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Nous avons analysé trois parcours réflexifs de jeunes femmes ayant bifurqué en début de carrière. Le travail d’interprétation que nous avons conduit sensiblement axé sur les périodes de carrefours biographiques (Bidart, 2006), nous a permis de distinguer des dynamiques identitaires différentes à des stades pourtant comparables. Au regard de nos entretiens, l’hypothèse (Hypothèse A) selon laquelle les tensions identitaires à l’origine de la reconversion professionnelle volontaire sont d’autant plus importantes et donc urgentes à résoudre qu’elles sont relatives à des enjeux existentiels, liés à des relations interpersonnelles, à des pratiques, à des communautés de pratique est confirmée.

Cette hypothèse nous a conduit à « regarder à la loupe » les tensions identitaires impulsant le processus de reconversion professionnelle volontaire. Ces tensions sont à l’origine de logiques d’action contrastées et conduisent à deux types de régulation. Il nous a semblé éclairant d’élaborer un tableau pour rendre compte du mouvement général du type de régulation des tensions identitaires dans le discours de Marisa, Elise et Zulema.

Marisa

Tableau 3. Type de régulation des tensions identitaires

Ce tableau montre le type de régulation des tensions identitaires relatives à des enjeux existentiels, en lien avec des relations interpersonnelles (R), des pratiques (P) et des communautés de pratique (CdP). Nous avons également indiqué à quel stade du processus de reconversion se trouvent les personnes au moment de l’entretien.

Il nous permet de mettre en évidence plusieurs éléments. Tout d’abord, les représentations de nos interviewées ont présenté des liens importants entre les enjeux existentiels, en lien avec les pratiques (P) et les communautés de pratiques (CdP). Les représentations au sujet d’une profession mettent en évidence que l’attribution de valeur envers les pratiques et les communautés de pratique se rejoignent. Lorsque les personnes parlent au sujet d’une profession, il semble que si les pratiques sont valorisées, ceux qui les développent, les partagent et s’y engagent le soient aussi.

Commentons ce que nous avons pu observer concernant le discours de Marisa au sujet du processus de reconversion volontaire qu’elle a vécu. Son récit fait apparaitre une « posture mixte » s’inscrivant dans des régulations des tensions identitaires à la fois du type « approche » et « évitement ». Nous repérons un certain équilibre dans sa manière d’aborder sa reconversion puisqu’elle mobilise ces deux mécaniques de manière comparable. En effet, elle aborde à la fois son désir d’appartenir à la communauté des universitaires et pointe son besoin de s’éloigner de ses collègues ; elle met en évidence son manque d’intérêt dans sa pratique en laboratoire, son appétence pour les disciplines académiques et par la suite pour le métier d’enseignante. Son projet professionnel est encore incertain lors de son entrée en formation, cependant son projet de soi est totalement conscientisé puisqu’il s’agit avant tout de faire des études universitaires. Marisa exerce depuis quatre ans ce qui vraisemblablement lui donne une posture particulière sur la réorientation de trajectoire qu’elle a vécue. En effet, ces années lui permettent d’avoir plus de recul sur son parcours. Bien que certaines périodes aient été difficiles à vivre et sources de crises et d’incertitudes, son récit de vie donne une vision ordonnée, balisée et prévisible (Bidart, 2006). Il est présenté comme une trajectoire avec un début, un milieu et une fin. Le tout est agencé avec des liens logiques entre les événements et surtout il est aisé de repérer dès le départ la force de direction (le réajustement de son identité professionnelle) qui guide son parcours. Ces éléments nous permettent de porter une réflexion sur le temps des récits. En effet, il semble que l’étape dans laquelle la personne se situe dans le processus de reconversion a des répercussions sur les récits de vie récoltés.

« D’où la nécessité d’adopter à l’égard des récits des individus une posture méthodologique où l’on restitue la conception du passé qui y est décliné. Le passé n’est jamais échu et révolu dans la biographie, il est réintroduit dans la trajectoire, remanié, revisité par le point focal du présent qui du même coup donne à repenser le futur » (Négroni, 2005, p.314)

