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Observer le management de centre-ville « en train de se faire » à l’échelle locale

LE SHADOWING :

SUIVRE LE MANAGER DANS SON ACTIVITE PROFESSIONNELLE

Une observation en mouvement

Le second objectif de cette thèse consiste à analyser le travail des managers de centre-ville, afin de comprendre comment s’agencent les logiques d’action et les préoccupations dans leur activité quotidienne. Pour être au plus proche de l’activité des managers, nous avons négocié la réalisation d’un shadowing (Czarniawska, 2007) au sein de la collectivité locale toulousaine, plus précisément auprès du manager de centre-ville. Le shadowing (Czarniawska, 2007) est une méthode de terrain décrite par Barbara Czarniawska comme une « ethnologie mobile », une méthode d’observation consistant à suivre des personnes lors de leurs occupations quotidiennes. Selon l’autrice, l’avantage de cette technique, contrairement à une observation directe « classique », se situe dans la possibilité pour le chercheur de se déplacer avec l’enquêté. C’est donc une observation qui se concentre sur un individu en mouvement et non sur un lieu ou sur un groupe défini. Partant du postulat que le manager devait être un acteur qui bougeait au-delà des frontières institutionnelles

et une figure d’interface avec le secteur privé (c’est ce que défendent les discours officiels sur le métier en tout cas), cette méthode semblait appropriée pour suivre le manager dans sa mobilité présumée. Aussi le shadowing permet-il de suivre la continuité des actions, même si nous verrons que cette possibilité est finalement assez restreinte parfois.

Dès la négociation de l’enquête, le shadowing possède une particularité : l’ouverture du terrain se négocie avec une personne plutôt qu’avec une institution ou une communauté. Cette méthode est en effet plus contraignante pour l’enquêté qui sera pris en filature que lors d’une ethnographie classique où l’attention du chercheur est distribuée entre plusieurs agents. Elle ne laisse que peu d’intimité à la personne suivie et le sentiment d’être sans cesse observé peut être lourd à supporter sur le long terme. Ainsi, la constitution d’un lien préalable avec l’enquêté peut être un atout pour négocier le terrain. Ce lien peut en effet le rassurer sur la démarche d’enquête, sur les intentions et la personnalité du chercheur. Dans notre cas, nous avons tissé une relation avec ce manager depuis le début de la thèse, d’abord par le biais d’entretiens successifs réalisés dans le cadre de la thèse, puis en se retrouvant au sein d’évènements liés au management de centre-ville (Assises Nationales du Centre-Ville, salon de la franchise, etc.). Petit à petit, une relation de confiance s’est tissée entre nous, ce qui a permis de négocier dans un premier temps des petites filatures sur le temps d’un salon par exemple. Puis, nous avons obtenu l’accord de l’enquêté pour réaliser un

shadowing sur une plus longue durée. Le manager s’est chargé de négocier notre présence au sein

de la collectivité locale auprès de sa hiérarchie et des élus. Il a ensuite servi d’intermédiaire pour la formalisation du partenariat de recherche. Après réflexion, nous pensons que si nous avions tenté de négocier directement avec les élus ou l’institution, cela nous aurait été plus difficile, en particulier en période d’élections municipales.

Nous avons signé une convention de partenariat de recherche avec la collectivité pour une durée de trois mois, entre octobre et décembre 2014, au sein du service commerce de la Ville de Toulouse où travaillait le manager. Il faut comprendre au regard des éléments mentionnés ci-dessus que le choix de la ville de Toulouse s’est fait de façon stratégique et non selon des critères définis à l’avance. D’abord, du point de vue pratique, nous habitions la ville ce qui facilitait la présence quotidienne sur le long terme, ce qui aurait été impossible ailleurs étant donné nos contraintes financières et temporelles26. Par ailleurs, posséder une connaissance préalable du

26 Nous étions enseignante à Toulouse durant le shadowing. Il aurait été difficile de faire notre observation dans une autre ville. Nous avons obtenu le droit d’effectuer le même type d’observation dans une autre ville mais pour des raisons financières et matérielles, il nous a été impossible de résider sur place pour effectuer l’observation.

territoire s’est avéré un atout pour la compréhension de ce qui se passait sur le terrain, surtout quand le travail étudié porte sur des enjeux territoriaux bien spécifiques. Pour avoir effectué l’expérience sur un territoire que nous ne connaissions pas (en Belgique), nous pouvons dire a

posteriori que la connaissance du territoire facilite le travail de terrain surtout sur une durée courte.

