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3. Un enseignement ésotérique

3.1. L’apocatastase

Ainsi que nous l’avons formulé à propos du Stromate VII, la cosmologie est la matière la plus élevée dans le cursus de l’apprenant. Clément ne différencie pas l’apprentissage purement scolaire de la formation spirituelle, ce qui

comme des abrégés du Huitième Stromate effectués par des continuateurs de Clément. Cf. Theodor ZAHN, Forschungen zur Geschichte des neutestamentlichen Kanons III :

Supplementum Clementinum, Erlangen : A. Deichert, 1884, p. 79 ; 93-103.

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P. NAUTIN (« La fin des Stromates et les Hypotyposes ») analyse très finement le projet littéraire de Clément. Il reconnaît dans les Eclogae et les Extraits de Théodote un ouvrage perdu de Clément, les Hypotyposes. Son argumentation et ses conclusions sont tout à fait judicieuses et nous les recevons si ce n’est la question du titre. Dans les lignes qui suivent nous expliquons pourquoi le titre « Huitième Stromate » est symboliquement important et mérite d’être maintenu.

implique que l’accomplissement de l’âme, autrement dit le salut, consiste à maîtriser toutes les sciences et en dernier lieu, celle des astres. Par conséquent, la cosmologie revêt une dimension spirituelle.

Dans les Eclogae ex propheticis, Clément poursuit dans l’idée que l’âme s’élève de classe en classe tout en s’assimilant à ses professeurs lorsqu’elle en a le niveau. Nous avons déjà évoqué la paideia angélique142, c’est-à-dire que pour les matières transcendantes, les maîtres humains étant dépassés, les anges prennent le relais. Seule cette dernière étape intéresse l’auteur des Eclogae ex propheticis, décrite dans un passage d’une grande densité, dont nous allons analyser les termes :

Selon l’apôtre [Col 1, 16], ceux qui sont au sommet de l’« apocatastase » sont les Protoctistes : bien que (faisant partie) des puissances (angéliques), les Protoctistes doivent correspondre aux « trônes », parce que Dieu repose en eux comme (il le fait) aussi dans les croyants. Chacun, en effet, selon son propre avancement possède une gnose de Dieu (qui lui est) appropriée, sur laquelle Dieu repose ; ceux qui l’ont connu par la gnose sont devenus éternels. […] La (formule) : « Au-dessus de toute principauté, de toute autorité, de toute puissance et de tout nom qui peut se nommer » [Éph 1, 21] désigne ceux qui, parmi les hommes, les anges et les archanges, sont devenus parfaits, en parvenant à la nature protoctiste des anges. Ceux, en effet, qui sont passés (de la condition) d’homme à (celle) d’anges sont enseignés pendant mille ans par les anges, jusqu’à ce qu’ils soient établis dans la perfection ; ensuite ceux qui les ont enseignés passent à la puissance d’archange, tandis que ceux qui étaient instruits, enseignent ceux qui, à leur tour, passent (de la condition) d’homme à celle d’ange. Et ainsi de suite, selon les mutations indiquées, ils sont établis dans la position angélique « du corps »143 qui leur est approprié144.

142 « ἀγγελικὴ διδασκαλία », cf. C

LÉMENT D’ALEXANDRIE, Extraits de Théodote 27, 5. Nous développons plus loin « l’école des âmes » selon Origène.

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Cette formulation pourrait faire penser à la métempsychose, une notion qui affleure ailleurs dans l’œuvre de Clément, cf. p. 75-80.

En paraphrasant, nous pouvons retenir que le salut, du moins le bien ultime, se trouve dans la proximité de Dieu et que celle-ci se gagne par une ascension scandée d’étapes. Analysons brièvement quelques termes.

Nous ne reviendrons pas sur la προκοπή si ce n’est pour constater qu’elle désigne ici une progression ascensionnelle.