Comparer les parcours de Zulema et d’Elise nous a permis de mettre en évidence deux logiques d’action contrastées. En effet, Zulema cherche avant tout à s’éloigner de son premier univers de travail tandis que le processus de reconversion d’Elise est impulsé par son désir de devenir

sage-femme. Ces éléments nous permettent de mettre en exergue deux configurations identitaires distinctes. En effet, pour Elise le décalage entre identité actuelle et identité visée donne lieu à l’élaboration d’un projet professionnel « millimétré ». Cette jeune fille est extrêmement déterminée et rend compte avec exactitude du projet professionnel dans lequel elle aspire à s’engager. Elle est même en mesure de dire dans quelle association précise elle désire travailler. Au contraire, le projet professionnel de Zulema est encore totalement indéfini. Les contours de l’identité visée sont flous, cependant elle est parfaitement en mesure de s’exprimer au sujet d’une configuration identitaire qu’elle ne souhaite pas réactualiser dans son avenir professionnel. D’après nos observations, nous pouvons faire l’hypothèse que le niveau de détermination du projet professionnel dans le second univers de travail favorise certains types de régulations des tensions identitaires. Epiphane et Dupuy (2014) ont montré que les chemins de la bifurcation sont loin d’être uniformes. Ils distinguent deux cas de figure : dans le premier, la réalité de la situation vécue dans l’univers de travail en lien avec la formation initiale est en dissonance avec les aspirations et impulse le changement, même si la destination professionnelle peut dans certains cas rester floue. Contrairement au second cas où la perception d’une réalité enviable relative à un autre univers professionnel constitue le moteur de l’action, et ce, parfois indépendamment de l’expérience vécue dans la situation d’emploi de départ.

Nous tenons à apporter certaines nuances concernant le tableau 3. Comme nous l’avons dit, il a uniquement pour fonction de montrer les tendances générales observées. Comme le montre la présentation des résultats de notre recherche, des traces de régulations des deux types sont présentes dans chacun des récits de vie. Selon nous, il est donc difficile de déterminer l’entièreté d’un processus de reconversion professionnelle volontaire orienté selon un type exclusif de régulation.

Considérer qu’une personne a tendance à s’inscrire dans un mouvement d’éloignement d’une image négative de soi au moment du désengagement professionnel et au contraire vers l’approche d’une image positive de soi à l’entrée en formation est peut-être réducteur. La reconstruction de la trame des entretiens a avant tout montré une pondération et une combinaison singulière de ces deux logiques d’actions différentes d’une personne à l’autre, car elles renvoient à la trajectoire biographique.

7.2. Motifs d’engagement en formation et de désengagement professionnel

De toute évidence, les éléments précédemment présentés nous permettent de valider notre deuxième hypothèse (Hypothèse B) selon laquelle l’engagement en formation à l’occasion de la reconversion professionnelle volontaire est une stratégie identitaire pour résoudre des tensions éprouvées dans la première insertion professionnelle.

Les indicateurs d’engagement repérés dans les discours nous ont permis de compléter les pistes réflexives évoquées précédemment au sujet du lien entre le type de régulation des tensions identitaires et le projet professionnel. En fonction du projet de soi, la formation est investie différemment. Certains résultats de notre recherche montrent justement les différents rapports à la formation. Par exemple, le profond désir d’études universitaires et le dépassement de la crise vécue en lien avec ses origines socio-familiales conduisent Marisa à investir les contenus universitaires d’un sens privilégié. Son projet de reconversion initialement axé sur les dimensions académiques de la formation se modifie au fil du temps et la visée « professionnalisante » de la formation lui permet de construire un projet professionnel. Pour Zulema, son projet de formation est essentiellement axé sur les dimensions académiques, car elle y voit des ressources utiles pour développer une posture réflexive d’ordre personnel voire « spirituel ». A ce sujet, nous souhaitons revenir sur une des multiples insertions professionnelles évoquées par Zulema qui nous interpelle fortement. Il s’agit de la possibilité de faire de la recherche en Histoire et Anthropologie des Religions. Ses aspirations humanitaires ayant été freinées par les contraintes organisationnelles du monde des ONG, ce projet de l’ordre du travail créateur lui permettrait d’apporter sa contribution « alternative » dans le monde10. Enfin pour Elise, il y a certes l’énonciation d’un intérêt intrinsèque pour les cours en lien avec le suivi de la grossesse de la femme, mais celui-ci repose essentiellement sur les dimensions professionnelles que la formation est susceptible de lui apporter. Son projet est principalement impulsé par son aspiration au métier de sage-femme. Son engagement en formation s’inscrit comme une stratégie identitaire mise en œuvre pour mener à bien son projet professionnel. Certains auteurs ont travaillé ces questions en s’appuyant sur la question de la motivation intrinsèque ou extrinsèque.

