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‐ Pathologie et déterminisme de l'adoption : premières études 33

Sur la base des nouvelles réalisations au sujet des répercussions des carences affectives, des études cliniques avec les enfants adoptés débutent dans les années 1960. Toutefois, elles contribuent surtout à laisser planer l'idée de pathologie autour de ces derniers. Ces études ressortent principalement les impacts négatifs de l'adoption et les présentent comme déterminants dans la santé mentale future des enfants. La plupart de ces études présentent de grandes lacunes, et sont souvent des analyses de cas d’enfants adoptés qui sont en traitement dans les cliniques psychiatriques des auteurs [20]. Elles comportent souvent des défauts méthodologiques grossiers, comme le fait d'utiliser uniquement des populations

cliniques. En ne présentant que les familles et enfants en difficulté, ces études contribuèrent à renforcer l'idée de risque et de permanence des dommages psychologiques chez les enfants. L’étude du psychiatre Marshall Schecter [91] en 1960 est notable pour les critiques qu'elle a suscitées; son étude établie sur sa propre clientèle établissait une surreprésentation de problèmes de santé mentale et de troubles de personnalité graves chez les adoptés, à partir d’estimations qui se sont révélées faussées quant à leur proportion dans la population d’enfants générale. Comme d'autres études de l'époque, les résultats étaient surtout basés sur l'opinion du professionnel; en plus de comporter plusieurs erreurs méthodologiques. Les conclusions de Schecter étaient généralisées et plutôt sombres, affirmant que les adoptés devenaient 'névrosés' et même 'psychotiques' par manque d’amour parental. Cette étude très contestée a provoqué une remise en question des savoirs et de la vision à dominante négative de l'adoption dans cette décennie [20]; toutefois les travaux de Schecter ont regagné en popularité par la suite par consensus général des cliniciens et chercheurs sur l'attachement et la perte comme dimensions dominantes de l'adoption, ce qu'il avait aussi relevé [116] dans ses études subséquentes. Le livre co-écrit avec David Brodzinsky dans les années 1990 fait d'ailleurs figure d'autorité dans les connaissances actuelles ('The psychology of adoption' [91]).

Le sociologue David Kirk a réagi avec le “Shared Fate”, première théorie sociale de la parentalité adoptive [32]. Kirk situait le problème de l’adoption et de la différence, non pas chez l’individu; mais dans les attitudes culturelles qui renforcent la stigmatisation dans la société nord-américaine de l’époque. Sa théorie, que je discuterai plus en détail, est encore d’influence aujourd’hui.

Les études populationnelles qui sont menées à la même époque dans les cliniques de santé mentale américaines ont elles aussi contribué à élargir la compréhension de l’adoption. En étudiant les données sociodémographiques, plutôt qu’en effectuant seulement des analyses de cas, des chercheurs ont pu émettre l’hypothèse que la précarité des conditions socio-économiques de plusieurs enfants avant leur adoption pouvait aussi influencer leur état de manière prolongée. Aussi, ils identifient que l'éducation généralement plus élevée des parents adoptifs et leur appartenance à la classe moyenne peuvent les incliner davantage à amener leurs enfants en consultation que d'autres familles, ce qui commença à remettre en

question l'idée de surreprésentation des enfants adoptés vus en clinique pour troubles mentaux [20].

Dans les années 1960, l’adoption était devenue par consensus spécialiste; un 'risque' pour le bien-être des enfants et des familles. La rupture des conditions “naturelles” d’établissement du lien parent-enfant ayant été établie par les théoriciens comme cause de dommages psychologiques chez les enfants adoptés, la pratique de l'adoption est devenue de plus en plus reliée à des objectifs thérapeutiques visant à compenser pour ses effets dommageables. La notion de pathologie et de déterminisme plane encore dans les interprétations; pour Herman l’adoption devient sujette à une quête de maîtrise et de guérison des dommages causés par les conditions adverses de l'enfant [17], [20].

