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entre valeurs sûres et « nouvelles têtes »

B. Un pari sur l’équilibre d’opinions, de participations et de genres.

1. Le traditionnel équilibre des opinions politiques et idéologiques.

Si l’équipe rédactionnelle conçoit ses plateaux en partant des sujets de débat qui font l’actualité, elle doit ensuite solliciter six à huit invités qui doivent représenter une diversité équilibrée d’opinions. Il s’agit dès lors d’un défi : celui de rassembler un groupe d’individus susceptibles d’entretenir un débat dynamique reflétant les opinions propres à chacun. Cette recherche de l’équilibre peut se fonder sur divers critères. Le plus simple demeure celui du clivage politique. Comme l’affirme Marie-Aldine Girard :

« Il y a l'équilibre banal "Droite/Gauche", mais comme la politique française fait que ce clivage est très compliqué à monter, on essaie d'avoir toujours du répondant dans les idéaux et les idéologies. On a beaucoup d'idéologues. Ce sont eux qui débattent le plus fort. Ensuite il faut essayer de tempérer. »2

Cet équilibre classique revêt cependant des nuances en fonction des débats. La diversité des professions des invités et, dans un sens plus large, leur adhésion ou non au système établi sont également des facteurs d’oppositions, du moins d’échanges.

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Cf. interview de Frédéric Taddeï en annexe n°6, p. 12 du cahier d’annexes. 2 Cf. interview de Marie-Aldine Girard en annexe n°10, p. 41 du cahier d’annexes.

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L’objectif premier est de former un plateau hétérogène potentiellement réactif et vecteur d’oppositions sur deux échelles : une opposition de premier plan sur le sujet en question, et une opposition plus profonde sur les valeurs que ce sujet de débat sollicite ou remet en question :

« […] vous allez prendre […] des gens qui ont beaucoup travaillé sur le sujet en question, à leur manière : que ce soit un acteur, un cinéaste, un chercheur, un économiste…etc. Et vous allez les mettre tous ensemble tout en respectant toujours l’establishment des contestataires, des centristes, des intellectuels, des artistes, des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux…etc. Sans jamais vraiment y parvenir mais on essaie du moins. Et il faut toujours qu’il y ait des oppositions. Il n’est pas question que tout le monde soit d’accord. »1

2. De la personne civile à l’invité qui débat : trouver de bons orateurs.

Le pari est d’autant plus risqué que le destin du débat se joue dans les seuls discours des invités, l’animateur n’intervenant que pour impulser le débat par des questions, et non des provocations. Aussi, est considérée comme étant une mauvaise émission, un tournage où le déséquilibre d’expression et d’opinion est perceptible. La programmatrice Sandrine Taddeï admet y être assez sensible. L’intérêt du programme étant l’échange, il est crucial que les invités vivent une expérience médiatique agréable :

« Pour moi une émission mauvaise c'est quand les invités partent déçus […]. Ou alors quand on a mal équilibré le plateau, qu'il y a trop de gens, que tout le monde ne peut pas parler, ça c'est dommage. Ou encore si l'on a un invité intéressant et qu'on ne l'a pas entendu. »2

Elle souligne ici toute la difficulté de convaincre une personne peu habituée à la médiatisation, à venir s’exprimer en direct sur ses opinions et ses convictions. L’enjeu de la spectacularisation est le principal obstacle à surmonter. Pour palier cet échec, les journalistes en charge de solliciter les personnes choisies par la rédaction sont régulièrement amenés à contacter les personnes peu médiatisées à une première interview téléphonique. Le but premier est d’évaluer l’aisance orale et le caractère de ces derniers afin d’écarter toute

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Cf. interview de Frédéric Taddeï en annexe n°6, p. 12 du cahier d’annexes. 2 Cf. Interview de Sandrine Taddeï en annexe n°11, p. 55 du cahier d’annexes.

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surprise lors de l’émission. Comme le souligne l’actuelle rédactrice en chef Marie-Aldine Girard :

« […] on a aussi cette spécificité de prendre des nouvelles têtes, des gens qu'on a jamais vu ailleurs. Et là on se fait des paris, ces personnes là on ne sait pas du tout comment elles parlent, on regarde des vidéos d'elles, les journalistes passent du temps en interview avant pour discuter, savoir comment ils se sentent, ce qu'ils vont dire... etc. »1

Le pari des « nouvelles têtes » est donc bien souhaité, mais il demeure sous la contrainte d’un dispositif médiatique, qui induit également une personnalité encline à la médiatisation. Les invités sollicités, bien qu’issus de la société civile, deviennent inévitablement des corps médiatiques surexposés dont la prestance et l’oralité sont soumises à un jugement amplifié par l’image télévisée.