Selon nous, il aurait été particulièrement éclairant d’analyser l’engagement en formation à la lumière de la théorie de l’expectancy-value. Selon Merhan et Bourgeois (2006, 2009) quel que soit le type de tensions identitaires, de régulation de ces tensions et les émotions qui les accompagnent, les tensions identitaires n’engageront le sujet dans l’action de formation que si deux conditions essentielles sont réunies. A savoir d’une part, la perception que cet engagement a bien toutes les chances de produire les effets escomptés pour la régulation de ces tensions (« expectancy ») et d’autre part, la valeur accordée à cet engagement, en regard notamment de l’importance pour le sujet de l’enjeu des tensions identitaires à résoudre (« value »).

Le désengagement professionnel du premier univers de travail est également une voie résolutoire des tensions identitaires. Il participe pour Marisa, Elise et Zulema à leur faire de retrouver un sentiment de continuité identitaire. Comme nous l’avons vu, les contraintes organisationnelles du premier

10 Nous n’insistons pas sur les pistes d’action mises en lumière par notre étude, car son orientation première est de recherche.

univers de travail sont des éléments évoqués par chacune de nos interviewées comme facteur fondamental influençant le processus de reconversion. Cependant, une comparaison des configurations identitaires nous a permis de relever des différences importantes concernant la rupture professionnelle en lien avec la formation initiale. Marisa et Zulema rendent compte de la construction d’un processus de désidentification de la sphère relationnelle au travail qui les conduit à désinvestir leurs activités professionnelles. Elles adoptent principalement une posture critique à l’égard de leurs

« ex-collègues », car elles leurs renvoient une image à laquelle elles ne souhaitent pas ressembler.

Chez Elise, le désinvestissement du secteur de l’enseignement est d’un tout autre ordre. Certes, elle évoque la routine dans son travail d’enseignante. Pour Négroni (2007) lassitude et démobilisation sont des maux qui semblent toucher plus fortement les enseignants du secteur public. Cette auteure fait référence à Demailly (1991) qui a identifié plusieurs sources au malaise des enseignants. Elle parle d’un « désenchantement des mythes qui sont le support de la vocation du dévouement, de la diligence qui permettaient la défense contre le stress, le sentiment de vide et de culpabilité » (Demailly, 1991, cité par Négroni, 2007). Le métier d’enseignante est au contraire le point d’arrivée de la bifurcation de Marisa ce qui nous permet de nuancer ces éléments et surtout de mettre en évidence que les conditions de travail idéales des uns ne sont pas forcément les mêmes que celles des autres. Revenons sur ce qui cèle définitivement la position de désengagement dans la pratique professionnelle initiale d’Elise. Il s’agit selon nous d’une réflexion approfondie sur sa propre pratique s’ouvrant sur la prise de conscience que son manque de dévouement professionnel altère sa « qualité d’enseignante ». Se comparer à ses collègues lui fait éprouver un sentiment de culpabilité. Pour Merhan (2012) dans des contextes professionnels générant de l’insatisfaction : « il est frappant de remarquer que les acteurs développent des réactions, des valeurs, des stratégies diversifiées qui peuvent se manifester […] par des mobilisations défensives (replis, isolement, doutes, réactions d’infériorisation ou d’auto-dévalorisation) susceptibles de conduire au désengagement professionnel

» (Merhan, 2012, cité par Merhan, Jorro & De Ketele ). Qu’il s’agisse du désengagement professionnel ou de l’engagement en formation, nous rejoingnons Perez-Roux (2011) pour qui les stratégies identitaires mobilisent représentations, valeurs et pratiques. Elles se situent à l’articulation entre continuité́ et changement, entre soi et autrui, entre cohérence de l’individu et diversité́ de ses appartenances ou registres d’action.

7.3. Le schéma de la bifurcation selon Bidart

Nous souhaitons apporter des pistes de réflexion sur la troisième hypothèse (Hypothèse C) selon laquelle pour comprendre le desengagement d’un premier univers professionnel et le réengagement dans le second univers professionnel il est nécessaire de passer par un questionnement sur les

contextuels qui pèsent sur ces dynamiques. Les dimensions individuelles et les facteurs contextuels peuvent être appréhendés sur deux échelles : les éléments objectifs et les éléments subjectifs.