L’autre critère de sélection, nous l’avons déjà évoqué, c’est la nécessité de tisser une relation de confiance au préalable pour négocier l’entrée sur le terrain. Enfin, le (pseudo-) choix de la ville de Toulouse nous a semblé aussi « chanceux » dans la mesure où Toulouse était considérée dans l’univers du management de centre-ville comme une ville exemplaire, soit un exemple de « best

practice » en termes d’intervention municipale sur le tissu commercial. En effet, depuis 2006, la

Ville de Toulouse a déployé une large palette d’outils pour « maîtriser son commerce », si bien qu’en 2016, elle fut parmi les cinq villes lauréates dans le palmarès des centres-villes commerçants établi par la fédération des enseignes Procos. Le travail de son manager de centre-ville était aussi reconnu par ses pairs comme un exemple de sérieux et de management de centre-ville « réussi ». Prendre pour objet d’étude un « cas exemplaire » est instructif pour saisir ce que la communauté professionnelle considère comme une réussite et ce qu’elle définit comme le « bon travail ».

Concrètement, nous avons été présente du lundi au vendredi sur le lieu de travail du manager de centre-ville, en essayant de se caler sur ses horaires. Nous le suivions tout au long de la journée, lors des réunions, de ses rendez-vous, dans son bureau ou à l’extérieur. Nous pouvions entendre ses conversations téléphoniques, lire ses mails, mais aussi échanger avec lui assez librement sur plusieurs sujets. Sur ce point, notre enquêté était plutôt loquace et a souvent pris le temps de nous expliquer ce qu’il faisait, à qui il parlait, quels étaient les enjeux du dossier traité, ce qui nous a été très utile car cela a grandement facilité notre compréhension de certaines situations. Une fois sur place, nous avons décidé de compléter notre shadowing en analysant les archives du service commerce auxquelles nous avions accès librement et en menant des entretiens avec les élus référents du service et l’ensemble des agents administratifs du service, complétés parfois par des mini-observations de leur travail. Nous avons décidé d’ajouter ces matériaux empiriques pour deux raisons : d’abord, sur place, il nous a fallu occuper certains moments où le manager était absent (nous y reviendrons) ; puis, l’observation des conditions de travail du manager nous a fait prendre conscience que certains aspects de son activité étaient intimement connectés au travail des autres membres du service tel que la production de données sur le commerce, le traitement préalable des dossiers ou encore l’application concrète de certaines mesures. De ce fait, nous

avons élargi notre étude à l’ensemble du service, même si le shadowing portait essentiellement sur le manager.

Un contexte tendu

Il nous semble important de revenir sur le contexte particulier dans lequel nous avons effectué ce travail de terrain. L’observation s’est déroulée entre octobre et décembre 2014, soit quelques mois après les élections municipales de mars 2014, qui se sont traduites par une alternance politique et donc par le remplacement du maire en place. Au lendemain des élections, une tension palpable régnait sein de l’organisation, due en grande partie à la « chasse aux sorcières »27

menée par les nouveaux élus pour restructurer l’administration, et aux formes de suspicion et d’inquiétude que cela suscitait chez les employés. Par deux fois, le début du terrain a été retardé en raison d’inquiétudes sérieuses du manager quant à son avenir dans la collectivité. Suspecté de conserver des relations avec une ancienne élue, la loyauté du manager était remise en question par les nouveaux élus et par conséquent, celui-ci a fait l’objet d’une surveillance particulière pendant plusieurs mois suivant les élections.

Nous sommes arrivée à un moment où il avait particulièrement à cœur de fournir les preuves de sa loyauté envers la nouvelle équipe (dans l’optique de conserver son poste) et de faire bonne figure. Malgré la méfiance ambiante et la nécessité pour lui de contrôler ses propos dans un contexte aussi tendu, je ne pense pas qu’il ait eu quelque méfiance envers nous ou qu’il se soit censuré durant notre observation (ce qui n’était pas forcément le cas avec ses collègues) : malgré quelques plaisanteries sur le fait que nous étions possiblement une espionne au service du nouveau maire, l’enquêté partageait assez librement de ses pensées et opinions personnelles avec nous. Au contraire, nous avons eu l’impression que notre présence fut accueillie comme une opportunité, pour lui comme pour les autres personnes du service, de parler de ce contexte compliqué (parfois douloureux) avec quelqu’un de détaché. Cette situation a selon nous, plutôt joué en notre faveur et nous en avons fait un objet d’analyse à part entière (cf. chapitre 7).

