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Une autre manifestation du feu doit être reconsidérée quant à sa tenue ante- ou post-mortem : le passage par le glaive enflammé qui arme les chérubins postés à l’entrée du paradis. Origène assimile ce faisceau de feu tantôt au Jourdain, tantôt à l’épée du bourreau. Ce sont là deux symboles de la probation, ce qui explique pourquoi les chérubins n’inquiètent pas les martyrs, qui ont, par définition, déjà été éprouvés.

[Jésus Christ] sera avec vous au paradis de Dieu, vous montrant comment dépasser « le chérubin et le glaive de feu qui tourne sans cesse et garde la voie de l’arbre de vie » [Gn 3, 24]. S’ils gardent, tous deux, la voie de l’arbre de vie, c’est pour que nul indigne de s’y diriger ne l’emprunte et atteigne l’arbre de vie. Le glaive de feu retiendra « ceux qui auront bâti sur le fondement établi, Jésus-Christ, avec du bois, du foin ou de la paille » [1 Co 3, 11-12], et surtout, avec le plus inflammable et le plus combustible de tous les bois, pour ainsi dire, celui de l’apostasie. Ceux que le chérubin ne peut écarter par le glaive de feu, parce qu’ils n’ont rien édifié qui ait quelque chose de commun avec lui, il les recevra et les conduira vers l’arbre de vie, vers tout ce que Dieu a planté en Orient, et qui s’élève de la terre. Jésus cheminera avec vous vers le paradis ; vous mépriserez le serpent qui a été vaincu et foulé sous le pied de Jésus, puis sous le vôtre grâce à lui.362

362

ORIGÈNE, Exhortation au martyre XXXVI : « σὺν ὑμῖν γένηται ἐπὶ τὸν παράδεισον τοῦ θεοῦ

ὑποδεικνὺς, πῶς ἂν διοδεύσητέ τε ‘τὰ χερουβὶμ καὶ τὴν φλογίνην ῥομφαίαν, τὴν στρεφομένην καὶ φυλάσσουσαν τὴν ὁδὸν τοῦ ξύλου τῆς ζωῆς’. ταῦτα γὰρ ἀμφότερα εἰ καὶ φυλάσσει ‘τὴν ὁδὸν

La passion est en quelque sorte la voie rapide de purification, superposant baptême de feu, d’Esprit et de sang363. D’ailleurs, dans les premières lignes de la cinquième Homélie sur Ezéchiel, Origène trouve la formule synthétique de « baptême par le glaive » appliquée aussi bien à l’épreuve des persécutions qu’à celle imposée par les chérubins aux portes du paradis.

Les justes, baptisés uniquement d’eau, empruntent la voie lente du feu purgatoire, comme les Hébreux traversent le désert. Ce motif vétérotestamentaire est toutefois tissé d’expressions liées à l’exégèse de 1 Co 3, 11-15, une conjonction de thèmes et d’images qui amène Origène à de nouveaux développements sur le métal. Le plomb est une impureté dans l’or et doit en être extrait. Le fer en revanche n’est pas traité comme une matière, mais comme un outil, à l’instar du feu.

Les chérubins sont associés aux puissances de l’air qui s’élèvent devant l’âme lorsqu’elle cherche à rejoindre sa patrie céleste364

. Les « puissances adverses »365, que les ascensions et les apocalypses établissent dans les airs, trouvent leur pendant dans la littérature martyrologique sous les traits des persécuteurs et des bourreaux.

Au sens spirituel, le ferrum366, glaive de fer des bourreaux, est assimilable au glaive de feu des chérubins, car fer et feu remplissent tous deux une même

