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paysage audiovisuel français (PAF).

CHAPITRE 3 : Le contexte de production : Une émission culturelle produite et diffusée par

B. Ne pas monopoliser l’image.

Au cours des premières émissions, Frédéric Taddeï occupait une place certaine à l’écran. Son image était incorporée à des plans esthétiques ou tout bonnement fixes lorsque l’un des invités prenait la parole. On parle en sémiologie d’ « asynchronie avec la parole » lorsque le plan diffusé à l’antenne ne montre pas la personne en train de parler mais à la place, un objet, le public ou encore une personne du plateau l’écoutant1. C’est à sa propre demande que l’équipe de réalisation ne le filme désormais qu’aux seuls instants où il prend la parole.2

Frédéric Taddeï manifeste ici deux écueils dans lesquels il ne désire pas tomber : l’omniprésence de l’ « animateur-star »3

et l’image donnée aux téléspectateurs d’un animateur qui mimerait l’écoute parce que se sentant filmé.

Les propos croisés des entretiens réalisés avec l’animateur et son réalisateur, Nicolas Ferraro, témoignent de cette prise de position. Ce dernier affirme :

« Frédéric et moi avons réfléchi ensemble et nous étions d'accord sur un point : toutes les questions posées par l'animateur sont beaucoup plus intéressantes dans le regard de celui à qui on les pose plutôt que de la bouche de celui qui les pose. Un animateur, de base, est suffisamment présent à l'écran car c'est par lui que se fait l'émission, il y aura de ce fait forcément des plans sur lui. Il est inutile d'insister là- dessus. Il faut davantage se servir des invités qui eux ne sont pas là à l'émission d'après. […] Ce sont eux les vedettes du programme, enfin la parole et les invités. On a donc opté pour s'interdire les plans d'écoute de l'animateur. » 4

Progressivement l’animateur devient très discret à l’écran durant l’émission, n’apparaissant qu’au seul moment où il prend la parole. L’absence récurrente de médiateur à l’écran favorise une immersion plus efficace dans le débat, les invités devenant davantage les acteurs non seulement du débat mais aussi d’une grande partie de l’émission.

1 Rodolphe Ghiglione, Patrick Charaudeau, La parole confisquée, un genre télévisuel : le talk-show, coll. « Société », éd. Dunod, Paris, 1997.

2 « Frédéric Taddeï, un nouveau défi quotidien », par François Luc DOYEZ, Télé Loisirs [du 23 au 29 septembre 2006], p.20.

3 Ibid.

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III. Entre journalisme culturel et journalisme civique.

L’émission « Ce soir (ou jamais !) » est un objet hybride s’inspirant de multiples genres et venant interroger la pratique journalistique qui s’y opère. Par le débat d’hommes et de femmes « de culture », l’émission vise l’explication de l’actualité aux téléspectateurs. Le programme se situe entre, d’une part la pratique d’un journalisme culturel, un journalisme érigeant le présentateur/animateur/journaliste en intercesseur entre les discours savants et un public « profane » 1 ; d’autre part, celle d’un journalisme « civique », expression traduite du terme anglais « public journalism » érigeant la figure du présentateur/animateur/journaliste en médiateur d’une information ou d’un débat utiles aux citoyens-téléspectateurs2

. Ces questions tendent à définir les caractéristiques d’un public passif/receveur et/ou actif/citoyen.

On peut se demander : quels sont les objectifs d’un animateur médiateur de messages intellectuels émis par ses invités ? Sommes-nous face à un simple spécialiste de la culture ou y-a-t-il à travers le contenu de son émission un souci d’information citoyenne ? Nul autre que l’intéressé pouvait, dans un premier temps répondre à cette question :

« […] tout d’abord c’est une émission culturelle […] Ensuite, je fais cette émission dans le but qu’elle soit vectrice de prises de conscience et qu’elle amène les gens à lire, à s’éveiller eux-mêmes. »3

Les travaux de William Spano sur « la culture comme spécificité journalistique »4, de Stéphane Arpin 5 et d’un éditorialiste du journal de l’école de journalisme de Lille, Nord

Eclair, Jules Clauwaert6 apportent également des éléments de réponses. Au départ liés car dépendants du même corps professionnel (écrivains essentiellement), le journalisme culturel va peu à peu s’adapter à l’industrialisation de la société et de la culture pour adopter progressivement un style informatif empathique, efficace et sans les ornementations qui

1 Je me réfère ici aux articles de William Spano, « La culture comme spécialité journalistique », Le Temps des

médias, 2011/2 n° 17, p. 164-182 ainsi que sur celui de Rieffel Rémy, « Journalistes et intellectuels. Une nouvelle configuration culturelle », Sociologie de la communication, 1997, volume 1 n°1. pp. 673-687.

2

Une définition claire de ce journalisme est présentée dans l’article de Jules Clauwaert « Journaliste témoin, journaliste acteur », Les cahiers du Journalisme n°2 intitulé « le journaliste acteur de société », éd. Ecole supérieure de journalisme de Lille, décembre 1996.

