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LE DISCOUNT ET LE LIBRE-SERVICE, DEUX INNOVATIONS PREALABLES AUX HYPERMARCHES

Vers la consommation de masse : dynamiques marchandes et mutations

2.1. De la boutique à l’hypermarché : la lente évolution vers la distribution de masse (1945-1963)

2.1.3. LE DISCOUNT ET LE LIBRE-SERVICE, DEUX INNOVATIONS PREALABLES AUX HYPERMARCHES

Malgré les résistances que suscite la consommation de masse chez les commerçants en place (Daumas, 2006b ; Roy, 1971), il devient nécessaire que la distribution emboîte le pas à la production de masse. Pour reprendre l’heureuse formule d’A. Detoeuf : « Que sert de produire au rythme de la locomotive si l’on distribue au rythme de la brouette ? » (in Moati, 2001). Si le contexte des années 1940 n’était guère favorable à une évolution des pratiques55, la conjoncture des années 1960 s’avère

55 Les acteurs de la grande distribution contemporaine apparaissent dès les années 1940 : Leclerc (1949), Carrefour (1959), Auchan (1961), Promodès (1961) et Intermarché (1970) (Chatriot et Chessel, 2006).

plus propice aux mutations de l’appareil commercial (du Closel, 1989 ; Daumas, 2006b ; Moati, 2001) :

 une croissance démographique rapide après la guerre (près de 1 % par an entre 1946 et 1968),  un taux d’urbanisation croissant puisque celui-ci passe de 54% à près de 80% en trente ans

(1946-1976),

 une forte croissance économique stimulée par l’entrée dans le fordisme, par la salarisation croissante de la population active et par une hausse générale des revenus des ménages (+2,53% par an entre 1949 et 1974),

 enfin, la démocratisation du réfrigérateur et de l’automobile chez les ménages français.

C’est dans cette configuration qu’apparaissent deux innovations majeures à la fin des années 1950 : les supermarchés et les magasins discount. Les supermarchés vont systématiser le libre-service comme système de vente. La formule, bien que simple (on laisse le client se servir lui-même) connaît des obstacles dans son application concrète56. Ce sont d’abord les succursalistes qui tenteront de diffuser ce système par le biais de magasins-laboratoires, mais c’est globalement grâce aux supermarchés que le libre-service remporte l’adhésion des clients (à tel point qu’ils en viendront à bouder les systèmes traditionnels de vente au comptoir). Importés des États-Unis, ces nouveaux magasins proposent une vente en libre-service sur des surfaces de vente importantes, comprises entre 400 et 2 500m2. Sur ce point, les premiers supermarchés ne possédaient pas de parking. Ils étaient situés en centre-ville et leurs prix proposés restaient relativement identiques à ceux du commerce classique. Au début de leur aventure, les supermarchés offraient moins une rupture qu’un prolongement des formes existantes de commerce intégré. D’ailleurs, le premier commerce de ce type, créé en 1957 à Paris, résultait de la transformation d’une épicerie fine (Daumas, 2006b).

Contrairement au supermarché importé des États-Unis, la guerre des prix initiée par l’épicier Édouard Leclerc semble déconnectée des influences nord-américaines. É. Leclerc ouvre le premier « centre distributeur » discount en 1949 dans le Finistère. C’est dans une pièce de 16m2 sans rayons, ni comptoir que É. Leclerc entame son activité de détaillant. Il ne vend alors qu’un seul produit, des

56 Paul Du Gay résume bien le défi que représente l’acceptation du libre-service par la clientèle : « Comment obtenir d’une population rompue au service au comptoir, voire à la livraison à domicile, qu’elle accepte de prendre en charge le travail que des employés de magasins réalisaient auparavant pour son compte ? Et comment lui faire admettre, par-dessus le marché, d’y voir un regain de liberté économique et personnelle ? » (Du Gay, 2006). Plusieurs articles (Daumas, 2006b ; Du Gay, 2006 ; Grandclément et Cochoy, 2006) viennent souligner à quel point le succès du libre-service ne fut pas mécanique mais nécessita des investissements de la part des commerçants. Il fallait en effet faire accepter aux clients de se mettre au travail (Dujarier, 2009), plus qu’un défi économique et technique, l’avènement du libre-service relève du défi culturel.