τοῦ ξύλου τῆς ζωῆς’, φυλάσσει, ἵνα μηδεὶς ἀνάξιος ἐπιτραπῇ αὐτὴν διελθὼν ἐλθεῖν ἐπὶ τὸ ξύλον τῆς ζωῆς. ἡ μὲν γὰρ φλογίνη ῥομφαία καθέξει τοὺς ἐποικοδομήσαντας τῷ κειμένῳ θεμελίῳ Ἰησοῦ Χριστῷ ‘ξύλα ἢ χόρτον ἢ καλάμην’ καὶ τὸ εὐκαυστότατον καὶ ἐπὶ πλεῖον καιόμενον ξύλον τῆς, ἵν’ οὕτως ὀνομάσω, ἀρνήσεως· τὰ δὲ χερουβὶμ τοὺς οὐ πεφυκότας κρατεῖσθαι ὑπὸ τῆς φλογίνης ῥομφαίας τῷ μηδὲν συγγενὲς αὐτῇ ᾠκοδομηκέναι παραλαβόντα παραπέμψει ἐπὶ ‘τὸ τῆς ζωῆς ξύλον’ καὶ πάντα ἃ ‘ἐφύτευσεν ὁ θεὸς’ ἐν ταῖς ἀνατολαῖς καὶ ‘ἐξανέτειλεν’ ‘ἐκ τῆς γῆς’. Ἰησοῦ δὲ συνοδεύοντος ὑμῖν ἐπὶ τὸν παράδεισον καταφρονήσατε τοῦ ὄφεως νενικημένου καὶ συντριβέντος ὑπὸ τοὺς Ἰησοῦ πόδας καὶ δι’ αὐτοῦ καὶ ὑπὸ τοὺς ὑμετέρους, […] », éd. P. KOETSCHAU, GCS 2, p. 33-34. 363

Cf. Commentaire sur l’Évangile selon Jean VI, 43, § 223-224.

364

Carl-Martin EDSMAN, Le Baptême de feu (Acta seminarii neotestamentici Upsaliensis 9), Leipzig : A. Lorentz, Uppsala : A.B. Lundequistska Bokhandeln, 1940, p. 2 ; T. RASIMUS,

Paradise Reconsidered in Gnostic Mythmaking, p. 127-128 ; Gérard J.M. BARTELINK,

« ΤΕΛΩΝΑΙ (Zöllner), als Dämonenbezeichnung », Sacris erudiri 27 (1984), p. 5-18.

365

Cf. Éphésiens 2, 2.

366

Le fer révèle le paradoxe de la peine purgatoire. Il arme les bourreaux et assure ainsi le salut du martyr. C’est pourquoi Origène peut affirmer que le martyr brandit lui-même le tranchant pour couper ses attaches mondaines et rejoindre Dieu, cf. Exhortation au martyre XVI. Certaines œuvres d’Origène n’étant conservées qu’en latin, nous notons « ferrum », tout en supposant que le terme correspond au grec « σίδερος », lui aussi ambivalent puisqu’il désigne aussi bien la matière (le fer) que l’outil (une lame).

fonction purgatoire367, celle d’infliger un châtiment médicinal. Ainsi, dans la seizième Homélie sur Jérémie Origène reprend une nouvelle fois 1 Co 3, 12 et enchâsse la métaphore médicale à l’intérieur de son commentaire368

. On se souviendra que l’auteur conçoit Dieu comme un médecin qui ampute et cautérise à l’aide du feu purgatoire369

.

7.1. Le baptême de feu

Parce qu’il y a analogie entre le glaive de fer des bourreaux et le glaive de feu des chérubins, passer par le feu ou par le fer donne accès au paradis, ce qui revient finalement à être « baptisé par le glaive »370 ou par le feu.

Origène débute sa vingt-quatrième Homélie sur Luc par des considérations sur le baptême, puis esquisse les fondamentaux du salut. Le processus de purgation s’ouvre avec le baptême d’eau initié par Jean, qui laisse un « signe » demandant à être complété par le baptême de feu. En d’autres termes, au niveau exégétique le baptême de Jean est le type du baptême chrétien et au niveau théologique, le baptême d’eau, imparfait, n’est que l’image du baptême de feu :

