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3. Un enseignement ésotérique

3.5. Païens, juifs et chrétiens

Clément distingue trois catégories d’individus : les gnostiques, les repentants227 et les impénitents. Les repentants sont des gnostiques en formation228 ; il est à l’image de l’élève, de l’Hébreu traversant le désert ou du métal en voie d’affinement dans le feu229

.

Clément donne une explication circonstanciée de l’état de repentance où se trouvent les païens après leur conversion. Il s’agit de païens symboliques. Contrairement à l’Israël symbolique, ils ont d’abord dû se détourner des idoles mondaines. Ils se trouvaient donc dans un « autre lieu »230 lorsqu’ils ont reçu l’annonce du Sauveur.

L’« autre lieu », « là-bas », désigne l’Hadès dans les explications de Clément sur la prédication du Christ et des apôtres en enfer ou sur la résurrection des morts231. Dans les deux cas, sortir de l’ignorance revient à sortir de l’Hadès232. Nous concluons donc que la conversion (μεταστροφή) d’un païen est une ascension voire une résurrection (μετάθεσις)233

. Par conséquent, même ces thèmes hautement eschatologiques ne semblent pas devoir être tenus pour des discours sur l’au-delà post-mortem, mais sur un au-delà métaphysique, parallèle à la réalité présente234.

Les repentants sont des âmes intermédiaires dans un état indéterminé. Ils ont pris la route d’une démarche spirituelle et ont éventuellement reçu le

225

Cf. Stromates VII, 34, 4.

226

Voir notre article à paraître, « Who are the Hebrews », Actes du Colloque IRSB/

Manchester/Sheffield « L’Épître aux Hébreux », Universités de Manchester et de Sheffield, 9-10 juin 2011, éd. George BROOKES.

227

Cf. Stromates VI, 43, 3 - 52, 2.

228

Cf. Stromates II, 35, 3-4.

229

En Stromates II, 56-59, la pénitence agit comme le feu de 1 Co 3, 11-15 en purifiant le « lieu de l’âme » pour dégager les fondations, cf. Stromates II, 35, 4-5. En Stromates II, 91, 3, Clément cite Prov 17:13 : « Comme l’or et l’argent sont éprouvés dans le feu, ainsi le Seigneur fait son choix parmi les hommes, d’après leur cœur ». A l’image du Seigneur, certains seigneurs terrestres prélèvent tous les sept ans les « repentants » parmi les hommes réduits en esclavage pour insolvabilité et les libère. Le sabbat symbolise l’entrée dans la paix après un septénaire de douleurs. 230 Cf. Stromates VI, 45, 6. 231 Cf. Stromates VI, 94, 4. 232 Cf. Stromates II, 35, 4. 233

Sur ces deux termes, voir supra p. 56-57.

234

baptême. Tels les Hébreux, ils sont condamnés à choisir entre progresser sur le chemin du repentir et peut-être en voir le bout ou se dérouter et retrouver l’ignorance, qualifiée de « vie païenne »235

.

Clément trouve confirmation de sa classification dans la République (III, 415a2-7), lorsque Platon établit une tripartition entre esclaves, hommes libres et dirigeants. L’Alexandrin cite le philosophe athénien :

« Vous qui êtes dans cette cité, vous êtes tous frères, leur dirons- nous, en continuant cette fiction ; mais le dieu, en vous formant, a mêlé de l’or à la création de ceux d’entre vous qui sont capables de commander ; aussi sont-ils les plus précieux ; pour les auxiliaires, c’est de l’argent ; du fer et du bronze pour les laboureurs et autres artisans. »236 D’où cette pensée qu’il était nécessaire, dit-il, « que les uns embrassent et aiment les réalités qui relèvent de la connaissance et les autres celles qui relèvent de l’opinion »237

. Peut- être a-t-il l’intuition divinatoire de cette nature d’élite qui aspire à la connaissance, à moins que par l’hypothèse des trois natures il ne décrive trois formes de vie, comme certains l’ont supposé : celle de l’argent pour les Juifs, la troisième pour les Grecs, et celle des chrétiens, à qui est mêlé l’or royal, l’Esprit Saint. Et c’est la vie des chrétiens qu’il désigne dans le Théétète238

en écrivant exactement : « Parlons donc des maîtres du chœur239

. Que pourrait-on dire en effet de ceux qui sont médiocres dans la pratique de la philosophie ? Les premiers, eux, ne connaissent pas le chemin de la place publique, ni l’emplacement du tribunal, de la salle du conseil ou de toute salle de délibération commune dans la cité ; les lois, les décrets promulgués par écrit, ils n’en voient, ils n’en entendent rien. Les brigues des hétairies, les réunions, les parties avec les joueuses de flûte, ils ne songent pas même en rêve à y prendre part. Que dans la

235

Cf. Stromates II, 56, 1 ; VI, 84, 4 ; VII, 57, 4. Plusieurs fragments du Kérygme de Pierre sont cités dans cette discussion. Il est dès lors possible que ce soit là l’un des sujets abordés dans ce texte aujourd’hui perdu, cf. M. CAMBE, Kerygma Petri, p. 171-181 ; 267-280.

