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Dans le Traité des principes, Origène expose une anthropogonie particulièrement intéressante. Dans le premier cercle autour du Créateur ne se trouvaient que des anges, mais certains se rebellèrent et devinrent des démons ; d’autres affirmèrent leur fidélité à Dieu et conservèrent leur pureté ; finalement un troisième groupe, celui des passifs, donna naissance aux âmes humaines300. Réussir son ascension et remplacer les anges rebelles revient par conséquent à remonter le cours de l’histoire et à restaurer la création primordiale301. A noter que le salut se gagne par ascension, parce qu’il y a eu chute ou descente au préalable302. Bien entendu, nous ne pensons pas qu’Origène entendait les choses sur un mode aussi linéaire, mais plutôt de manière anhistorique ou atemporelle, comme nous venons de nous en expliquer, ici et dans le chapitre consacré à la soi-disant métempsychose chez Clément et Origène.

Pour ce dernier, l’humanité appartient de manière générique à une catégorie intermédiaire devant se perfectionner :

299

Cf. Traité des principes II, 3, 6 ; 11, 3.

300

Cf. Traité des principes I, 8, 4.

301

Cf. Traité des principes I, 6.

302

Le troisième ordre de la création raisonnable est formé de ces esprits qui ont été jugés par Dieu aptes à remplir le genre humain, c’est-à-dire les âmes des hommes ; parmi eux nous en voyons que leurs progrès ont haussé jusqu’à l’ordre des anges, ceux qui sont devenus fils de Dieu [Rm 8, 14] ou de la résurrection, ou ceux qui, laissant les ténèbres, ont préféré la lumière et sont devenus fils de lumière, ou ceux qui, ayant surpassé toute lutte et devenus pacifiques, sont faits fils de la paix et fils de Dieu, ou ceux qui, mortifiant leurs membres terrestres et transcendant non seulement la nature corporelle, mais encore les mouvements ambigus et fragiles de l’âme, se sont attachés au Seigneur, devenus entièrement esprits, pour être toujours avec lui un seul esprit [1 Co 6, 17], jugeant avec lui de toutes choses, jusqu’à ce qu’ils parviennent au degré des spirituels parfaits qui discernent tout et que, leur intelligence étant éclairée dans la plénitude de la sainteté par la Parole et la Sagesse de Dieu, ils ne puissent plus du tout être jugés par personne [1 Co 2, 15].303

Un peu plus loin, l’auteur apporte quelques détails quant au séjour divin, une terre éternelle, incorporelle, précisément l’inverse de notre monde et des lois qui le régissent :

[…] toute corruptibilité ayant été rejetée et purifiée et tout l’état de ce monde, où l’on dit que se trouvent les sphères des planètes, ayant été dépassé et transcendé, c’est au-dessus de la sphère dite des

303

ORIGÈNE, Traité des principes I, 8, 4 : « Tertius uero creaturae rationabilis ordo est eorum spirituum, qui ad humanum genus replendum apti iudicantur a deo, id est animae hominum, ex quibus per profectum etiam in illum angelorum ordinem quosdam uidemus assumi, illos uidelicet, qui filii dei facti fuerint uel filii resurrectionis, uel hi, qui dereliquentes tenebras dilexerint lucem et facti fuerint filii lucis, uel qui omnem pugnam superantes et pacifici effecti, filii pacis filii dei fiunt, uel hi, qui mortificantes membra sua quae sunt super terram et transcendentes non solum corpoream naturam, uerum etiam animae ipsius ambiguos fragilesque motus adiunxerunt se domino, facti ex integro spiritus, ut sint cum illo unus spiritus semper, cum ipso singula quaeque discernentes, usquequo perueniant in hoc, ut perfecti effecti spiritales omnia discernant per hoc, quod in omni sanctitate inluminati sensum per uerbum et sapientiam dei a nullo possint penitus discerni. », éd. H. CROUZEL, trad. M. SIMONETTI, Sources

