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L’EMERGENCE DU COMMERCE PERIPHERIQUE : VERS UNE CONCURRENCE SPATIALISEE DU COMMERCE

Vers la consommation de masse : dynamiques marchandes et mutations

2.1. De la boutique à l’hypermarché : la lente évolution vers la distribution de masse (1945-1963)

2.1.4. L’EMERGENCE DU COMMERCE PERIPHERIQUE : VERS UNE CONCURRENCE SPATIALISEE DU COMMERCE

Quelques entrepreneurs se risqueront finalement à implanter leur commerce en périphérie des villes. Par exemple, Emile Barnéoud58, spécialiste de l’électroménager, acquiert des terrains à l’entrée de ville d’Aix-en-Provence. Il en profite pour proposer à ses clients de venir chercher leurs produits à l’entrepôt contre des rabais sur les prix (Péron, 1993). Mais c’est l’enseigne Carrefour qui ouvrira en 1963, le premier hypermarché du monde en périphérie de Paris. Le succès de cet hypermarché tient certainement dans sa capacité à réunir « sous un même toit » (Walker, 2002), l’ensemble des innovations nées sous la décennie précédente — le libre-service et le discount — tout en anticipant les évolutions en cours, notamment la motorisation croissante des ménages :

« Jusqu’alors les succursalistes n’ont pas pratiqué le discount dans leurs supermarchés et, de leur côté, les discounter n’ont guère anticipé l’accroissement de la mobilité des consommateurs et n’ont pas créé de grands magasins périurbains » (Jacques, 2017 : 134).

Forts des enseignements de Trujillo (« no parking, no business »), les créateurs de Carrefour ouvrent à Sainte-Geneviève des Bois, en région parisienne, une surface commerciale de 2 300m2 entourée de 350 places de parking, située à proximité de l’autoroute (cf. figure 10). Cette décision était bien plus volontariste qu’opportuniste car le succès n’était pas garanti. Pourtant, il est immédiat59.

L’hypermarché occasionne de réels changements dans les pratiques d’approvisionnement, mais on ne saurait déconnecter son succès de la diffusion élargie de technologies telles que la voiture ou le réfrigérateur. Avant les années 1960, on ne disposait pas de moyen de conservation semblable au réfrigérateur, si ce n’est des glacières ménagères nées durant l’entre-deux guerres. La conservation des produits se faisait principalement grâce à des techniques telles que le séchage, la mise en conserve ou la salaison, au sein de caves fraiches. L’approvisionnement alimentaire était effectué sur une base quotidienne, dans des commerces de proximité qui constituaient « en quelque sorte une extension de la sphère domestique » (Marenco, 1992 : 43) où l’on continuait de cultiver ses propres produits.

58 Il est intéressant de noter que le profil social des entrepreneurs tels qu’Edouard Leclerc ou Emile Barnéoud tranche, ni l’un ni l’autre n’appartiennent à la bourgeoisie commerçante des Centres-villes mais viennent d’un monde d’indépendants issus du milieu populaire (Péron, 1993), ce qui explique leur ouverture aux conditions de vie des ménages.

59 Ainsi est contée la journée d’ouverture du premier hypermarché par Jean-Claude Daumas : « l’ouverture a lieu le samedi 15 juin 1963 dans une atmosphère d’euphorie ; le parking est complet, la clientèle venant de 10 à 25 km à la ronde ; la foule est si dense que la direction est contrainte de fermer les portes pour décongestionner le magasin ; les rayons, pris d’assaut, sont rapidement dégarnis et doivent être réapprovisionnés plusieurs fois au cours de la journée ; le personnel est débordé et les patrons retroussent leurs manches pour donner un coup de main. Le succès dépasse encore une fois les prévisions les plus optimistes : 146 000 F de chiffre d’affaires en une seule journée et 5 200 clients qui ont dépensé en moyenne 28 F chacun, soit trois fois plus que dans un supermarché classique. » (Daumas, 2006b : 76).

Ces commerces alimentaires participaient à l’animation du quartier, en offrant un lieu de sociabilité entre voisins : on y échangeait des nouvelles, on y envoyait les enfants faire les courses, on y faisait des rencontres ou on s’y donnait rendez-vous. Mais la généralisation du réfrigérateur va permettre l’espacement des temps de ravitaillement : on achète plus mais moins souvent (Marenco, 1992). Les grandes surfaces alimentaires vont profiter de cette innovation pour impulser un nouveau modèle d’approvisionnement, alimenté par une toute autre logique : le consommateur est invité à se déplacer plus loin pour l’achat des biens anomaux et pour le ravitaillement alimentaire courant. Les grandes surfaces proposent alors d’autres motivations au consommateur pour l’inciter à consommer hors de son quartier : des prix attractifs, une certaine ambiance festive, un choix élargi de produits, etc. La voiture, dans ce schéma, facilite le découplage entre espace domestique et espace commercial.