Les Protoctistes sont au sommet de la hiérarchie angélique. Intégrer leur rang est le but à atteindre. Leur désignation fait d’eux les « premiers créés ». L’ascension est dès lors non seulement une promotion hiérarchique, mais aussi le retour vers les créatures primordiales. Il serait dès lors plus juste de parler de la réintégration à un état primitif ou de sa restauration, ce que vient d’ailleurs appuyer la notion d’apocatastase.

Ἀποκατάστασις et les dérivés afférents appartiennent au langage technique de la cosmologie et pour désigner le retour cyclique d’un astre à un point fixe, qui apparaît, dès lors, comme son emplacement d’origine. Nous reviendrons plus longuement dans la troisième partie sur la notion de sabbat145, mais constatons dès à présent que le mouvement de retour induit dans la succession des jours de la semaine est similaire à l’apocatastase, puisque les justes, par leur ascension, s’assimilent à des anges et peuvent ainsi être appelés cieux146 et jours :

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CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Eclogae ex propheticis 57, 1-2.4-5, trad. M. CAMBE, Avenir solaire et

angélique des justes, p. 101-102. « Εἰσὶν οὖν κατὰ τὸν ἀπόστολον οἱ ἐν τῇ ἄκρᾳ ἀποκαταστάσει

πρωτόκτιστοι·’θρόνοι’ δ’ ἂν εἶεν, καίτοι δυνάμεις ὄντες, οἱ πρωτόκτιστοι διὰ τὸ ἀναπαύεσθαι ἐν αὐτοῖς τὸν θεόν, ὡς καὶ ἐν τοῖς πιστεύουσιν. ἕκαστος γὰρ κατὰ τὴν ἰδίαν προκοπὴν οἰκείαν ἔχει τὴν περὶ θεοῦ γνῶσιν, ἐφ’ ᾗ γνώσει ἀναπαύεται ὁ θεός, ἀιδίων γενομένων διὰ τῆς γνώσεως τῶν ἐγνωκότων. […] καὶ τὸ ‘ὑπεράνω πάσης ἀρχῆς καὶ ἐξουσίας καὶ δυνάμεως καὶ παντὸς ὀνόματος ὀνομαζομένου’ οἱ τελειωθέντες εἰσὶν ἐξ ἀνθρώπων ἄγγελοι, ἀρχάγγελοι εἰς τὴν πρωτόκτιστον τῶν ἀγγέλων φύσιν. οἱ γὰρ ἐξ ἀνθρώπων εἰς ἀγγέλους μεταστάντες χίλια ἔτη μαθητεύονται ὑπὸ τῶν ἀγγέλων, εἰς τελειότητα ἀποκαθιστάμενοι· εἶτα οἱ μὲν διδάξαντες μετατίθενται εἰς ἀρχαγγελικὴν ἐξουσίαν, οἱ μαθόντες δὲ τοὺς ἐξ ἀνθρώπων αὖθις μεθισταμένους εἰς ἀγγέλους μαθητεύουσιν· ἔπειτα οὕτως περιόδοις ῥηταῖς ἀποκαθίστανται τῇ οἰκείᾳ ‘τοῦ σώματος’ ἀγγελοθεσίᾳ. », éd. C. NARDI, Estratti profetici, p. 90-92.

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Sur les origines juives du grand sabbat, cf. Israël LÉVI, « Le Repos sabbatique des âmes damnées », Revue des études juives 25 (1892), p. 1-13 ;ID., « Notes complémentaires sur le repos sabbatique des âmes damnées », Revue des études juives 26 (1893), p. 131-135, et dans le christianisme ancien, cf. Willy RORDORF, Sabbat et dimanche dans l’Église ancienne, Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1972 ; Erik PETERSON, Frühkirche, Judentum und Gnosis, Rome et al. : Herder, 1959, p. 320 n. 35.

