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6. PRESENTATION DES RESULTATS

6.1. Marisa

6.1.1. Parcours biographique

Marisa a 34 ans et est née en Colombie. Elle quitte Bogota avec sa mère et arrive en Suisse, alors qu’elle est âgée de 5 ans. Hispanophone à son arrivée, c’est à l’école primaire que Marisa apprend le français. Elle suit sa scolarité obligatoire et post-obligatoire à Genève. Suite à l’obtention de la maturité gymnasiale, elle entame des études à la Faculté de psychologie. Elle abandonne cette voie un mois plus tard et commence une formation professionnelle supérieure de trois années. Elle obtiendra un diplôme d’école supérieure (ES) de Technicienne en analyses biomédicales. Après trois années d’expérience professionnelle en laboratoire, à 26 ans, Marisa se lance à l’université en Section sciences de l’éducation et obtient une Licence mention Enseignement (LME). Elle enseigne depuis quatre ans dans une école primaire genevoise.

Figure 1 : Marisa Un premier contact universitaire déstabilisant

Marisa débute des études de psychologie à l’université de Genève, sans réellement être consciente du projet identitaire dans lequel elle se lance. Motivée et à la fois aveuglée par l’intérêt intrinsèque qu’elle porte aux « études », elle ne réalise qu’une fois à l’université que l’engagement en formation ne va pas lui permettre d’atteindre une identité visée.

« J’ai pas vraiment choisi, mais c’est ce que je voulais faire depuis toujours. Je m’étais toujours projetée en tant que psychologue. Je pense que c’est plus la partie étude.

Comprendre comment fonctionne l’esprit humain. Toute la réflexion de pourquoi on réagit ou réfléchit comme ça, dans telle situation » (Entretien, 29-30 ; 32-33). « Quand j’ai commencé l’uni, je me suis vue, moi, en tant que psychologue en train de travailler avec des gens à problèmes en permanence et là, c’était le gros choc » (Entretien 37-38).

Le désengagement en formation est une stratégie identitaire qui lui permet d’éviter la réalisation

Diplôme ES

Laborantine

LME

Enseignante

et lui permet de remettre en question son orientation. Ce premier contact universitaire est vécu par Marisa comme un échec.

La période qui suit est manifestement mal vécue par Marisa. « C’était la méga déception, parce que je ne savais plus du tout quoi faire de ma vie» (Entretien, 40-41). Elle affirme ne pas avoir apprécié le contexte universitaire à cause de structures trop grandes et d’une nouvelle autonomie vécue de manière déstabilisante. Elle se décrit à cette époque comme une jeune fille perdue et mentionne qu’elle suivait alors une psychothérapie. C’est d’ailleurs sa psychologue qui la pousse vers une nouvelle orientation dans le champ des sciences. Nous constatons que Marisa attribue à cet autrui son orientation précipitée à l’école de laborantins.

« Et moi j’ai fait un peu un blocage et à ce moment, je voyais cette psy qui m’a dit. Enfin, j’aimais beaucoup les sciences aussi et elle m’a dit : [oui, il y a l’école de laborantin, c’est petit, c’est bien pour toi] (Entretien, 58-60). « Je me suis lancée là dedans, mais sans réfléchir. Tu ne te rends pas compte sur le coup» (Entretien, 62-63). « J’étais tellement paumée que du coup j’ai pris ça comme… » (Entretien, 65). «Oui voilà… Enfin, c’était de l’or quoi ! » (rires) (Entretien, 67).

Elle présente son engagement à l’école de laborantins comme un projet de soi pour autrui qui n’a pas été conscientisé. L’importance de cette influence a certainement été facilitée par la légitimité de cet autrui dans une période de fragilité. Elle sanctionne d’ailleurs cette décision « C’est bon elle a tout compris et on y va …mauvaise idée… » (Entretien, 69). Nous constatons que les deux événements mobilisés par Marisa (abandon en psychologie et mauvaise orientation de la formation initiale) sont présentés comme des éléments justifiant sa reconversion.