étoiles fixes que la demeure des pieux et des bienheureux sera établie, comme dans la bonne terre, la terre des vivants, que recevront les paisibles et les doux. A cette terre correspond le ciel qui l’entoure et l’enferme comme dans une enceinte plus magnifique, le ciel au sens strict et premier. Dans ce ciel et dans cette terre trouveront place l’achèvement et la perfection de toutes choses d’une manière stable, sûre et très durable. C’est là que ceux qui auront été corrigés par les peines subies pour être purifiés de leurs péchés, lorsque tout aura été accompli et payé, mériteront d’habiter cette terre, et ceux qui ont obéi à la parole de Dieu, se sont montrés capables de recevoir sa Sagesse et l’ont suivie, mériteront, selon l’Écriture, les royaumes de ce ciel ou de ces cieux. Ainsi s’accompliront ces paroles : « Bienheureux les doux car ils recevront en héritage la terre. Bienheureux les pauvres par l’esprit car ils auront l’héritage du royaume des cieux » [Mt 5, 4], et [ce] que dit le Psaume : « Il t’élèvera pour que tu hérites de la terre » [Ps 36, 34]. Pour cette terre-ci on emploie l’expression descendre, pour cette terre-là, qui est en haut, celle d’être élevé. Il semble ainsi que soit ouvert par les progrès des saints comme un chemin de cette terre-là à ces cieux-là : ils ne paraissent pas tant devoir rester dans cette terre que l’habiter, pour passer ensuite, lorsqu’ils auront fait quelques progrès, à l’héritage du royaume des cieux.304

304

ORIGÈNE, Traité des principes II, 3, 7 : « omni corruptibilitate decussa atque purgata omnique hoc mundi statu in quo πλανητῶν dicuntur sphaerae, supergresso atque superato, supra illam, quae ἀπλανήςdicitur, sphaeram piorum ac beatorum statio collocatur, quasi in terra bona et terra uiuorum, quam mansueti et mites hereditate percipiant ; cuius est caelum illud, quod ambitu magnificentiore ipsam illam circumdat et continet terram, quod uere caelum et principaliter appellatur, in quo caelo uel terra finis omnium atque perfectio tuta ac fidissima possit statione consistere, quo scilicet uel hi qui post correptionem castigationum, quas pro delictis pertulerant purgationis obtentu, expletis omnibus atque depensis, terrae illius habitaculum mereantur, hi uero, qui uerbo dei oboedientes fuerunt ac sapientiae eius iam hinc capaces se obtemperantesque praebuerunt, caeli illius uel caelorum promereri regna dicantur, et ita dignius conpleatur illud, quod dictum est : Beati mansueti, quia ipsi heredidate

possidebunt terram et Beati pauperes spiritu, quoniam ipsi hereditatem capient regni caelorum

et quod dixit in psalmo : Et exaltabit te, ut heredites terram. Ad hanc etenim terram descendi dicitur, ad illam autem, quae in alto est, exaltari. Hoc ergo modo uidetur quasi iter quoddam sanctorum profectibus aperiri ab illa terra ad illos caelos, ut non tam permanere in illa terra quam habitare uideantur, transituri scilicet, cum in id quoque profecerint, ad hereditatem regni caelorum. », éd. H. CROUZEL, trad. M. SIMONETTI, Sources chrétiennes 252, p. 272-275.

Origène confirme que l’espace aérien est le « lieu » du purgatoire, qu’il compare d’ailleurs à une route, mais apporte aussi quelques précisions sur la manière de le traverser. Les saints ouvrent le chemin vraisemblablement sans encombre, tandis que les âmes corrigées les suivent tout en marquant des stations. Il est à noter que les saints sont encore ici-bas tout en étant en quelque sorte déjà là-haut et qu’il n’est nullement fait état de leur mort somatique. Ils perçoivent un héritage, mais il ne faudrait pas voir là une question de prédestination. C’est leur mérite qui les a rendus dignes d’entrer dans la filiation divine.