236

PLATON, République III, 415 a 2-7.

237

ID., République V 479 e 7 – 480 a 1. 238 173 c 6 – 174 a 1.

239

cité l’un soit de bonne ou de basse naissance, qu’un tel ait reçu de ses ancêtres une tare, cela leur échappe plus encore que les tonneaux de mer du proverbe. Et cela, il ne sait même pas qu’il ne le sait pas ; en réalité son corps seul est ici et y réside, mais lui est en train de voler, selon le mot de Pindare, dans les abîmes de la terre et au-dessus du ciel, observant la marche des astres et scrutant à fond la nature de toute chose. »240

Les âmes royales aptes à gouverner d’elles-mêmes sont de la race d’or, l’or étant l’Esprit coulé en elles241

. Clément fait correspondre les trois classes précitées à trois « mode de vie » (πολιτεία) : grec, juif et chrétien.

Selon les correspondances entre les métaphores établies par l’auteur, l’individu qui emprunte la voie de la repentance (les épreuves du désert) est libre, comme les Hébreux, mais pas encore dirigeant. Il a quitté son ignorance (l’Égypte, c’est-à-dire l’esclavage et le paganisme) pour s’abstraire du monde et entrer dans la gnose. Cette dernière phase est l’entrée en terre promise242

; l’âme devient alors chrétienne au sens fort du terme.

240 Clément d’Alexandrie, Stromates V, 98, 2-8 : « ‘ἐστὲ μὲν γὰρ πάντες οἱ ἐν τῇ πόλει ἀδελφοί,

ὡς φήσομεν πρὸς αὐτοὺς μυθολογοῦντες, ἀλλ’ ὁ θεὸς πλάττων, ὅσοι μὲν ὑμῶν ἱκανοὶ ἄρχειν, χρυσὸν ἐν τῇ γενέσει συνέμιξεν αὐτοῖς, διὸ τιμιώτατοί εἰσιν· ὅσοι δὲ ἐπίκουροι, ἄργυρον· σίδηρον δὲ καὶ χαλκὸν τοῖς γεωργοῖς καὶ τοῖς ἄλλοις δημιουργοῖς.’ ὅθεν ‘ἀνάγκη’ φησὶ ‘[γεγονέναι] ἀσπάζεσθαί τε καὶ φιλεῖν τούτους μὲν ταῦτα ἐφ’ οἷς γνῶσις, ἐκείνους δὲ ἐφ’ οἷς δόξα’. ἴσως <γὰρ> τὴν ἐκλεκτὴν ταύτην φύσιν γνώσεως ἐφιεμένην μαντεύεται, εἰ μή τι τρεῖς τινας ὑποτιθέμενος φύσεις, τρεῖς πολιτείας, ὡς ὑπέλαβόν τινες, διαγράφει, καὶ Ἰουδαίων μὲν ἀργυρᾶν, Ἑλλήνων δὲ τὴν τρίτην, Χριστιανῶν δέ, ᾗ <ὁ> χρυσὸς ὁ βασιλικὸς ἐγκαταμέμικται, τὸ ἅγιον πνεῦμα· τόν τε Χριστιανῶν βίον ἐμφαίνων κατὰ λέξιν γράφει ἐν τῷ Θεαιτήτῳ· ‘λέγωμεν δὴ περὶ τῶν κορυφαίων. τί γὰρ ἄν τις τούς γε φαύλως διατρίβοντας ἐν φιλοσοφίᾳ λέγοι; οὗτοι δέ που οὔτε εἰς ἀγορὰν ἴσασι τὴν ὁδὸν οὔτε ὅπου δικαστήριον ἢ βουλευτήριον ἤ τι κοινὸν ἄλλο τῆς πόλεως συνέδριον, νόμους δὲ καὶ ψηφίσματα γεγραμμένα οὔτε ὁρῶσιν οὔτε ἀκούουσιν. σπουδαὶ δὲ ἑταιριῶν καὶ σύνοδοι καὶ οἱ σὺν αὐλητρίσι κῶμοι οὐδὲ ὄναρ πράττειν προσίσταται αὐτοῖς. εὖ δὲ ἢ κακῶς τις γέγονεν ἐν πόλει ἢ τί τῳ κακόν ἐστι γεγονὸς ἐκ προγόνων, μᾶλλον αὐτοὺς λέληθεν ἢ οἱ τῆς θαλάσσης λεγόμενοι χόες. καὶ ταῦτ’ οὐδ’ ὅτι οὐκ οἶδεν, οἶδεν, ἀλλὰ τῷ ὄντι τὸ σῶμα κεῖται αὐτοῦ καὶ ἐπιδημεῖ, αὐτὸς δὲ πέταται, κατὰ Πίνδαρον, τᾶς τε γᾶς ὑπένερθεν οὐρανοῦ τε ὕπερ ἀστρονομῶν καὶ πᾶσαν πάντῃ φύσιν ἐρευνώμενος.’ », éd. P. VOULET, trad. A. LE BOULLUEC, Sources chrétiennes 278, p. 186-189. Cf. Stromates IV, 16, 1-2 ; 133, 4-6, également Pierre VALENTIN, « Héraclite et Clément d’Alexandrie », Recherches de science

