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Les cinq étapes de la reconversion professionnelle volontaire selon Négroni

1.2. Reconversion professionnelle volontaire

1.2.2. Les cinq étapes de la reconversion professionnelle volontaire selon Négroni

A partir d’un travail de terrain approfondi, Négroni (2007) présente les processus de reconversion professionnelle volontaire en cinq étapes qui mettent en évidence le travail de l’acteur sur soi.

La vocation contrée :

Il s’agit de la première étape du processus de reconversion professionnelle volontaire. La

«vocation contrée » fait référence au premier choix professionnel initialement formulé qui est ensuite « passé à la trappe » au profit d’une autre orientation professionnelle. Le discours de la vocation contrée exprime que les désirs et les possibilités sont contrariés dans l’emploi occupé. La personne a été empêchée de mettre en œuvre ses désirs et aspirations pour un secteur professionnel particulier. Cela rejoint l’idée de « vocation de soi » contrée pour différentes raisons : les aléas de la vie, une mauvaise orientation professionnelle et scolaire, la non-poursuite d’études à cause de problèmes financiers, des contraintes du marché ou un choix de formation imposé, sont caractéristiques des discours de la vocation contrée. A ce sujet, Négroni fait référence à De Gaulejac (1991) qui met en évidence « la place prépondérante du projet parental dans l’orientation scolaire et professionnelle du jeune » (Négroni, 2007, p. 65). Le jeune peut être chargé d’une mission de réussite, là où ses parents ont échoué. Selon cette auteure, certains événements peuvent également changer la direction du cours de vie et marquer la biographie de telle sorte qu’ils empêchent la réalisation de certains projets. Dans chacun des récits de vie, des événements marquants sont racontés et participent au processus de reconversion. Nous reviendrons sur cette notion afin de peser son implication dans les trajectoires de nos interviewées.

Le désengagement :

Négroni (2007) définit le désengagement comme « un processus qui renvoie à la distanciation et à la désidentification avec des valeurs, des idées et des attentes, mais aussi avec l’univers relationnel » (p.79). A l’origine du désengagement, il y a un sentiment d’insatisfaction par rapport à la situation professionnelle initiale. Ainsi, des éléments propres à l’organisation du travail vont dans la plupart des cas impulser la décision du changement. Un rapport positif au travail dépend de différentes conditions. Négroni s’est interrogée sur ces conditions pour mieux comprendre les phénomènes de désinvestissement professionnel. Mauvaise ambiance au travail, routine, manque de reconnaissance et absence de perspective sont des facteurs susceptibles de conduire au désengagement professionnel.

Au regard de notre corpus, trois facteurs semblent particulièrement pertinents pour comprendre les processus de désengagement professionnel.

- L’absence de perspective: La perception que l’on a de son univers de travail peut avoir une incidence sur la manière dont on s’implique. Lorsqu’il y a une inadéquation entre les valeurs des individus et celles de l’entreprise, il n’est pas évident de se projeter. En effet, construire une professionnalité sans identification aux valeurs dont l’univers de travail est porteur est difficile: « Ces individus se trouvent en crise identitaire avec des sentiments de non professionnalisation, de non reconnaissance et de globale insatisfaction » (p.98).

- La routine : Elle peut être source de désengagement et est évoquée dans l’ensemble des domaines professionnels.

- La non-reconnaissance : Si les efforts des individus pour mener à bien leur travail ne sont pas reconnus, ils sont vains. Négroni (2007) fait référence à Dejours (1998) pour qui l’impossibilité d’accéder « au sens de son rapport vécu au travail » renvoie le sujet à la souffrance. Sans reconnaissance de son travail, sans la gratitude d’avoir contribué à l’organisation, le travail n’est pas en mesure de s’inscrire dans une « dynamique de l’accomplissement de soi» (p.92).

La deuxième étape montre des discours qui mettent en évidence un vécu négatif du travail. Le

influence également les processus de désengagement.

La latence :

Il s’agit d’abord d’une période d’anticipation de nouveaux possibles, puis d’estimation sur le risque du changement. Sur la base de ces travaux, Négroni (2007) distingue trois temps dans l’étape de latence. La phase de latence est la troisième étape du processus de reconversion professionnelle volontaire, elle est différente en fonction des personnes. Les temporalités varient et certaines étapes du processus peuvent se chevaucher

1) Tension et mise à distance « streben » :

Les personnes reconnaissent que leur situation professionnelle ne leur permet pas de vivre correctement, se projeter dans un futur acceptable permet de se sentir mieux.

L’énonciation de la souffrance au travail conduit une prise de conscience de laquelle résulte une volonté affichée de sortir de la situation. Cet état d’incertitude est source de mal-être, car il correspond à une remise en cause de son engagement professionnel Le désengagent est d’autant plus difficile lorsque dans l’insertion initiale, l’individu occupe une position stable, un statut et un revenu, appréhendés positivement par l’entourage.

