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Les épreuves du désert aguerrissent les Hébreux et opèrent un tri dans leurs rangs. Leurs combats illustrent les luttes de l’âme aux prises avec ses démons292. La psychomachie est également un filtre qui retient les âmes incapables de soutenir l’assaut du mal. En revanche, les sujets victorieux se voient purifiés. Origène entend sans doute une pureté éthique, la purification en question visant la disparition de toute souillure charnelle, mais elle revêt aussi une dimension intellectuelle ou spirituelle. En d’autres termes, c’est l’intelligence ou l’esprit qui est purifié, gagnant la clairvoyance et la connaissance de Dieu.

Dans ses commentaires au Pentateuque, Origène fait de l’Égypte un enfer d’où l’on s’extrait en passant par un désert infesté de démons avant de gagner la terre promise. L’analogie se confirme avec la mise en parallèle sortie d’Égypte/résurrection (i.e. remontée de chez les morts) :

Ainsi donc, c’est d’une montée dont il s’agit quand on quitte l’Égypte pour la Terre promise : elle nous enseigne sous forme symbolique, comme j’ai dit, la montée de l’âme vers le ciel et le mystère de la résurrection des morts.293

Finalement, dans le Contre Celse, l’enfer retrouve son référent concret, la Vallée d’Ennom, point le plus bas et le plus sombre en contrebas de Jérusalem :

Recherchant quelle conclusion tirer du fait que la Jérusalem céleste était du lot de Benjamin ainsi que le Ravin d’Ennom [Jos 18, 16], je trouve une allusion au lieu des châtiments que certaines âmes subissent pour être purifiées par l’épreuve. Car il est écrit : « Voici le Seigneur qui vient comme le feu du fondeur, comme la

292

Cf. Homélies sur Josué XII, 2.

293

ORIGÈNE, Homélies sur les Nombres XXVII, 4, 3 : « Agitur ergo ascensio de Aegypto ad Terram repromissionis, per quam mysticis, ut dixi, descriptionibus edocemur adscensum animae ad caelum et resurrectionis ex mortuis sacramentum. », éd. W.A. BAEHRENS, trad. L.

potasse du foulon. Et il s’assiéra, fondant et purifiant comme s’il s’agissait d’or et d’argent. » [Mal 3, 2-3] Et c’est dans les environs de Jérusalem qu’ont lieu les supplices de ceux qui sont soumis à la fusion, pour avoir reçu dans la substance de leurs âmes les atteintes du vice, -qu’au figuré, en quelque sorte, on nomme du plomb.294

Terrestre ou scripturaire, la Géhenne symbolise les ténèbres de l’âme, l’ignorance et l’aveuglement. Elle agit très exactement à la manière du purgatoire, par le feu295. Elle est par ailleurs localisée et même terrestre. Mais ne nous y trompons pas : une âme est prête à en sortir précisément lorsqu’elle comprend le mystère de la Géhenne, à savoir que les tourments infernaux sont métaphoriques. Autrement dit, une âme qui gagne la connaissance est éclairée et devient clairvoyante. Par conséquent, elle sort de l’ignorance ou, en langage plus imagé, des « ténèbres », celles-ci n’étant rien d’autre que la Géhenne. L’âme qui comprend cette métaphore et ipso facto hors de la Géhenne.

Lorsqu’une âme parvient à s’extraire de la Géhenne, son asservissement cesse, mais elle n’a pas encore acquis son statut définitif. Elle n’a surmonté que la première série d’épreuves et se trouve dans l’état des Hébreux à peine entrés en terre sainte. D’ailleurs, à regarder en toute naïveté les images utilisées par Origène, force est de constater que l’âme émergeant de dessous terre se retrouve à la même hauteur que les Hébreux débouchant aux abords de Jérusalem : au pied du futur mont du Temple.

Par conséquent, dans le système origénien, la remontée du Val d’Ennom vaut pour la traversée du désert et toutes deux sont des représentations littéraires et géographiques du purgatoire.