146 « La métaphore se réfère exclusivement aux saints, qu’[Hénoch] appelle également ‘cieux’

et ‘jours’ » : Eclogae ex propheticis 54, 2, trad. M. CAMBE, Avenir solaire et angélique des

justes, p. 76, cf. Gerhard DELLING, art. «ἡμέρα», Theological Dictionary of the New Testament,

éd. G. KITTEL, t. 2, p. 947-953 ; Marie-Thérèse D’ALVERNY, « Les anges et les jours », Cahiers

…il y a dans le soleil un archonte angélique. Car il a été établi « pour commander aux jours », comme la lune (l’a été pour commander) à la nuit » : Et les anges ont été appelés « jours ». (Les justes) seront placés, dit-il, avec les anges qui sont avec le soleil – le soleil est (une réalité) unique comme « tête d’un corps » qui est un – pour devenir eux-mêmes, après un certains temps, préposés au commandement des jours, comme l’ange qui est dans le soleil parviendra à quelque chose de meilleur, à quoi est parvenu celui qui était avant lui dans le même (lieu). Et, continuant à avancer dans leur ascension, ils parviendront à la première demeure.147

Le dernier étage est celui du repos et de la contemplation ; c’est pourquoi aucun mot ne peut restituer ce que l’âme y expérimente. Les astres occupant les étages inférieurs, leur science appartient encore au langage et à la logique148. Le gnostique peut atteindre la dernière demeure, celle de la contemplation, par la juste compréhension des réalités célestes149, c’est-à-dire 1) comprendre le message écrit dans les cieux, parce que les astres relaient le message prophétique, pour 2) le dépasser, en comprenant sa relativité et son incomplétude :

Les astres, corps spirituels, participant au gouvernement (des choses) avec les anges préposés, ne sont pas cause de la venue à l’existence, mais ils signifient les réalités présentes, futures et passées en ce qui concerne les changements de climat, la rareté des

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Eclogae ex propheticis 56, 4-6, trad. M. CAMBE, Avenir solaire et angélique des justes, p. 86. « ἀρχοντικὸς ἄγγελος ἐν ἡλίῳ· εἰς ἀρχὴν γὰρ ἡμερῶν τέτακται, καθάπερ ἡ σελήνη εἰς τὸ ἄρχειν νυκτός· ἡμέραι δὲ ἄγγελοι ἐκλήθησαν. μετὰ τῶν μεθ’ ἡλίου ἀγγέλων, φησί, ταγήσονται (ἓν ὥσπερ κεφαλὴ σώματος, ὄντος ἑνός, ὁ ἥλιος), ἐσόμενοί ποτε κατά τινα περίοδ<ον> καὶ αὐτοὶ ἄρχοντες ἡμερῶν, ὡς ἐκεῖνος ὁ ἐπὶ τοῦ ἡλίου ἐπὶ τὸ μεῖζον <ἐλεύσεται>, ἐφ’ ὃ μετῆλθεν <ὁ> πρὸ α<ὐ>το<ῦ> ἐν τῷ αὐτῷ. καὶ πάλιν ἐπαναβησόμενοι κ<ατὰ> προκοπὴν ἀφίξονται ἐπὶ τὴν πρώτην μονήν. », éd. C NARDI, Estratti profetici, p. 88-90.

148

Cf. Eclogae ex propheticis 54, 1.

149 Pour Clément, le gnostique se situe en marge du temps. Sa qualité d’observateur de

l’histoire explique le don de prophétie et la capacité à prévoir les événements futurs sans pour autant que sa science ne s’apparente à la divination, cf. Stromates I, 177 ; V, 137-139 ; VI, 54, 1 ; 61, 1-2 ; 68 ; 70, 4 ; 76, 4 -77, 2 ; 78, 5-6 ; 92, 2. Les sphères planétaires correspondent aux parvis du Temple. Par conséquent, celui qui maîtrise l’astronomie devient symboliquement grand prêtre, puisqu’il sait se frayer un chemin vers le Saint des saints, qui correspond alors à l’ogdoade, cf. Stromates V, 32, 2 ; V, 35, 5 – 36, 3 ; VII, 36-37 et V, 39 en regard de 37, 1.