religieuse 46 (1958), p. 27-58 ; Dietmar WYRWA, Die christliche Platonaneigung in den

Stromateis des Clemens von Alexandrien (Arbeiten zur Kirchengeschichte 53), Berlin, New-

York : W. de Gruyter, 1983, p. 45.

241

Cf. Stromates V, 98.

242 La fertilité de Canaan et l’aridité du désert figurent l’âme respectivement avec et sans la

Dans les Extraits de Théodote, qui ne sont pas de Clément à proprement parler, mais auxquels il a mis la main243, la repentance est une donnée spatiale et désigne l’hebdomade. Au sens littéral, la repentance est un lieu purgatoire que les âmes psychiques traversent pour rejoindre les âmes spirituelles dans les cieux supérieurs. Selon la métaphore en revanche, la repentance est davantage un état qu’une position. Dans les deux cas, elle se développe entre la vie dans le monde et celle auprès de Dieu, comme le désert entre l’Égypte et Canaan.

Dans les Stromates, l’effort des pénitents est fait d’étude et d’ascèse244 , dans l’exercice judicieux de leur libre-arbitre. Être élu ne signifie pas avoir été désigné arbitrairement parmi tous les êtres humains pour être sauvé. L’élu est l’être sélectionné pour et par sa capacité à choisir245

.

Après le mode purificateur καθαρτικόν τρόπον246, les âmes élues reçoivent l’Esprit, et entrent alors dans un nouveau mode d’être et de percevoir, contemplatif (ἐποπτικόν τρόπον)247

.

Le feu purgatoire permet le passage de l’ancienne condition à la nouvelle, Assimilée à une renaissance248, cette transformation n’est autre qu’un baptême spirituel. La régénération est donc un processus en deux temps : le dépouillement (purification ou feu purgatoire) et la résurrection (restauration par la gnose ou Logos). La première étape est franchie par l’être humain et constitue un préalable nécessaire et librement consenti par celui-ci249, avant que la seconde étape s’impose à lui, si Dieu le veut.

243

La matière dont traitent ces Extraits aurait pu être initialement prévue dans le plan du

Stromate VIII.

244

Cf. Stromates II, 47, 2 ; II, 45, 7 ; II, 75, 2 ; IV, 27 ; 131 ; VI, 61, 3 ; 91, 2 ; 96, 3 ; VII, 13, 3 ; 102, 1-2.

245

Cf. M. HAVRDA « Some Observations on Clement of Alexandria », p. 22. Également J.L. KOVACS, « Divine Pedagogy and the Gnostic Teacher », p. 25 et A.C. ITTER, Esoteric Teaching

in the Stromateis, p. 128-132.

246

Cf. Stromates V, 71, 2, éd. P. VOULET, trad. A. LE BOULLUEC, Sources chrétiennes 278, p.

142-143.

247

Cf. Stromates V, 71, 2, éd. P. VOULET, trad. A. LE BOULLUEC, Sources chrétiennes 278, p. 142-143. L’éducation, caractéristique de la première phase, a pris fin. Également Stromates V, 96, 3 ; VII, 56 ; cf. M. HAVRDA, « Some Observations on Clement of Alexandria », p. 1-30 (4 n. 9 et 19).

248

Cf. Stromates III, 83, 1 ; 95, 1.

249

Cf. Stromates IV, 170, 4 ; V, 71, 1 ; 83, 1 ; VI, 91, 2 ; VII, 29, 6. L. RIZZERIO, Clemente di

L’octroi de la grâce divine en fin de course, mais avec le concours de l’âme, est un scénario ménagenant à la fois le libre-arbitre humain et la toute- puissance divine250.

Jamais l’être humain n’est déchargé de sa responsabilité. L’ensemble du processus traversé par les repentants est qualifié de « connaissance lente »251 et peut être mis en relation avec la marche lente du peuple. En revanche, les âmes pures comme celles des martyrs bénéficient d’une connaissance directe, à l’instar des Lévites, purs avant même de traverser le désert252

.