294 O

RIGÈNE, Contre Celse VI, 25-26 : « Καὶ ἐξετάζοντες τὴν ἀκολουθίαν τοῦ εἶναι ἐπουράνιον

Ἱερουσαλὴμ ἀπὸ τοῦ κλήρου Βενιαμὶν μετὰ τῆς Φάραγγος Ἐννὸμ εὑρίσκομέν τι εἰς τὸν περὶ κολάσεων τόπον, μεταλαμβανομένων εἰς τὴν μετὰ βασάνου κάθαρσιν τῶν τοιωνδὶ ψυχῶν κατὰ τὸ ‘Ἰδοὺ κύριος εἰσπορεύεται ὡς πῦρ χωνευτηρίου καὶ ὡς ποία πλυνόντων· καὶ καθιεῖται χωνεύων καὶ καθαρίζων ὡς τὸ χρυσίον καὶ ὡς τὸ ἀργύριον’ καὶ κατὰ τὸ περὶ τὴν Ἱερουσαλὴμ γίνεσθαι κολάσεις χωνευομένων, τῶν ἀναλαβόντων εἰς τὴν ἑαυτῶν τῆς ψυχῆς ὑπόστασιν τὰ ἀπὸ κακίας, τροπικῶς που ὀνομαζομένης μολίβδου· », éd. et trad. Marcel BORRET, Paris : Les Éditions du Cerf (Sources chrétiennes 147), 1969, p. 242-243 ; cf. Henri CROUZEL, « L’Hadès et

la Géhenne selon Origène », Gregorianum 59 (1978), p. 326-328.

295

Cf. Gustav ANRICH, « Clemens und Origenes als Begründer der Lehre vom Fegfeuer »,

Theologische Abhandlungen: eine Festgabe für Heinrich Julius Holtzmann, éd. Wilhelm

La boucle se referme lorsque l’on considère la suite des réflexions d’Origène sur Satan terrassé sous le pied du chrétien que nous avons citées plus haut. L’image sous-jacente est le Christ victorieux de la mort, ouvrant la voie de l’ascension céleste pour l’humanité. Le chrétien est appelé à le suivre pour gagner les hauteurs célestes et prendre la place autrefois occupée par les anges rebelles. En dressant un parallèle avec la victoire de l’esprit sur la lettre, Origène suggère que ce qui pourrait n’être qu’un changement épistémologique est en fait une authentique transformation de l’âme :

« Tout lieu où vous serez montés avec la plante de vos pieds, je vous le donnerai » [Jos 1, 1-2]. Quels sont ces lieux où nous montons avec la plante de nos pieds ? La lettre de la Loi est placée par terre et gît dans les bas-fonds. On ne monte donc jamais quand on suit la lettre de la Loi. Mais si tu peux monter de la lettre à l’esprit et t’élever du sens historique à une intelligence plus haute, alors tu auras fait l’ascension de ces régions sublimes que Dieu te donnera en héritage.296

Origène réussit là un tour de maître. Conquête terrestre et conquête céleste représentent une quête spirituelle, dont le moteur est l’intellection même du texte. Le lecteur (respectivement l’auditeur) suit l’avancée des Hébreux ou l’ascension de l’âme, mais lorsqu’il prend conscience du sens spirituel derrière la narration, lorsqu’il a la pleine compréhension de ce que signifie gagner la terre promise, il entre alors lui-même en possession de l’héritage.

Le trésor en partage est une connaissance et la lutte, le feu ou l’ascension sont les images d’un processus purgatoire qui, en définitive, n’est autre que l’exercice de l’intelligence.

296

ORIGÈNE, Homélies sur Josué II, 3 : « Omnem, inquit, locum, quemcumque adscenderitis

vestigiis pedum vestrorum, vobis dabo eum. Quae sunt loca, quae adscendimus vestigiis

pedum nostrorum ? Legis littera humi posita est et deorsum iacet. Nusquam ergo ascendit, qui legis litteram sequitur. Si vero potueris a littera adscendere ad spiritum et ab historia ad intellectum conscendere celsiorem, tunc vere adscendisti locum editum et excelsum, quem a deo in hereditate percipies. », éd. et trad. A.JAUBERT, Sources chrétiennes 71, p. 120-121.