’œuvre est limpide : l’inlassable quête de celui qui « fixe son aspiration sur l’irréalisable », son inéluctable échec dès lors qu’il s’abandonne « à l’appel de *ses+ sens, qui sont supraterrestres, et pourtant aspirent à un bonheur terrestre ». Dans les deux scènes centrales, toute l’action se déroule alors conformément à ce que le chœur annonce : « Toi, qui possède en toi le supraterrestre, / tu aspires au terrestre ». La progression dramatique part de l’éveil de l’ « Homme », sortant d’une turpitude physique et morale et cherchant d’abord une réalisation terrestre auprès de la Femme. Le début de la scène suivante représente ni plus ni moins l’acte souffrant le reproche essuyé. D’une part, contrairement au labeur à un groupe d’ouvriers qui l’entoure, l’Homme élabore un chef-d’œuvre d’un geste proprement

génial : alors qu’il est « rayonnant, gonflé par une sensation de puissance », sa

création ne nécessite qu’un seul mouvement ; d’autre part, s’il s’agit certes d’un « diadème serti de pierres précieuses », ce n’est rien là qu’un vulgaire objet donnant

182 S

CHOENBERG A., « Conférence de Breslau », art. cit., p. 88.

183 Au-delà de la symétrie évidente des scènes 1 et 4, les interventions du chœur nous invitent à y voir en

réalité le perpétuel retour d’un mouvement cyclique. Au « Tant de fois déjà ! Et toujours tu recommences » de l’ouverture répond ainsi dans la scène finale : « Devais-tu donc recommencer ce que tu as si souvent fait ? » Le livret de La Main heureuse est édité en allemand dans : SCHÖNBERG A., Texte, Vienne, Universal Edition, 1926, p. 9-20. Traductions françaises dans : ALBÉRA P. (dir.), Contrechamps n°2, p. 75-83 ; et dans : CAULLIER J. (dir.)

à l’Homme une supériorité d’artifice, un symbole de convention sociale témoignant très justement de la distance séparant la valeur terrestre, matérielle et superficielle, d’une grandeur spirituelle, infinie. À la suite de cette séquence, le livret décrit alors le point culminant de toute l’action : un « crescendo de lumière et de tempête » qui prolonge sur la scène un processus musical, qui extériorise donc par les moyens de la représentation un état purement psychique. Pendant cette élévation intérieure, « l’Homme se comporte comme si les deux phénomènes émanaient de lui ». Or, au lieu de le porter à l’Entrückung184, la transcendance est avortée et s’achève en lui par un « rictus d’horreur » ; la Femme revient dévêtue et accompagnée d’un Monsieur, l’Homme est démuni. Reprenant alors le ton à la fois fataliste et accusateur du début, le chœur intervient de nouveau dans la scène finale et rappelle le caractère inéluctable du drame : « Devais-tu donc recommencer / ce que tu as si souvent fait ? / Ne peux-tu enfin te résigner ? » Le reproche du début est ainsi repris et précisé : « Tu ne sens que ce que tu touches, / d’abord les plaies de ta chair, / d’abord les douleurs de ton corps, / mais pas la joie dans ton âme ? » Le supplice pour le génie, dès lors qu’il possède en lui les faveurs de l’Au-delà, tient à leur incommensurabilité, à leur profonde incompatibilité vis-à-vis de toute entreprise finie, matérielle, terrestre.

En accord avec une conception de l’expression qui accorde à l’inconscient une valeur suprême, le livret renverse vis-à-vis la proportion des indications scéniques vis- à-vis du volume traditionnellement accordé au texte. Si l’Homme est le seul personnage doté de la parole – les interventions du chœur dans la première et la dernière scène encadrent l’action sans en faire réellement partie –, c’est surtout l’absence de tout dialogue avec les autres qui caractérise sa situation dramatique. Le chant, donc aussi le mot, en tant qu’extériorisation humaine et sensible, est alors réduit au plus strict minimum : une pantomime augmentée. Forme de communication sans doute encore trop immergée dans le réel, celui du quotidien et