La vie de l’âme change de manière radicale lors de l’accession au royaume des cieux, conformément à la promesse. L’analogie avec les Hébreux entrant en terre promise est assez évidente305. Les saints sont à l’image des lévites, tandis que les âmes corrigées, comme les israélites des tribus non-lévitiques, ne rejoignent l’avant-garde qu’à la fin de leur apprentissage.

A travers la métaphore du peuple de Dieu traversant le désert, Origène distingue deux catégories de chrétiens, les uns étant plus éclairés que les autres, ils ont en quelque sorte une longueur d’avance. Le théologien illustre cette théorie à l’aide d’une autre image : comme un corps, l’âme croît et se développe et doit être nourrie de manière adéquate. Toute une population n’a pas uniformément le même âge, d’aucuns sont encore jeunes et sont nourris de lait, d’autres, déjà adultes et pleins de vigueur s’attaquent à une nourriture certes difficile à digérer, mais à haute valeur nutritive. Pour Origène, la différence métabolique renvoie à une différence d’intelligence. Le premier groupe désigne les catécumènes, les débutants dans la foi et les simples, les seconds figurant les chrétiens les plus avancés dans la doctrine.

L’image provient de 1 Co 3, 1-2 :

Pour moi, frères, je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais seulement comme à des hommes charnels. C’est du lait que je vous ai fait boire, non de la nourriture solide : vous ne l’auriez pas supportée.306

305

Cf. Homélies sur Josué II, 2.

306

S’il est certainement des individus doués de naissance, d’autres peuvent les rattraper à force de peine et de labeur. Dès lors, les deux groupes réunissent en fait des individus à deux stades de développement différents, auxquels on ne sert pas le mêmes discours. Très concrètement, c’est-à-dire dans le cadre de l’expérience pédagogique et pastorale d’Origène, le lait symbolise l’enseignement exotérique ou public du message chrétien307

, tandis que la nourriture solide en est la face cachée ou ésotérique. Les esprits à la fois les plus fins et les plus aguerris se voient révéler des vérités cachées transmises oralement. Nous avons déjà évoqué ce modèle à propos de Clément d’Alexandrie.

Dans la première Épître aux Corinthiens, l’extrait cité (1 Co 3, 1-2) précède immédiatement les versets qui fondent l’imagerie du feu purgatoire (1 Co 3, 11- 15). L’enchaînement n’est pas fortuit ou du moins a-t-il été interprété comme significatif par Origène, puisqu’il en intègre les termes à son imagerie personnelle. Comme le feu ne purifie que ce qui recèle de la matière précieuse, comme la science secrète ne peut être reçue et ne peut fructifier que dans une intelligence suffisamment développée, les aliments solides ne profitent qu’aux athlètes. Ainsi s’en explique-t-il en préambule de son explosé sur les étapes des Hébreux, qu’il tient pour une leçon difficile, c’est-à-dire un aliment coriace, mais roboratif :

Tel est bien portant, il a une carrure robuste : il a besoin d’une nourriture forte, « il croit pouvoir manger de tout » [Rm 14, 2], comme les athlètes les plus vigoureux. Mais si tel autre se sent plus faible et mal portant, il préfère les légumes et repousse les nourritures fortes à cause de sa mauvaise santé. S’il s’agit d’un petit enfant, même s’il ne peut pas parler, il ne réclame en réalité pas d’autre aliment que du

307 Origène présente fréquemment l’âme du novice comme un petit enfant qui doit s’aguerrir

(Homélies sur l’Exode II, 4), cf. supra p. 38 note 85. Dans les Extraits de Théodote, la Lumière

parachève les avortons amorphes, cf. Extraits de Théodote 45, 1 ; 57 ; 60-61, 2 ; 68 ; 78, 2-79 (également 41, 3 ; 50, 3 ; en lien de surcroît avec la sortie d’Égypte : 59, 1). Outre la métaphore scolaire, l’acquisition des vertus et l’affermissement de la foi sont aussi exprimés par le changement graduel de nourriture, du lait aux aliments solides, cf. Homélies sur Josué IX, 9 ;

Exhortation au martyre XIV ; Homélies sur les Nombres XII, 3 ; XXVI, 4 et surtout XXVII, mais

également Passion de Perpétue et de Félicité IV, 9. Le lait est le fondement de la foi (référence à 1 Co 3, 11-15), le premier degré dans l’ascension vers le salut, cf. CLÉMENT D’ALEXANDRIE,

lait. Ainsi chacun, selon son âge, selon ses forces, selon son état de santé, recherche la nourriture qui lui convient et qui correspond à ses forces.