Il est important de garder à l’esprit le contexte particulier dans lequel notre observation a été réalisée : loin d’être un contexte de « marche normale », nous avons plutôt été le témoin d’une

27 Nous avons repris ici le terme utilisé par les techniciens pour désigner les processus de restructuration de l’organe administratif. Cette expression nous semblait traduire leur sentiment d’inquiétude, ainsi que la suspicion ambiante dans l’organisation.

période de bouleversements qui a affecté à la fois l’activité du professionnel que nous étudions, son environnement ainsi que le comportement de ses interlocuteurs. Le contexte était propice à des activités de formulation de nouveaux cadres politiques et de stabilisation institutionnelle. Au début, nous étions un peu frustrée de ne pas pouvoir observer un contexte « normal » et pensions que cela allait « déformer » l’analyse du travail du manager. Au cours de l’observation, nous nous sommes rendues compte que c’était l’inverse et que ce contexte a largement enrichi notre analyse. De longues habitudes de travail tendent à harmoniser les décisions politiques et administratives. Ces cadres d’action communs sont totalement remis en question par l’alternance politique et par l’arrivée d’une nouvelle équipe municipale, porteuse d’une autre vision politique. Cette période après l’alternance politique est finalement un moment opportun pour observer le processus de construction de cadres d’action communs avec les nouveaux élus, les opérations de négociation, de traduction déployées par l’administration pour enrôler la nouvelle équipe municipale et les convaincre du bien-fondé des dispositifs existants, etc. Ainsi, l’alternance politique s’est avérée être un bon révélateur de la manière dont les associations politico-administratives se fragilisent, se cristallisent et se reconfigurent.

Les limites du shadowing

La méthode du shadowing a néanmoins ses limites. Certaines ont déjà été soulevées par Rosemary Stewarts (Stewarts, 1967 in Czarniawska, 2014) : le manque de compréhension de ce qui se passe, la taille de l’échantillon et une exclusion des activités confidentielles. Nous avons été confrontée aux mêmes difficultés durant notre shadowing. Le manque de compréhension est une difficulté surmontable, dans la mesure où nous étions déjà sensibilisée aux problématiques de management de centre-ville, mais surtout, comme nous l’avons déjà signalé, le manager avait pris l’habitude de nous expliquer ce qu’il faisait en même temps qu’il le faisait. Cela s’est révélé extrêmement pratique car les activités observées étaient fréquemment suivies de justifications, qui constituaient aussi des éléments susceptibles d’être analysés — bien que produits à notre intention contrairement aux interactions observées. Ces interactions avec le manager font partie intégrante de notre observation, même si elles ont contrarié la posture extérieure que nous avions prévu d’adopter.

Cette extériorité, considérée comme un atout pour le chercheur selon B. Czarniawska (2007), était mise à mal quand le manager tentait de nous inclure dans ses réflexions sur la manière de

réorganiser le service ou encore, lorsqu’il nous demandait son avis sur sa pratique. Nous avons tenté de rester réservée mais de temps en temps la prise de posture peut libérer la parole et faciliter l’établissement d’un lien de confiance entre le chercheur et l’enquêté. En définitive, il est difficile de rester extérieur lors d’un shadowing et nous doutons de la plus-value d’une telle posture. D’abord, celles-ci peuvent mettre en péril le bon déroulement de l’enquête si le contexte est propice à la méfiance ; en outre, les enquêtés ne nous laissent pas être « extérieurs » durant longtemps, ne serait-ce que parce que sur la durée, la coprésence trop longue sans interactions peut instaurer un malaise que les enquêtés comblent en nous donnant un rôle à tenir (celui de confident, de conseiller, de « regard extérieur », etc.). Dans notre cas, nous avons accepté les rôles que l’on nous donnait, si nous jugions que cela pouvait nous donner accès à des informations et favoriser la confiance sans compromettre significativement le cours des choses.

L’exclusion des activités confidentielles est plus laborieuse à éviter. Elle fournit tout de même des indications quant à ce qui est considéré comme tabou ou trop délicat pour être exposé aux yeux et aux oreilles du chercheur. Dans notre cas, nous n’avons pas pu assister aux rendez-vous avec les élus locaux ou avec la hiérarchie administrative (directeur des opérations d’aménagement, etc.), ainsi qu’aux rendez-vous mêlant personnel et professionnel. Ce dernier point consiste déjà un résultat en soi, sur lequel nous reviendrons dans le corps de la thèse. Le manager jugeait qu’il était encore trop délicat de nous emmener aux rendez-vous individuels avec son élu étant donné la méfiance visible de l’équipe politique à son égard ; de même, pour des réunions importantes mais « trop politiques » pour qu’une présence extérieure comme la notre soit acceptée. Afin de pallier cette difficulté, notre enquêté nous rapportait systématiquement le contenu de ses rendez-vous passés, mais il était difficile de savoir ce qui était réellement censuré dans ses rapports. Néanmoins, étant donné le contexte politique tendu entre l’administration et la nouvelle équipe d’élus locaux, le manager semblait vouloir être transparent avec nous.