3. Le rude défi de la parité homme/femme :

La programmation des invités révèle également un tout autre phénomène pouvant aisément contribuer à l’étude du genre dans les milieux intellectuels : la question de la parité homme/femme.2 Marie-Aldine Girard souligne cet aspect dès les premiers mois de l’émission :

« C'est une grosse difficulté. Avec Frédéric, on s'impose d'avoir au moins un tiers de femmes. Et on a du mal. […] La facilité serait de faire l'émission qu'avec des hommes mais c'est beaucoup plus difficile de trouver des femmes. […] parfois elles ne se sentent pas légitimes, […] il faut aller les chercher, les convaincre de débattre. Parce qu'en débat elles sont moins pugnaces. C'est tout un travail qu'on s'est imposé depuis deux, trois saisons. Au début on laissait faire. Et puis on s’est rendu compte, Frédéric le premier, qu'il fallait qu'on se donne cette ligne là. »3

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Cf. Interview de Marie-Aldine Girard en annexe n°10, p. 41 du cahier d’annexes.

2 Le travail le plus aboutit et le plus récent sur ce sujet demeure l’ouvrage dirigé par Michel Trebitsch et Nicole Racine, Intellectuelles : du genre en histoire des intellectuels, éd. Complexe, Paris, 2004.

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Le recensement des invités nous révèle en effet une participation minoritaire des femmes. Sur les 4240 personnes invitées à débattre sur le plateau de l’émission de septembre 2006 à mai 2012, 1 001 femmes furent présentes contre 3 239 hommes. En six saisons, les femmes représentent 24% des invités contre 76 % d’hommes. Le rapport moyen est d’une femme pour 4 hommes invités. Par ailleurs, sur les six cent quatre émissions recensées, seules 16 émissions présentent une majorité de femmes sur le plateau. Les graphiques suivants illustrent l’évolution de cette répartition genrée sensiblement inégale :

Figure 49 - Schémas illustrant l'évolution de la répartition genrée des invités venus sur le plateau de « Ce soir (ou jamais !) » (Métasources, Hyperbase - inathèque).

669 Hommes 78% 184 Femmes 22% Invités Saison 1 - 2006/07 577 Hommes 79% 153 Femmes 21% Invités Saison 3 - 2008/09 557 Hommes 75% 183 Femmes 25% Invités Saison 4 - 2009/10 509 Hommes 72% 201 Femmes 28% Invités Saison 5 - 2010/11 284 Hommes 71% 118 Femmes 29% Invités Saison 6 - 2011/12 643 Hommes 80% 162 Femmes 20% Invités Saison 2 - 2007/08

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Figure 50 - Moyenne de la répartition genrée des invités de « Ce soir (ou jamais !) » sur les six saisons (Métasources, Hyperbase, inathèque).

Si les trois premières saisons affichent un rapport moyen d’une femme pour cinq hommes, les saisons suivantes, notamment la cinquième et la sixième, affichent une progression encourageante avec près de 29 % de femmes ayant accepté de participer en 2011 – 2012. Le 27 novembre 2012, dans l’émission radiophonique diffusée sur Europe 1 « Le grand direct des médias », Frédéric Taddeï réaffirme cette volonté d’optimiser cette parité homme/femme, tout en évitant de tomber dans l’écueil sexiste du discours féminin minoritaire, ne se distinguant que pour cette caractéristique :

« On essaie d’avoir au minimum un tiers de femmes par plateau. Je fais partie de la commission sur l’image de la femme dans les médias et l’une des membres m’avait expliqué un jour qu’à partir du moment où il y a un tiers de femmes dans un groupe d’hommes ou un tiers d’hommes dans un groupe de femmes, au moment où la minorité va se mettre à parler, si ils sont au minimum d’un tiers, ils vont être des individus alors que s’ils sont 20% on va dire : "ah c’est la femme qui parle". »1

1 Émission présentée par Jean-Marc Morandini.

3 239 Hommes 76% 1 001 Femmes 24%