fruits, les pestes et les fièvres, et les hommes (eux-mêmes). Il ne faut pas même songer que les astres soient cause d’une activité (quelconque), mais ils signifient « les réalités présentes futures et passées.150 »151

Notre Pantène avait l’habitude de dire que « la prophétie s’exprime le plus souvent d’une manière indéterminée et emploie le présent au lieu du futur et, à l’inverse, le présent au lieu du passé ».152

La référence à Pantène, qui fut son maître à Alexandrie et qui a su gagner le jeune Clément au christianisme, indique que le sujet de ce paragraphe, à savoir la véritable nature de la prophétie, appartient à un enseignement direct et oral (Pantène n’a pas écrit) que Clément fait remonter aux apôtres153. Et c’est cette tradition que Clément nomme « prophétie ». Pantène est le relais humain qui la lui a transmise, servant d’intermédiaire dans le temps entre le Christ et Clément, mais aussi entre les « anges » ou du moins les réalités spirituelles et un disciple encore terrestre.

Avec l’autorité de celui qui s’inscrit dans la prophétie, Clément affirme que celle-ci ne connaît pas le temps et porte à la fois sur les actions passées, présentes ou à venir, ce qui pourrait donner l’illusion que la prophétie consiste à prédire l’avenir. Il faut ajouter à cela la conscience que les astres ne créent rien, ni ne provoquent l’événement. Qui prétend le contraire verse infailliblement dans la divination, transmise par les démons154. Dans l’extrait cité plus haut, Clément précise que les anges rebelles ont commencé à diffuser « ce qui ne devait pas être dit » (τὰ ἀπόρρητα), mais seulement ce qu’ils en savaient. En effet, ils ont déchu de la condition de Protoctistes et Clément écrit

150 Peut-être une citation du vers 32 de la Théogonie d’Hésiode.

151

CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Eclogae ex propheticis 55, trad. M. CAMBE, Avenir solaire et

angélique des justes, p. 79. « Οἱ ἀστέρες, σώματα πνευματικά, κεκοινωνηκότα ἀγγέλοις

ἐφεστῶσι διοικούμενα, οὐκ αἴτια γενέσεως, σημαντικὰ δὲ τῶν γινομένων τε καὶ ἐσομένων καὶ γενομένων ἐπί τε τροπῶν ἀέρων ἐπί τε εὐφορίας καὶ ἀκαρπίας ἐπί τε λοιμῶν καὶ φλογμῶν ἐπί τε τῶν ἀνθρώπων. οὐδ’ ὄναρ τὰς ἐνεργείας ποιεῖ τὰ ἄστρα, σημαίνει δὲ ‘τά τ’ ἐόντα, τά τ’ ἐ<σ>σόμενα, πρό τ’ ἐόντα’. », éd. C. NARDI, Estratti profetici, p. 86.

152

CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Eclogae ex propheticis 56, 2, trad. M. CAMBE, Avenir solaire et

angélique des justes, p. 85. « Πάνταινος δὲ ἡμῶν ἔλεγεν ‘ἀορίστως τὴν προφητείαν ἐκφέρειν τὰς λέξεις ὡς ἐπὶ τὸ πλεῖστον καὶ τῷ ἐνεστῶτι ἀντὶ τοῦ μέλλοντος χρῆσθαι χρόνῳ καὶ πάλιν τῷ ἐνεστῶτι ἀντὶ τοῦ παρῳχηκότος’, ὃ καὶ νῦν φαίνεται. », éd. C. NARDI, Estratti profetici, p. 88.

153

Voir supra p. 29-32.

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clairement qu’il y a quelque chose en dessus de ce rang là. Quelque chose au- dessus du soleil et du dimanche, c’est le huitième jour, sur lequel nous revenons dans la troisième partie155.