Le schéma qui suit nous permet de mettre en lumière que les éléments contextuels mobilisés dans l’entretien, bien qu’objectifs passent toujours par un travail de mise en subjectivité de la part des personnes. C’est à la fois la construction de sens autour des dimensions individuelles et la manière d’investir les contextes comme ressources ou obstacles de possibilités d’action qui participent au processus de reconversion professionnelle volontaire. Ces éléments entrent en cohérence avec notre approche méthodologique, car il était question de rechercher des traces de « représentations » identitaires à l’œuvre dans le processus de reconversion. Ce schéma met en lumière comment les personnes mobilisent et combinent quantité d’éléments dans la prise de décision. En effet, nous constatons que le travail de mise en subjectivité conduit à des effets différents selon les parcours. Ces effets diffèrent d’une personne à l’autre, car un même événement ou contexte peut être investi de plusieurs manières. L’enjeu au cœur de la question est bien de savoir ce que les personnes font de ces éléments sur lesquels ils n’ont a priori pas d’emprise. Voici trois exemples issus de notre base de données qui montrent que la manière dont les contextes sont appréhendés a une influence sur le processus de reconversion.

Zulema : Refus de vivre selon les normes de la société actuelle.

Certains déterminants macro-sociaux (A1) participent à construire sa vision sur la société et la culture

« occidentale » (B1) et produisent majoritairement des comportements de rejet chez elle (B3).

Marisa : Importance du contexte multiculturel genevois.

Le contexte multiculturel genevois (A2) lui permet de se sentir à sa place à l’université en tant que fille d’immigrée issue d’une famille d’ « intellectuels » colombiens (B2). Par la suite, L’accueil et l’intégration des élèves et des parents étrangers sont des principes auxquels elle tient à cœur dans sa pratique d’enseignante (B3).

Elise : Cette jeune fille attribue une importance élevée (B3) à mettre en œuvre le processus de reconversion de manière à sécuriser son parcours en mobilisant « toutes les cordes à son arc ». Elle utilise les structures institutionnelles (A2) comme ressource (année sabbatique, changement dans les procédures d’entrée, prolongement de délais, validation de crédits).

Schéma 3 : Le schéma de la bifurcation, Bidart (2006).

7.4. Autodétermination et caractère volontaire de la bifurcation

Le caractère volontaire de la reconversion rassemble les trois parcours que nous avons analysés.

L’expérience d’une rupture dans la trajectoire professionnelle est sociale. Premièrement, car l’entourage joue un rôle dans le processus de reconversion professionnelle volontaire. Il y a également le fait que ce processus provoque des changements importants par rapport aux dimensions relationnelles de l’identité. Cependant, il n’en est pas moins une démarche à caractère volontaire, car seule la personne est en position de faire les choix qui impulsent et initient la réorientation. Pour Bourgeois (2006), certains types de tensions et certaines régulations sont plus efficaces pour produire de l’engagement. La théorie de l’autodétermination (Deci & Ryan, 1980), mobilisée par Bourgeois (2006), suggère que la motivation à agir est plus élevée si elle part d’une initiative propre et interne à l’individu que si l’action est menée afin de réduire des tensions relatives aux dimensions sociales de l’identité. En d’autres termes, la régulation des tensions intrasubjectives serait plus efficace que la régulation des tensions intersubjectives concernant l’engagement en formation. Comme l’explique Bourgeois, il est toutefois empiriquement difficile de s’assurer que le projet identitaire de soi n’est pas le projet identitaire d’autrui. Nous l’avons vu, le sujet est en relation constante avec

l’environnement, il est donc difficile de l’isoler des réseaux d’interactions et des effets qu’ils produisent. Nous avons pu mettre en évidence les tendances générales relevées dans les discours (cf.

tableau 3). Nous pourrions les illustrer de la manière suivante. Pour Marisa, le besoin de restaurer une identité déstabilisée aux yeux de sa famille est au cœur de sa démarche. A l’inverse, Elise est essentiellement axée sur ses aspirations professionnelles et brave pour cela certaines recommandations familiales. Pour Zulema, c’est le besoin d’accroitre la perméabilité des sphères de la vie qui donne sens à sa démarche. Bien que des tendances générales se dessinent, les entretiens ont avant tout mis en évidence la présence de tensions identitaires de différente nature. Il y a donc une combinaison de tensions identitaires renvoyant à différentes composantes identitaires. Concernant exclusivement l’engagement en formation, la régulation de tensions intra subjectives est toujours repérée. Ce qui montre la pertinence de la question de l’autodétermination dans les reconversions d’initiative individuelle. Cependant, nos résultats de recherche ne nous permettent pas de soutenir l’idée selon laquelle les tensions intrasubjectives sont plus mobilisatrices pour impulser un processus de reconversion professionnelle, s’agissant d’une temporalité longue, il est difficile les isoler pour voir les effets qu’elles produisent séparées des autres. En revanche, nous sommes en mesure d’avancer que les processus de reconversion professionnelle volontaire engagent, à des degrés différents, les dimensions temporelles, sociales et systémiques de l’identité.