2) Attente et anticipation « sehen » :

Pour Négroni (2007), cette étape est caractérisée par la multitude de projections que l’acteur s’autorise de faire. L’individu se situe dans un état latent dans la mesure où il est « en attente » d’autre chose (p.118). D’après ses recherches, Négroni a pu mettre en évidence chez certains interviewés, la revendication d’un système de croyances et d’un positionnement éthique en rapport avec une volonté d’engagement dans le monde. C’est un temps où les individus se demandent ce qu’ils vont faire et cherchent toutes les possibilités exploitables, notamment en réinterprétant la réalité ou en remontant dans des pistes lointaines, la trajectoire est alors revisitée pour mieux anticiper le futur.

3) La phase active « suchen » :

Ce dernier temps correspond à la recherche d’un but. L’individu passe en revue toutes les modalités de changement qui lui semblent possibles. Ce temps est tourné vers le projet dès que la personne est en mesure d’identifier ce qu’il est effectivement en mesure de faire. Négroni (2007) parle d’une résolution des conflits internes entre

aspirations et possibilités d’insertion. En lien avec le deuxième temps de l’anticipation, il s’agit « de la confrontation d’un passé de désirs contrés à un présent-futur où les possibilités de devenir sont ouvertes » (Négroni, 2007, p.122). La distinction entre la deuxième et la troisième phase n’est pas toujours visible : « le temps de la recherche désordonnée et le temps de la recherche formelle se font de manière souvent quasi-simultanée » (Négroni, 2007, p.121)

La bifurcation :

Selon Négroni (2007), la bifurcation se caractérise par la prise de décision qui fait définitivement sortir l’individu de l’état de latence à la construction d’un projet. Les bifurcations peuvent se présenter sous diverses formes : un projet, une crise, un choix ou un évènement. L’imbrication plurielle de ses différents éléments construise la prise de décision.

Selon Négroni (2007), comprendre la bifurcation demande de se pencher sur les événements biographiques et sur les constructions de sens qui les accompagnent. Il apparaît important de faire un détour pour présenter la définition de la bifurcation selon Grossetti (2006, cité par Bidart, 2006) pour qui la part d’imprévu produit de l’irréversibilité. « Le terme de

«bifurcation» est apparu pour désigner des configurations dans lesquelles des événements contingents, des perturbations légères peuvent être la source des réorientations importantes dans les trajectoires individuelles ou les processus collectifs » (Bessin, Bidart & Grossetti, 2010, p. 9 cité par Dupray & Epiphane, 2014). Ainsi, la bifurcation est définie comme l’apparition d’une crise ouvrant un carrefour biographique imprévisible dont les voies sont elles aussi au départ imprévues, au sein desquelles sera choisie une issue qui induit un changement important d’orientation » (Bidart, 2006, p.32). Certains d’éléments, dont des événements biographiques, peuvent se cumuler, s’imbriquer et interférer dans les reconversions professionnelles volontaires.

Il nous semble donc opportun de nous pencher sur la notion d’événement, afin d’en définir les différentes formes et de peser leur implication dans les trajectoires. Les événements sont des faits qui prennent une importance particulière. Leurs qualités intrinsèques ne bouleversent pas le cours des choses, mais ce sont « leurs interactions avec un contexte particulier » (Denave, 2006) qui peuvent être déterminantes ou non. Ainsi, selon le moment et l’endroit où il se produit, un événement n’aura pas la même portée sur les biographies. Pour Leclerc-Olive (1997, cité par Négroni 2007), la trame des récits biographiques est un recueil

d’enchaînement d’événements. Nous supposons donc que certains événements, s’ils ne sont pas déclencheurs, interviennent tout de même dans la décision d’engager une reconversion professionnelle.

L’événement marquant est celui qui « vient frapper » l’individu. Négroni (2007) fait référence à Leclerc-Olive (1998) pour qui l’événement marquant « vient se propager dans l’ensemble de la biographie, il impose de revisiter toute la biographie à la lumière de ce qui vient de se passer. » L’événement marquant ou catastrophe demande donc à l’individu de se réapproprier ce passé pour que le futur puisse être à nouveau mis en perspective. Bien différent de l’événement catastrophe, le turning point décrit un « parcours sémantique » en lien avec l’événement qui va permettre à la personne de tourner la page. La bifurcation peut être assimilée à un turning point au sens de Hareven et Masoka (1988) pour qui « ces marqueurs de vie représentent des évaluations subjectives des continuités et des discontinuités dans la vie. » (Hareven & Masoka, cité par Négroni, 2007, p.135). Ils sont des changements critiques, des éléments correcteurs de parcours. D’après les travaux de Zarifian (2001), Négroni parle de « contre-effectuation ». Selon cet auteur, les événements ne prennent sens que si l’individu leur associe un regard subjectif. En effet, pour Deleuze : « Contre-effectuer l’évènement, c’est trouver le sens de notre propre devenir par rapport à lui » (Deleuze, cité par Négroni, 2007, p.135). La réinterprétation de l’événement vient bousculer la trajectoire, elle a une influence sur la reconversion.