Mais de même que Jean, sur les rives du Jourdain, attendait ceux qui venaient se faire baptiser, en renvoyait certains avec ces paroles : « Race de vipères » [Lc 3, 7], et ce qui suit, tandis qu’il admettait ceux qui confessaient leurs vices et leurs péchés, ainsi le Seigneur Jésus se tiendra-t-il dans le fleuve de feu, auprès de « l’épée flamboyante » [Gn 3, 24]. De la sorte, quiconque, au sortir de cette vie, souhaite passer au paradis et a besoin de purification, il le baptise dans ce fleuve et le fait parvenir au lieu de son désir ; mais celui qui ne porte pas le sceau des baptêmes précédents, il ne le baptisera pas dans le bain de feu. Car il faut d’abord être baptisé « dans l’eau et l’Esprit » [Jn 3, 5], pour pouvoir, arrivant au fleuve de feu, faire la preuve qu’on a conservé les purifications « de l’eau et de

367

Cf. Homélies sur Jérémie XX, 3.

368

Cf. Homélie sur Jérémie XVI, 5-6 ; également Exhortation au martyre XXXVI.

369

Cf. Traité des principes II, 10, 6, cité p. 106-107.

370

l’Esprit » et, dès lors, mériter de recevoir aussi le baptême du feu dans le Christ Jésus.371

Cette ultime ablution permet à qui manque de purgation de se purifier pour entrer « au lieu de son désir », à condition de porter trace du baptême d’eau. Le feu est ici pleinement purgatoire et ne revêt pas de caractère judiciaire ou punitif.

Le contexte de la description origénienne permet de mieux caractériser ce feu. L’homélie n’est pas une évocation eschatologique et s’adresse au plus grand nombre. Par conséquent le baptême de feu est ouvert à tous les baptisés et non aux seuls martyrs ; il est individualisé, actuel et permanent.

Quant à la succession des baptêmes, autrement dit leur position relative, il n’y aurait pas de différence essentielle entre l’Esprit et le feu, mais une différence de point de vue :

Si tu es saint, tu seras baptisé dans l’Esprit-Saint ; si tu es pécheur, tu seras plongé dans le feu ; le même baptême deviendra condamnation et feu pour les pécheurs indignes ; mais les saints qui se convertissent au Seigneur avec une foi entière, recevront la grâce du Saint-Esprit et le salut.372

Les deux baptêmes se succèdent par la causalité, mais pas dans une réelle séquence temporelle. La brûlure n’étant ressentie que par ceux qui offrent du

371

ORIGÈNE, Homélies sur S. Luc XXIV, 2 : « Sed quomodo Ioannes iuxta Iordanem fluvium venientes ad baptismum praestolabatur et alios abigebat dicens : generatio viperarum et reliqua, porro eos, qui confitebantur vitia sua atque peccata, suspiciebat, sic stabit in igneo flumine Dominus Iesus Christus iuxta flammaeam rompheam, ut quicunque post exitum vitae huius ad paradisum transire desiderat et purgatione indiget, hoc eum amne baptizet et ad cupita transmittat, eum vero, qui non habet signum priorum baptismatum, lavacro igneo non baptizet. Oportet enim prius aliquem baptizari aqua et Spiritu, ut, cum ad igneum fluvium venerit, ostendat se et aquae et spiritus lavacra servasse et tunc mereatur etiam ignis accipere baptismum in Christo Iesu. »,éd. et trad. Henri CROUZEL, François FOURNIER, Pierre PÉRICHON, Paris : Les Éditions du Cerf (Sources chrétiennes 87), 1962, p. 324-327. Textes comparables :

Homélies sur Jérémie II, 3 et Commentaire sur Matthieu XV, 22-23.

372

ORIGÈNE, Homélies sur S. Luc XXVI, 3 : « Si sanctus fueris, Spiritu sancto baptizaberis, si peccator, in ignem mergeris ; et unum atque idem baptisma indignis et peccatoribus in condemnationem ignemque vertetur, his vero, qui sancti sunt et tota fide ad dominum convertuntur, Spiritus sancti gratia salusque tribuenda est. », éd. et trad. H. CROUZEL, F.

combustible, le baptême n’est littéralement de feu que pour les pécheurs373 . Les parfaits en revanche ne ressentent pas le passage d’une flamme, mais celui de l’Esprit374, un souffle, un rafraîchissement. Le feu n’ayant aucune prise sur eux, ils n’en connaissent pas la morsure et sont en quelque sorte dispensés de ce baptême « éprouvant ». Dans tous les cas, la foi en Jésus-Christ est nécessaire au salut. Nous retrouvons donc les éléments de doctrine essentiels de l’exégèse de 1 Co 3, 11-15. Le feu divin est unique, mais multiple dans ses effets. Son passage est ressenti subjectivement.

En la purgeant de ses impuretés, le feu de fonderie rectifie la matière ; la métaphore veut donc que le feu rectifie l’âme. Les flammes qui la brûlent dévorent uniquement vices et pensées mauvaises, symbolisés tantôt par « le bois l’herbe, la chaume », tantôt par le plomb à l’intérieur d’un même paragraphe, ainsi dans le paragraphe du Contre Celse (IV, 13) cité plus haut375. Les flammes épurent l’âme, l’éduquent, pour finalement l’éclairer376. Jamais elle n’est livrée à elle-même, en proie à l’errance, aveugle et solitaire. Son chemin est tracé par les martyrs, comme la route des Hébreux est ouverte par les lévites. Cause ou conséquence de leur sainteté, ces derniers se tiennent au plus près de Dieu, si près qu’ils sont les insignes porteurs de l’Arche, domicile divin377 orné de deux chérubins378 semblables aux fameux porte-glaive postés à l’entrée du paradis.

L’analogie est évidente, lorsqu’Origène écrit que les martyrs forment « la race élue, la demeure du roi, la communauté sacerdotale, la nation sainte, le peuple que Dieu s’est acquis »379. Ceux qui luttent coude à coude avec le

373 Sur la nuance d’appréciation entre les baptêmes et la distinction des péchés, cf. Homélies

sur Jérémie II, 3.

374

Cf. Homélies sur Luc XXVI 1-3 ; dans son Commentaire sur le Cantique des Cantiques (II, 2, 21), Origène évoque le feu purgatoire à propos de la peau sombre de l’épouse. Le soleil noircit la peau, de même que le feu divin, auquel il est assimilé, calcine péchés et pécheurs. Tous deux se font néanmoins luminaires pour le juste. Ils l’illuminent et l’éclairent sans la moindre agression.

375

Cf. p. 111-112.

376

Cf. Homélie sur Jérémie II, 3 ; Traité des principes II, 10, 4. En Homélies sur l’Exode V, 2, Dieu est une « colonne de feu » ; il précède le chrétien et le mène à travers les « mystères du baptême ».

377

Cf. Ex 25, 22.

378

Cf. Ex 25, 18, cf. Homélies sur l’Exode IX, 3.

Christ380 et qui indiquent la voie à suivre connaissent la même proximité avec l’autel que les prêtres. Mieux, ils sont les prêtres381

.

Le périple des Hébreux symbolise le cheminement intérieur du catéchumène. Particulièrement explicite, il donne à voir une progression qui compte pauses et embûches. Le chrétien accompli a franchi toutes les étapes de purgation exprimées par les types des baptêmes : baptême d’eau préfiguré par la traversée de la mer Rouge382 et baptême de feu (ou d’Esprit) préfiguré par la traversée du Jourdain. Géographies terrestre et intérieure se superposent. Le Jourdain est un double symbole et peut jouer le rôle d’interface. Il est à la fois le seuil de la terre promise et le cours d’eau où Jean effectua les premiers baptêmes383. Ces deux caractéristiques trouvent leur accomplissement dans l’image du Christ baptisant dans le fleuve enflammé à l’aide du glaive de feu384

.

La succession des baptêmes forme la trajectoire individuelle du chrétien, mais cette probation s’insère dans une probation plus large, celle de l’Église. La dialectique individuel/collectif est constante dans l’interprétation de l’Exode par Origène. Au sein d’une nation entière qui progresse dans l’adversité, chaque individu est mis à l’épreuve et révèle sa valeur. Quelle que soit la position qu’il y occupe, il apporte sa pierre à l’édifice commun385

. Pour Origène, le destin d’Israël préfigure celui de l’Ecclesia où se distinguent les martyrs, les justes et les autres, perdus en cours de route.