Une autre source de pathologie apparaît à ce moment dans les interprétations : les parents adoptifs. Des étiquettes leur sont attribuées par certains cliniciens chercheurs : les mères adoptives ont été décrites comme “perfectionnistes et coercitives”; les pères adoptifs comme “punitifs et distants” [20]. D’autres concluent à la présence de facteurs parentaux “pathogènes” provenant de la “stérilité non acceptée” par les adoptants (selon le concept psychanalytique de “stérilité psychogénique”). Ces spécialistes blâmaient les parents adoptifs de causer les déficits de leurs enfants et leurs difficultés d’adaptation, contribuant à une vision culturelle axée sur la pathologie des membres de la relation adoptive; limitant aussi l’aide qui pouvait leur être apportée. Ces interprétations ont eu des répercussions importantes dans la pratique même des adoptions; des travailleuses sociales influentes qui adhéraient à ces notions ont sur leurs bases développé des outils d'évaluation psychosociale et psychologique pour filtrer les candidats à l'adoption par leur personnalité, les dynamiques de leur couple, ou d'autres critères. Pour Herman [20], les connaissances sur l'adoption ont alors servi à déplacer le critère de "moralité" dans les décisions professionnelles vers un ensemble de critères présumément "scientifiques".

La “culture thérapeutique” qui a émergé dans la décennie 1960 [20]; [17] s’est surtout exprimée autour du dilemme de la divulgation, dans la pratique de l’adoption (le “telling”). La tension entre le désir d’authenticité et les aspects différents du lien adoptif marque particulièrement le phénomène de la révélation à l’enfant de ses origines. Cliniciens et chercheurs débattent depuis ce temps sur les

dommages potentiels pour l’enfant et le lien familial, à la fois dans l’acte de cacher l’adoption et de la révéler. Ces deux pratiques ont été critiquées tour à tour, et ont fait l’objet de débats houleux chez les spécialistes. Cet aspect de construction de la famille adoptive a, comme la question de l'attachement, été marqué par l’emphase des spécialistes sur la responsabilité des parents d'assurer le bien-être émotif de leur enfant. Notamment, la manière de parler de l’adoption à leur enfant faisait l’objet de recommandations émotionnelles didactiques : l’attitude des parents jouait un rôle prépondérant dans la communication :

Parents were urged to approach the explosive potential of adoption with an attitude of studied casualness. (Herman, 2006 [17]; p.274).

La littérature et les livres d’histoires d'adoption pour enfants sont devenus de plus en plus disponibles, pour aider les parents adoptifs dans cette tâche ardue. Ils incluaient des “scripts” et instructions très détaillées sur le choix de mots, la manière, et le ton (qui devait toujours être positif), selon la prescription généralement établie : ‘The adoption should never be mentioned except as a

pleasant matter’ selon le Menninger Clinic (Herman, 2006 [20]; p.275).

Qu'ils s'intéressent à la dimension adoptive de leur famille ou qu'ils s'en distancient, parents et enfants se firent critiquer par les spécialistes ou autres acteurs de l'adoption pour leur attitude, souvent reliée par ces derniers "problème d'acceptation". Les parents qui hésitaient à se plier à la tâche, désormais vue comme “thérapeutique”, pouvait être jugés sur la base de leur 'immaturité', ou de leur faillite à répondre aux besoins de leur enfant. Les enfants adoptés qui recherchaient leurs antécédents à l’âge adulte se furent attribué un “mauvais ajustement” à leur famille, qui avait failli à les sécuriser convenablement (Paton, [20]). Comme le relève l'historienne Herman, les parents adoptifs étaient pris dans un dilemme difficilement résolvable : parler honnêtement à leur enfant de son histoire; sans toutefois lui causer un déséquilibre émotionnel en amenant le sujet. David Kirk identifiera dans cette période ce dilemme des parents adoptifs comme le principal “handicap de rôle”, une tâche supplémentaire dans la constitution de leur famille et de leur identité : comment à la fois reconnaître la différence du lien tout en développant un sentiment d'appartenance?

adoptives dans leur ensemble. Celles-ci sont devenues de plus en plus identifiées à de nombreux problèmes psychologiques et “défis” développementaux : les familles adoptives sont dans cette perspective fondamentalement “endommagées” et le resteront en permanence, nécessitant des services thérapeutiques pour guérir les enfants, mais aussi la famille dans son lien (limités à vivre, pour Herman, des “vies thérapeutiques", [20]; p.253). Les années 1960 et 1970 virent ainsi apparaître un amalgame de services et d'approches thérapeutiques, aussi sous l'impulsion de mouvements d'advocacy menés par des groupes d’adoptés adultes qui luttent en faveur des adoptions ouvertes, contestent la confidentialité des dossiers et recherchent leurs antécédents.

II- L’adoption internationale : enjeux