Figure 10. Ouverture du premier Carrefour, 1963. (Source : Carrefour.com)

L’implantation du commerce en entrée de ville, loin des centralités commerçantes traditionnelles, constitue une réelle rupture dans les pratiques existantes. Pour la première fois, le commerce quitte le tissu urbain pour lui préférer les marges de la ville. Par ces choix, la concurrence entre petit et gros commerce prend une dimension spatiale qu’on ne lui connaissait pas avant, qui continue de marquer les discours actuels sur l’avenir des centres-villes. Certes, l’usage intensif de la voiture individuelle a favorisé l’émergence des grandes surfaces périphériques mais René Péron tient à nuancer les raisons du développement périurbain du commerce. D’après cet auteur, cette localisation périurbaine n’est pas tant la cause que la conséquence du succès des hypermarchés, car ce sont les prix bas qui incitent à y aller et non les commodités d’accès (Péron, 1993). Ce sont les garages et les magasins de meubles qui sont partis en premier à la lisière des villes avec des raisons multiples à ces départs : une meilleure superficie au sol, un coût foncier réduit en comparaison du centre-ville, de meilleures conditions

d’accès aux marchandises et des facilités pour leur enlèvement. L’encombrement automobile en centre-ville étant encore limité à l’époque, le taux d’équipement automobile ne causait pas encore de vrais problèmes de stationnement. On peut donc supposer qu’il ne constitue pas l’argument majeur au départ des activités en périphérie (Péron, 1993).

Il faut attendre quelques années avant que les grandes surfaces s’installent massivement aux portes de la ville. En effet, en 1968, on ne compte que 6 hypermarchés mais leur succès ira grandissant jusqu’aux années 1980 où ils seront plus de 400 sur le territoire français (Daumas, 2006a). Malgré leur scepticisme initial, les acteurs traditionnels de la grande distribution (surtout les succursalistes comme Casino), stimulés par les échanges outre-Atlantique, finissent par se convertir au modèle et érigent leurs propres hypermarchés (Daumas, 2006b ; Péron, 1993). En premier lieu, les nouveaux hypermarchés s’installent dans les grandes agglomérations et touchent plutôt les classes moyennes, mais rapidement, ils gagnent tous les niveaux de la hiérarchie urbaine et la quasi-totalité des couches de la population viendra s’y approvisionner (Péron, 1993). Comme le souligne Claudine Marenco dans ses travaux sur les pratiques d’approvisionnement (Marenco, 1992), c’est plutôt au sein des milieux populaires que les hypermarchés recrutaient leurs premiers clients car l’anonymat permis par le libre-service — chacun est en relation directe avec la marchandise — permettait de cacher des choix modestes de consommation (Du Gay, 2006). En outre, les ménages qui résidaient loin des centres-villes se situaient souvent dans des zones de sous-équipement commercial. Autrement dit, ils étaient déjà habitués à faire leur approvisionnement hors du quartier (Marenco, 1992).

L’équipement commercial participait d’une nouvelle forme de discrimination sociale : les grandes surfaces étaient perçues comme « le lot des pauvres gens » alors que les classes aisées continuaient de fréquenter leurs petits commerces traditionnels. Aux yeux des ménages contraints de se rendre dans les grandes surfaces, le commerce traditionnel apparaissait comme un lieu plus « humain », loin de l’anonymat et de l’utilitarisme des hypermarchés :

« Le petit commerce, où l’on peut faire ses achats au quotidien se parait à leurs yeux de tous les attraits, participant à une vision idéalisée d’un passé où les rapports humains étaient moins durs, la vie moins tendue, les contraintes moins sévères, où la confiance, la fidélité, la reconnaissance de l’un comme l’autre comme « personnes » caractérisaient les rapports entre clients et commerçants » (Marenco, 1992 : 45).

Les ménages plus aisés ne bouderont pas les grandes surfaces : ils ne les fréquenteront pas de la même manière. L’effet de discrimination sociale reste présent : pour ces ménages, les grandes surfaces sont réservées à l’achat des produits ordinaires — qu’ils apprécient de pouvoir payer moins cher — et à la

consommation quotidienne. Ils s’y rendent hors des jours d’affluence. Pour les autres produits plus « exceptionnels », ils continuent d’aller sur les marchés ou dans les commerces spécialisés, sans considération pour le prix. La sélection de fournisseurs réputés pour des produits « frais » tels que le pain, le vin, le fromage, les desserts ou encore la viande, marque la distinction entre les classes. Elle devient la nouvelle modalité de la consommation ostentatoire (Marenco, 1992). Avec l’arrivée des grandes surfaces, la diffusion du libre-service et le rapport impersonnel aux marchandises que ce dernier suggère, le petit commerce apparaît comme un lieu hautement symbolique, comme le reflet d’un passé idéalisé où les relations marchandes étaient plus humaines, la vie plus facile et agréable. Mais surtout, dans un contexte de distribution de masse, la fréquentation de ces « petits commerces traditionnels » joue le rôle de marqueur de distinction sociale (Marenco, 1992).

Ainsi, la croissance de la consommation observée durant les Trente Glorieuses a rendu viable la modernisation des structures du commerce, qui en retour, ont pu mettre à disposition des produits de plus en plus nombreux à des prix accessibles au plus grand nombre (Daumas, 2006a). Les grandes surfaces alimentaires60 ont dynamisé la consommation de masse et ont opéré des changements dans la morphologie générale de l’appareil commercial urbain, à présent disloqué entre le centre-ville et la périphérie. Pourtant, le passage du capitalisme industriel fordien à une nouvelle ère postfordiste, marquée par l’émergence de marchés segmentés et « relationnels » (Moati, 2011), augure de nouveaux changements quant à la manière dont les différents formats commerciaux vont s’inscrire dans la ville.

2.2. Aux portes de la ville : évolutions de l’appareil commercial

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