D’après ses travaux, Négroni a pu mettre en évidence un certain nombre d’événements étant identifiés comme déclencheurs de la bifurcation et amenant l’individu dans le temps du projet.

Ces événements n’ont pas tous le même statut. Il peut s’agir de naissances, de divorces ou de rencontres amoureuses. Sur la base de ses entretiens, l’auteure montre avec beaucoup de perspicacité les différences notables entre hommes et femmes au cours d’une reconversion professionnelle volontaire. Des événements peuvent également prendre la forme d’opportunité « à saisir ». Ces opportunités semblent être généralement révélées par des autrui significatifs. C’est précisément ce que nous avons trouvé dans notre corpus. Une des interviewées nous explique comment une personne de son entourage l’a aidée à investir d’un sens privilégié un événement. La puissance du déclanchement de ces événements peut marquer la bifurcation. A l’inverse, certains événements peuvent prendre la forme d’empêchements négatifs : il peut s’agir d’un refus d’entrée en formation ou la non-réussite d’un diplôme.

Le réseau relationnel influence les choix qui vont être faits. Le rôle des autrui est prépondérant, car généralement ils soutiennent le passage d’un état d’indécision à la construction du projet. Ils peuvent être à la fois soutiens et déclencheurs de la reconversion.

Qu’ils soient des modèles à suivre ou au contraire à éviter, les autrui ont un impact sur les parcours biographiques. L’entourage proche peut avoir un rôle important : parents, enfants, collègues, conjoint, mais aussi passeurs ou rencontres fortuites peuvent prendre une importance imprévue en fonction des réinterprétations du réel des individu. En effet, certains événements ne prennent sens qu’au contact d’autrui : « la fonction de révélation est assurée par une personne qui, par une position différente, invite à percevoir la biographie d’une autre manière » (Négroni, 2005, p.323). Rappelons que l’événement en soi n’a pas un caractère déclencheur, c’est « la coloration que l’individu donne à l’événement, plus encore c’est le rôle moteur que l’acteur fait jouer à l’évènement. » (Négroni, 2007, p.146). En ce sens l’événement est déclencheur, mais il ne fait que s’inscrire dans une configuration préexistante puisque la personne avait déjà envisagé la reconversion auparavant.

Le réengagement :

Nos trois interviewées nous expliquent leur reprise d’études comme une période d’investissement réel du nouveau projet. Cette dernière étape du processus cognitif est celle du réengagement. Selon Négroni (2007), il consiste à mettre en œuvre le projet dans la nouvelle voie choisie par l’individu. Il suppose pour la personne « une attitude ouverte sur les opportunités de son environnement, une attitude créative qui cherche à exploiter les possibles de son environnement » (2007, p.161). Il s’agit de la mise en cohérence des projets dans le réel. Autrement dit, la personne va poser des actes concrets vers la réalisation de son projet, en fonction de ce qu’elle peut faire compte tenu de son environnement. Affirmer son projet dans le réel peut s’inscrire de différentes manières : un bilan de compétences, un congé de formation ou une année sabbatique peuvent être l’occasion d’instaurer des espaces-temps nécessaires pour aller vers la nouvelle insertion.

La plupart des projets de reconversion passe par un temps de formation plus ou moins long.

L’engagement en formation participe à formaliser le nouveau projet, cela permet de légitimer la démarche de reconversion aux yeux des autres. La formation est à l’origine de transformations identitaires importantes, il s’agit d’« un sas entre ancienne et nouvelle insertion professionnelle » (Négroni, 2007, p.166). Cette transition comme nous l’avons vu,

la nouvelle filière de connaissance et des activités de construction de sens qui vont dans le sens d’une démarche de continuité de soi. Ce que nous avons vu dans les discours et qui nous a beaucoup marqué est le fait que les personnes ne se reconvertissent pas pour une quête de statut, mais bien pour une quête de sens et une quête identitaire.

Il y a donc une rupture de la dynamique précédente jugée insatisfaisante pour poser des actes concrets vers le nouvel emploi. La place de l’engagement en formation est au cœur de cette étape. La formation fait office de passage transitionnel entre le premier univers de travail et le second. Le réengagement amène vers une nouvelle situation professionnelle qui va bouleverser l’état actuel de la situation. Pour ces raisons, nous ouvrons le prochain chapitre de notre étude sur la problématique identitaire. Cela va nous permettre de comprendre quels éléments entrent en jeu dans la reconversion et de quelle manière ces éléments sont mobilisés, consciemment ou inconsciemment, pour guider, soutenir ou justifier la discontinuité dans la trajectoire. Nous chercherons plus précisément à répondre à la question suivante: Quelles dynamiques identitaires sont à l’œuvre dans des processus de reconversion professionnelle volontaire ?