Nous ajouterons une limite au shadowing : la distribution de l’activité dans des espaces et des temporalités diverses. C’est pour adapter la méthode ethnographique à la souplesse croissante du travail d’organisation contemporain que Barbara Czarniawska a proposé de recourir au shadowing pour analyser les organisations (Czarniawska, 2007, 2014). Dans notre cas, il est vrai que l’emploi du temps du manager était souple et brouillait les frontières entre professionnel et personnel : celui-ci partageait son temps entre travail au bureau et rendez-vous à l’extérieur, en tant que cadre, il travaillait parfois le soir et pouvait assister à des rendez-vous personnels au milieu d’une journée

de travail. Cette souplesse organisationnelle ne facilite pas la recherche dans la mesure où notre engagement repose sur l’observation des temps de travail, et non des temps privés. Certains jours étaient entrecoupés d’activités à caractère personnel où nous étions absente, par souci de ménager l’intimité de notre enquêté.

Outre le brouillage privé-professionnel, l’usage des NTIC rend ardue l’observation de certaines tâches telles que les activités informatisées, le traitement des mails ou des appels téléphoniques (nous entendions une seule partie de la discussion). Parfois, le manager nous rendait compte de ses activités mais ce n’était pas systématiquement le cas. En outre, cet usage des NTIC conduit les enquêtés à se disperser (Datchary, 2011). Voici une anecdote tirée du shadowing qui illustre bien nos difficultés à saisir ce qui ce passe quand l’enquêté est dispersé :

Nous sommes à une réunion sur la logistique urbaine, à l’extérieur de la collectivité locale. Plusieurs intervenants viennent exposer les nouvelles mesures portant sur la gestion des livraisons en ville, les plateformes logistiques, etc. Un point doit être fait sur la logistique en centre-ville, et c’est pour cela que le manager et moi-même sommes venus assister à cette réunion qui rassemble une quarantaine d’agents, mais aussi des élus, des techniciens consulaires, etc. Nous sommes assis dans l’assemblée. J’écoute ce qui se dit, mais je vois que le manager est sur son téléphone, à lire ses mails et à écrire des messages. Il est impossible pour moi de voir ce qu’il fait, si cela relève du personnel ou du professionnel. (…) À la fin de la réunion, il m’explique qu’il a reçu un SMS de son élu et qu’il a répondu à un agent à propos d’un dossier que nous avions eu l’occasion de traiter plus tôt dans la journée.

Extrait de carnet de terrain, shadowing

Cette situation nous pousse à soulever deux difficultés. D’abord, l’éclatement des temporalités et des espaces rend difficile le suivi du traitement des « dossiers ». Une partie des échanges destinés à résoudre certaines situations se déroule dans des espaces inaccessibles au chercheur : dans la sphère privée (le soir ou le weekend au domicile), dans les transports et par le biais des NTIC (cf. notre anecdote). Les NTIC accentuent cette inaccessibilité des actions entreprises. La seconde difficulté concerne la gestion de l’attention du chercheur face à une situation de dispersion. En effet, la dispersion des enquêtés peut s’avérer problématique à gérer pour le chercheur, qui doit parfois arbitrer entre suivre ce qui se passe (la réunion) et suivre ce que l’enquêté fait réellement (écrire des messages auxquels le chercheur n’a pas accès).

Pour toutes ces raisons, la compréhension du travail du manager peut être incomplète, sans compter que la courte durée du shadowing accentue cette lacune. Barbara Czarniawska défendait l’idée que la méthode du shadowing permettait de suivre l’enchaînement des opérations. Mais sur

une temporalité comme la nôtre (trois mois d’observation), le shadowing n’était pas assez long pour saisir l’intégralité du traitement des dossiers. Ceci a créé chez nous une frustration lors de l’observation du traitement de certains dossiers dont nous n’avons pu connaître le résultat ou pour lesquels nous n’avions pas accès à l’historique. Cela peut gêner la compréhension de ce qui se passe, mais surtout, nous nous posions la question de l’intérêt d’analyser seulement une phase d’un processus plus long. Dans l’écriture, nous avons ainsi privilégié les dossiers pour lesquels nous avions une masse de données assez solide pour étayer nos analyses, en délaissant les dossiers pour lesquels nous n’avions que des fragments parcellaires d’informations.

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