184 Nous suivons ici l’interprétation de Christian Hauer faisant de cette élévation de l’Homme de La Main heureuse un écho au sentiment personnellement vécu par Schoenberg lorsqu’il s’aventure pour la première

fois hors des sphères de la tonalité, sentiment qui fait précisément l’objet du poème « Entrückung » de Richard Dehmel, choisi pour le dernier mouvement du Quatuor à cordes n°2 op. 10 (HAUER C., « La Main heureuse, – musique, couleurs, texte : la difficile quête de l’Entrückung » dans : Collier J., "C’est ainsi que l’on crée…", p. 33- 64.)

des faux-semblants, les quelques lignes de texte confiées au personnage de l’Homme relèvent par ailleurs majoritairement d’interjections, d’appels désespérés qui n’ont aucun effet sur le monde environnant. Pour lui, c’est autrement que se jouent des rapports plus authentiques : par le son d’abord, par la couleur ensuite, par le corps enfin. Schoenberg adapte en effet ici dans une forme théâtrale un procédé courant de la représentation romantique puis symboliste consistant à reporter sur le monde extérieur les reflets de l’âme. Dans ce singulier essai d’art total, les trois formes d’expression parallèles constituent alors un réseau souterrain surchargé d’associations symboliques185. Avant toute narration, ce que montre ainsi La Main

heureuse c’est d’abord l’image pure d’un monde intérieur, celui pour lequel les forces

de l’inconscient et les mouvements irrationnels sont la première réalité. De ce point de vue, l’intrusion muette de personnages étrangers à cet univers – le Monsieur est présenté comme un « dandy » – et la référence extrêmement schématique à quelques situations types de théâtre populaire n’apparaissent pas autrement que comme les résidus spectraux du monde extérieur, un quotidien subjectivement filtré dont l’imprécision mesure la faible consistance ontologique. Relayant les jugements souvent critiques sur la qualité du livret186, Theodor Adorno perçoit ainsi que

« ce sont précisément les raccourcis grossiers du texte qui imposent à la musique sa forme concise, et lui confèrent par-là sa vigueur et sa densité. Ainsi est-ce justement la critique de cette grossièreté du texte qui conduit au centre de la musique expressionniste187. »

Seul compte en effet pour l’Homme le processus de l’esprit : ses mutations, l’élévation à un absolu qu’il croit à sa portée.

Au côté des autoportraits que peint Schoenberg à la même époque, plusieurs éléments comme la Femme adultère ou l’hostilité de la foule – ici les « ouvriers » – permettent de voir dans l’Homme-Créateur un certain reflet du compositeur lui- même, et dans son tempérament la posture esthétique revendiquée à cette époque. Or, cette œuvre révèle en même ce qui n’apparaît pourtant que plus tard dans le reste de sa production : le fait que dès 1910 il éprouve déjà un regard critique vis-à-

185 Pour une étude précise des connotations symboliques de nombreux aspects de la mise en scène, voir :

LASSUS M.-P., « Une poétique de la dualité », in CAULLIER J. (dir.), "C’est ainsi que l’on crée…", p. 211-225 ; BÉNET

F., « La Main heureuse de Schoenberg. Aspects d’une problématique du corps », ibid., p. 227-237.

186

STUCKENSCHMIDT H.-H., Arnold Schoenberg, p. 135-136.

187

vis de sa propre démarche créatrice, que désormais la voix réprobatrice du chœur est aussi la sienne. Considérant le livret, il est en effet évident que la partition ne peut être intégralement composée selon « l’idéal d’expression et de forme » qui caractérise par exemple Erwartung. L’idée dramaturgique de La Main heureuse trahit en effet une posture fondamentalement différente du premier monodrame. Or, si malgré les avertissements qu’il formule lui-même par la voix du chœur Schoenberg ne se satisfait pas de la « joie dans [son] âme », s’il ne renonce pas à plonger ses intuitions créatrices dans la substance triviale du monde prosaïque, il cherche néanmoins à définir une voie nouvelle pour laquelle la musique ne devrait justement plus prétendre être cet instrument de l’absolu, inévitablement voué sinon à l’échec et à la désillusion. La Main heureuse apparaît dès lors comme une œuvre de la résignation, la première, et signe chez Schoenberg la naissance d’une pensée de la représentation.