[…] Y a-t-il de la faiblesse dans notre âme ? qu’il nous en guérisse, « lui qui la guérit de toutes les maladies » [Ps 102, 3] ; sommes-nous encore dans l’enfance de l’intelligence ? que le Seigneur qui garde les petits nous assiste, nous nourrisse et nous mène « à la mesure de l’âge » [Éph 4, 13]. Car il nous appartient à la fois de passer de la maladie à la santé et de l’enfance à l’âge viril.308

Ici la dynamique est uniquement positive, seule une nourriture adaptée est servie à l’âme, qui choisit d’ailleurs pour elle-même. Néanmoins, nous l’associons aux outils purgatoires, parce qu’elle révèle le niveau de son consommateur tout en lui servant d’amendement, voire de remède. En effet, Origène glisse vers le vocabulaire médical, sur lequel nous reviendrons tantôt pour constater que les traitements sont bien souvent synonymes de souffrance. Les prêtres et les lévites309 symbolisent cette troupe d’élite capable de tout digérer, nourriture et doctrine. En revanche, il s’avère plus difficile de discerner qui Origène inclut dans l’Israël métaphorique, c’est-à-dire le gros de la troupe. S’agit-il de tous les baptisés, de tous les chrétiens de cœur, de tous les justes indépendamment de leur confession ou d’un petit nombre ayant entamé une initiation ? Origène ne répond jamais avec précision.

Les idolâtres et les Hébreux trop faibles ayant succombé aux épreuves du désert forment le dernier groupe, celui des perdus. Qu’advient-il d’eux ? Dans les homélies sur le Pentateuque, Origène n’est pas non plus très clair à leur sujet et dans le Traité des principes, la Géhenne, qui est pourtant l’endroit où

308

ORIGÈNE, Homélies sur les Nombres XXVII, 1, 1 ; 7 : « et alius quidem, qui bene sanus est et habitudine corporis ualens, fortem cibum requirit et credit confiditque edere omnia uelut robustissimi quique athletarum. Si qui uero infirmiorem se sentit et inualidum, delectatur oleribus et fortem cibum pro sui infirmitate non recipit. Si uero sit aliquis paruulus, etiamsi uoce indicare non possit, re tamen ipsa nullam aliam quam lactis requirit alimoniam. Et ita unusquisque uel pro aetate uel pro uiribus uel pro corporis ualetudine aptum sibi et competentem uiribus suis expetit cibum. […] siue infirmitas est in anima nostra, sanet nos ille

qui sanat omnes langores eius ; siue parui sensus sumus, adsit nobis custodiens paruulos

Dominus et enutriat nos atque in mensuram aetatis adducat. Utrumque enim in nobis est, ut et ex infirmis ad sanitatem et ex paruulis ad aetatem uirilem peruenire possimus. », éd. W.A. BAEHRENS, trad. L. DOUTRELEAU, Sources chrétiennes 461, p. 270-271 ; 276-279.

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l’on s’attendrait à retrouver les âmes damnées, sert en fait de purgatoire. Nous avons vu que les peines y sont cathartiques et pédagogiques. Bon gré mal gré, toute âme prise dans le processus arrive à destination. Ce salut par défaut, lent et douloureux, permet de conclure qu’Origène professe bel et bien le pardon généralisé ou « apocatastase »310.

En conclusion, Origène envisage tacitement trois classes d’âmes : les élus qui goûtent déjà au repos, les âmes en voie de perfectionnement volontaire et en dernier lieu, les impénitentes qui sont malgré tout rachetées, mais en dernière instance.