Un statut familial d’ « intellectuels » non reconnu

Marisa vient d’une famille où les études universitaires sont fortement valorisées. Ses parents sont tout deux universitaires. La mère était journaliste en Colombie et son père est écrivain. Elle identifie sa famille comme des intellectuels et indique qu’à l’époque, sa mère avait déjà relevé l’incohérence entre la perception qu’elle avait de sa fille et son choix d’étude.

« [Mais fait attention, c’est pas un truc hyper intello, ça va pas forcément te correspondre], elle m’avait mise en garde » (Entretien, 73-74). « Et moi j’arrive là et voilà, laborantin, c’est parfait ! (rires) C’était aussi surement un moyen de me rebeller contre ça » (Entretien, 79-80).

Nous pouvons nous questionner sur sa réticence à s’engager dans des études universitaires. En effet, le refus de coller à une « identité héritée » d’intellectuels vient certainement d’une blessure identitaire qui lui rappelle un passé douloureux, d’ailleurs réactivé par l’abandon en psychologie vécu comme un échec. Pour comprendre cela, il faut revenir sur des événements de l’enfance. Elle évoque son passé à l’école primaire et dit avoir beaucoup souffert du manque de sentiment d’appartenance à la culture d’accueil. Les conflits, entre des enseignants peu compréhensifs face à une mère se battant pour faire entendre son opinion, l’ont fortement marquée. Ces événements marquants sont investis par Marisa d’un sens privilégié. Nous verrons par la suite de quelle manière elle met un point d’honneur à donner la parole aux parents d’élève dans sa pratique actuelle d’enseignante. Lorsqu’elle évoque le parcours professionnel de sa mère, nous constatons que le manque de reconnaissance dont elle a souffert en Suisse rend les décalages entre la culture familiale et la culture d’accueil d’autant plus saillants. Marisa partage avec nous ses peurs concernant l’université. Le décalage entre le « soi actuel » et le « soi normatif » (aller à l’université comme les autres jeunes suisses ou comme sa famille colombienne) est source de tensions identitaires.

« Imagine, elle avait des diplômes et tout et elle était ouvrière… Par rapport à ça, ça me faisait peur d’arriver dans un monde que moi je sentais fermé dont j’avais pas les codes »

(Entretien, 384-385).

Dans l’extrait suivant, nous constatons que les choix de Marisa concernant sa première orientation se construisent selon un processus de non identification au système scolaire genevois. Le statut d’intellectuelle de sa mère, non reconnu par la culture d’accueil, nous fait supposer qu’elle a eu peur de s’engager dans une formation universitaire, car elle ne pensait pas y avoir sa place de manière légitime. En d’autres termes, Marisa craint que la composante identitaire héritée de ses origines socio-familiales soit réactualisée et ne pas être en mesure de s’adapter au contexte universitaire genevois.

« Mais moi, j’avais toujours cette sensation, j’ai toujours cru, l’école, ou plutôt les enseignants que j’avais eus à l’époque, ils sont hyper différents de ma mère, de moi.

C’était hyper éloigné. J’ai eu des enseignants en 5P et 6P qui ont été assez horribles. Avec qui ma mère a eu vraiment plusieurs conflits. On m’a même changée de classe et vraiment c’est allé assez loin. Et moi, j’ai toujours eu cette impression que ces enseignants-là, ils nous considéraient, ma mère et moi heu : « la petite étrangère de rien du tout ». Et pour moi tu vois ces gens-là ils avaient quelque chose en plus que moi. Quelque chose que moi

Moi, je me suis dit que ça allait être dur, parce que je ne fais pas partie de ce moule»

(Entretien, 369-3789).

Nous comprenons que son rapport à la culture de l’école et à la culture académique est profondément marqué par ces événements. Marisa a en effet un rapport complexe à la culture académique. Sa soif d’apprendre et son besoin de reconnaissance quant à cette identité d’intellectuelle « contrée » la rattrapent et lui font remettre en question sa première orientation professionnelle.

6.1.2. Evénements, sources et types de tensions identitaires