3 Cf. Interview Frédéric Taddeï en annexe n°6, p.12 du cahier d’annexes.

4 Spano William, « La culture comme spécialité journalistique », Le Temps des médias, 2011/2 n° 17, p. 164- 182.

5 Arpin Stéphane, « La critique des médias à l'ère post-moderne » , Le Débat, 2006/1 n° 138, p. 135-146.

6 Jules Clauwaert « Journaliste témoin, journaliste acteur », Les cahiers du Journalisme n°2 intitulé « le journaliste acteur de société », éd. Ecole supérieure de journalisme de Lille, décembre 1996.

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venaient exclure les incultes. Le journalisme culturel va faire naître une caste journalistique à part entière que sont les journalistes culturels. Ces derniers vont cependant mêler le style informatif à l’héritage de l’homme cultivé engagé que sont les écrivains et autres critiques. En effet, Frédéric Taddeï incarne dans son émission un intercesseur initié aux échanges intellectuels.

La longévité de son émission prend même progressivement l’apparence d’un rituel de passage et d’expression d’opinions entre invités plus ou moins habitués comme nous le verrons dans la deuxième partie de ce travail. L’émission revêt certes les traits, comme nous l’avons vu, d’un programme culturel, il n’en demeure pas moins que le contenu est déterminé par l’actualité. Nous irons même plus loin en nous appuyant sur l’interview de Frédéric Taddeï qui affirme que cette actualité est mûrement choisie en fonction de ce dont se soucient les français :

« […] la déontologie dont je parle c’est justement celle qui va s’imposer à moi quand j’organise un débat sur une chaîne de télévision publique, ce qui me crée certaines responsabilités. Cela m’oblige à m’adresser à l’ensemble de la population, à inviter des gens très différents, sans me soucier de l’opinion dominante, ni de ce que je pense moi. Je vais inviter des gens qui me semblent représentatifs de tous les courants d’idées qui traversent aujourd’hui un pays comme la France. » […] « Moi, ce qui m’intéresse, c’est ce qui préoccupe les téléspectateurs, c’est le monde qui est autour d’eux. »1

En exprimant ses objectifs, le journaliste définit ouvertement un type de journalisme d’une part utilitariste pour les citoyens français, et d’autre part témoin des obsessions de l’époque. Cependant la suite de ses propos n’est pas sans nuance et ambigüité. S’il vise en effet à s’ « adresser à l’ensemble de la population », il répond à la question « Est-ce une émission grand public ? » par les mots suivants :

« Non, pas tout à fait. C’est une émission culturelle, et même si cette émission culturelle atteint parfois les 10% de part de marché, ce n’est pas pour autant le « grand public ». Un million de téléspectateurs, c’est énorme pour une émission aussi pointue, aussi ambitieuse, où l’on reçoit des « cerveaux », où l’on a le droit de faire une phrase de plus de vingt secondes sans être interrompu par l’animateur, mais ça n’en fait pas une émission « populaire ».2

1

Se reporter à l’interview de Frédéric Taddeï réalisée le 6 février 2012 en annexe n°7. 2 Ibid.

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La tension est donc bien là, si l’objectif est de répondre à une supposée attente des français, la recette réalisée à cet effet demeure composée d’acteurs issus de la sphère culturelle. Les débats sont élaborés dans des termes soutenus et souvent spécifiques aux spécialités de chacun.

Cependant, cet intérêt certain pour l’ « ensemble de la population » témoigne d’un type d’engagement journalistique désormais communément appelé « journalisme civique ». Ce terme est apparu dans le monde anglo-saxon sous le terme anglais civic journalism. Ce type de journalisme part du constat que la sphère journalistique s’éloignerait progressivement de la réalité de ses lecteurs, auditeurs et/ou téléspectateurs. La démarche est donc de recourir à des sondages auprès du public venant témoigner des réelles préoccupations de ces derniers. L’objectif étant de partir de ces sondages pour construire une information venant répondre à ces préoccupations. L’information est ici en ligne directe avec son lectorat ou encore son auditoire : « Le journalisme civique tente donc d’associer le public à la définition et à la

construction de l’agenda médiatique. »1

Durant les deux premières années de l’émission, un processus de « sondage » semblable fut entrepris via les messages et avis des internautes du forum. Des enquêtes qualitatives sont également régulièrement entreprises par le groupe France Télévisions. Si nous reviendrons plus loin sur les enjeux du site internet dans la réception de l’émission, nous pouvons cependant souligner une première tentative de débat civique initiée par la rédaction, pour suivre les demandes du public de l’émission. L’actuelle rédactrice en chef de l’émission Marie-Aldine Girard, témoigne de cette époque :

« Les premières années oui. Le forum marchait beaucoup. Les gens intervenaient énormément.[…] il y a eu une saison ou deux où l'on essayait de discuter avec eux sur les sujets que l'on pouvait faire après.[…] Leur regard était très intéressant mais on ne peut pas dire que ça ait réellement eu un impact. C'était plus de la discussion. »2

1

Arpin Stéphane, « La critique des médias à l'ère post-moderne », Le Débat, 2006/1 n° 138, p. 135-146. 2 Cf. Interview de Marie-Aldine Girard en annexe n°10, p.41 du cahier d’annexes.

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CHAPITRE 5: