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Le mythe de Sophia et la fin des réincarnations

Le programme de salut présenté dans la Pistis Sophia combine le modèle cyclique des réincarnations et le modèle linéaire de la progression vers le salut

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ou la damnation. L’auteur admet toutefois que l’univers dans lequel il estime vivre, n’a pas toujours eu la même configuration. Celle-ci n’est que le nouvel équilibre atteint après des cataclysmes et des réajustements. C’est pourquoi il narre le mythe de Sophia, en guise de récit étiologique, un récit qui explique précisément l’irruption de la linéarité dans un système cyclique.

L’héroïne qui prête son nom à l’ensemble de l’ouvrage n’apparaît que dans les premiers chapitres. Sophia est une émanation divine de haut rang. Elle est néanmoins tentée de regarder en bas. Attirée par la matière, elle déchoit et reste prisonnière du chaos. C’est dans le but de l’en extraire que le Sauveur descend568.

En fait, il y a double « descente » de sa part. La première, dans la matière, correspond à l’incarnation, tandis que la seconde s’effectue dans le chaos lors de la descente aux enfers. Le Sauveur en remonte Sophia et la restitue aux cieux supérieurs.

On l’aura compris, le temps du mythe ne s’articule pas avec la temporalité de l’Histoire. Il est délicat de définir la position relative de la descente du Sauveur pour Sophia et de son incarnation parmi les hommes, mais peut-être ne faut-il pas raisonner en termes de cohérence ou d’anachronisme. Selon nous, les deux événements se superposent. Ce sont deux manières de raconter le rachat par ascension.

Avant l’activité de Jésus, sa mort et sa résurrection, les âmes sont entraînées par la nécessité dans un éternel retour569. En somme, elles sont condamnées à s’incarner. Le Sauveur vient perturber cette mécanique et ouvrir un canal d’échappement vers le haut570

. Par son ascension, il inaugure une

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Sophia récapitule elle-même son malheur dans ses chants de repentance, cf. Pistis Sophia I, 32 ; 35 ; 41 ; 57 ; 60 ; II, 68. Dans les Extraits de Théodote, le Sauveur regagne le plérôme et intercède pour faire rentrer Sophia, restée à l’extérieur, cf. F.SAGNARD, Sources chrétiennes 23, p. 104-106.

569 Nous ne saurions rapporter toutes les occurrences, innombrables, de « εἱμαρμένη ». 570

Cf. Pistis Sophia I, 6 ; 21 ; 23 ; 27, cf. Jacques VAN DER VLIET, « Fate, Magic and astrology in

Pistis Sophia chaps 15-21 », The Wisdom of Egypt. Jewish, Early Christian, and gnostic Essays

in Honour of Gerard P. Luttikuizen (Arbeiten zur Geschichte des antiken Judentums des Urchristentums 59), éd. Anthony HILHORST, George H. VAN KOOTEN, Leyde, Boston : Brill, 2005, p. 519-536 ; Horace J. HODGES, « Gnostic Liberation from astrological Determinism : Hipparchan ‘Trepidation’ and the Breaking of Fate », Vigiliae christianae 51 (1997), p. 359-373. Marie s’interroge sur le sort des prophètes, mais tout est prévu. Prophètes et patriarches connaîtront une ultime existence qui leur permettra de se libérer et de gagner le royaume comme un juste qui serait né avant la venue du Sauveur, cf. Pistis Sophia III, 135.

voie571 et ouvre la Porte de vie ou de lumière. Restreinte à douze cycles au maximum, la carrière d’une âme sert dorénavant de probation. L’existence terrestre cesse d’être la fâcheuse conséquence de la fatalité pour devenir une chance, l’opportunité de se libérer.

2.1. La rédemption perpétuelle

La venue du Sauveur a bouleversé la création. Il a potentiellement sauvé l’humanité, mais il n’a pas sauvé l’être humain de manière inconditionnelle et pour l’éternité dans un geste unique. Le salut doit être réalisé au cours de l’existence de l’âme individuelle. La rédemption est laissée comme un dépôt sous la forme d’un enseignement vivant qui doit être sans cesse réactivé au cours de l’Histoire. Pour ce faire, Jésus a formé des disciples chargés de diffuser son message572, puisque l’acquisition des signes à exhiber successivement aux sept vierges planétaires dépend de la compréhension de son enseignement.

La connaissance du mystère s’ouvre à toutes les nations et n’est pas réservée qu’aux juifs. Visiblement, la question de la prédestination intéresse l’auteur. Pas plus que l’appartenance ethnique les astres ne président aux destinées humaines ; le temps où la fatalité gouvernait toutes les âmes est révolu. Désormais, seules celles qui se laissent vaincre par les démons sont encore soumises aux astres.

La descente du Sauveur est donc un événement à portée collective et en quelque sorte historique : une nouvelle ère s’ouvre avec la possibilité d’une libération. C’est aussi un événement individuel à portée existentielle : le Sauveur descend en celui qui acquiert la foi et, de la sorte, lui vient en aide.

2.2. L’Intermédiaire

La possibilité d’un rachat a également pour conséquence de diviser l’humanité en trois groupes573

de fait et non a priori comme cela pourrait être le cas dans un modèle déterministe. D’une part, les âmes que nous venons

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Cf. Pistis Sophia II, 71 ; III, 135. Cette voie, comparée à une colonne de lumière (Pistis

Sophia I, 1) qui relie terre et ciel, n’est pas sans rappeler l’échelle de Jacob.

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Jésus exhorte les apôtres à diffuser universellement son enseignement, tout en faisant preuve de discernement dans la divulgation des mystères, cf. Pistis Sophia II, 88 ; 95 ; III, 102 ; 111.

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d’évoquer, celles qui se laissent abuser par les démons, n’approcheront jamais le mystère, ensuite, les justes effectuent le trajet de manière accélérée574 et ne se réincarnent pas ou plus, parce qu’ils ont tous les sésames (signes, sceaux et baptêmes) pour se voir ouvrir la Porte de lumière. Finalement la troisième catégorie regroupe les âmes intermédiaires par nature (elles ne sont ni totalement bonnes ni totalement mauvaises), mais aussi par leur situation. Leur sort reste ouvert jusqu’à ce qu’elles achèvent leur purgation ou soient définitivement rejetées dans les ténèbres extérieures. D’ailleurs, l’ensemble des sept sphères planétaires traversées par les âmes se nomme « Intermédiaire » ou « Milieu ». Dans ce lieu, matière et esprit se côtoient encore.

L’Intermédiaire est circonscrit par les orbites planétaires et contient les sept vierges. L’expression ne doit toutefois pas abuser : le rôle tenu par ces vierges n’est pas particulièrement bienveillant, au contraire, elles ont plutôt vocation à arrêter les âmes, ce qui les assimile aux démons aériens. Elles exercent dans le même périmètre que les archontes et occupent une fonction docimastique similaire. Il est donc tentant de les rapprocher.

Planètes et archontes constituent la part matérielle de l’univers575 et gouvernent les âmes tant que la matière prédomine en elles. L’hégémonie des planètes, qui est l’objet de la science de l’astrologue576, cesse après le septième ciel. C’est donc dans cet au-delà que résident les âmes libres, soustraites aux influences du destin et aux nécessités de la matière. Pour s’élever de la sorte, elles doivent être purgées de ce qui les relie aux sphères inférieures. Elles basculent alors progressivement du côté spirituel et s’élèvent d’autant sur l’échelle céleste.

S’il est question de purification, il ne faut toutefois pas oublier la dimension initiatique de l’apposition des sceaux lors de l’ascension. Les âmes prennent part à une série de « mystères ». Par conséquent, l’échelle céleste gradue également un niveau de connaissance.

574 Cette catégorie se purifie sans station dans l’Intermédiaire ni intercession de la part de tiers,

cf. Pistis Sophia I, 32 ; III, 103.

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Cf. Pistis Sophia I, 18 ; 56 ; 59 ; II, 71 ; 90 ; 96 ; 97 ; 98. Dans les écrits gnostiques, les archontes sont au nombre de sept. T. Rasimus a relevé leur nom et leur ordre dans onze textes et fragments séthiens, cf. T. RASIMUS, Paradise Reconsidered in Gnostic Mythmaking, p. 104

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