biscuits, mais 25 à 30% moins cher que ses concurrents. Le succès initial d’É. Leclerc réside dans le fait de vendre à marge réduite en allant se fournir directement auprès du producteur et en évitant les coûts supplémentaires liés aux nombreux intermédiaires. Cette expérience menée par Édouard Leclerc introduira une rupture dans les représentations de l’époque car elle semble prouver, malgré les croyances ancrées, que le succès d’un commerce est indépendant de sa localisation. Effectivement, quand il ouvre son premier magasin, c’est dans le séjour de sa maison située dans une voie peu passante et loin des artères commerçantes. Ce faisant, il démontre que les bas prix et la notoriété sont des raisons suffisantes pour que le consommateur se déplace. De cette initiative, découleront de futures implantations plus audacieuses, en périphérie des villes, même si É. Leclerc n’en sera pas à l’origine (Péron, 1993).

En réduisant au maximum les services proposés au consommateur et l’esthétique de son magasin pour contracter les frais généraux et ainsi baisser ses prix, É. Leclerc rompt avec le rapport bourgeois à la consommation instauré par les grands magasins. Il promeut au contraire, un rapport purement utilitariste aux marchandises (Péron, 1993). Les commerçants déjà installés, notamment les grands magasins, ont vivement rejeté ces nouveaux centres en raison leur apparence misérabiliste. Les locaux choisis par Leclerc s’avéraient en effet inadaptés à l’activité commerciale. Ils étaient sélectionnés en fonction des opportunités foncières qui se présentaient et ressemblaient plutôt à des entrepôts qu’à des magasins, même si avec le temps É. Leclerc améliorera l’esthétique de ces commerces. Ces centres distributeurs étaient encombrés car les cartons s’entassaient partout dans ces « anti-magasins » :

« Ce discount (« simple résurgence de la vente au déballage ») tournait le dos au vrai plaisir de la consommation, qui ne pouvait naitre dans l’univers désolé de ces antres de laideur, de pauvreté et de servitude (au lieu que l’acheteur désire être servi), de ces hangars sans lumière et sans hygiène encombrés de caisses d’emballages et de bousculades » (Péron, 1993 : 91). É. Leclerc se moquait des critiques qui lui étaient adressées dans la mesure où ce qui l’intéressait était de répondre au souhait des consommateurs de réduire leurs dépenses courantes pour investir dans des biens durables ou dans les loisirs. Il n’hésite pas à ironiser de la situation et à retourner les arguments de ses détracteurs contre eux-mêmes :

« À lire le Commerce Moderne, on peut croire que ceux qui ont la vocation de moderniser la distribution ne sont ni des hommes d’affaires ni des économistes, mais des architectes, des décorateurs et des marchands de meubles pour magasins » (Thil, 1964 : 77-89)

Comme le souligne René Péron dans l’analyse qu’il livre de ces confrontations (Péron, 1993), ce sont deux cultures entrepreneuriales et sociales qui s’opposent : la culture bourgeoise héritée des passages

et des grands magasins contre la culture populaire d’É. Leclerc, positionné en faveur d’une réforme de la distribution allant dans le sens d’une meilleure justice sociale.

Les bénéfices réalisés par É. Leclerc grâce à son premier magasin lui ont ensuite permis d’élargir son assortiment et d’ouvrir de nouveaux magasins en Bretagne. Il exportera son concept au reste de la France, y compris dans la ville de Paris où il séduira les nouvelles classes moyennes en quête d’économies (Daumas, 2006b). Les centres Leclerc forment alors un large réseau de boutiques de centre-ville liées par une politique commune innovante de prix discount (Carluer-Lossouarn, 2008). Cette guerre des prix initiée par Leclerc aura un impact considérable sur le commerce traditionnel. Beaucoup de boutiquiers seront en effet incapables de concurrencer les prix pratiqués par Leclerc et par ses concurrents57 (Villermet, 1991). De leur côté, les succursalistes et les magasins populaires répliqueront en faisant pression sur les fournisseurs, mais ils finiront par capituler en voyant que les ménagères sont plus attentives aux économies réalisées qu’aux services rendus (Péron, 1993). Dans cette lutte ouverte entre commerces installés et discounteurs, l’État prendra position en faveur d’É. Leclerc qu’il perçoit alors comme un allié dans sa lutte contre l’inflation.

Si É. Leclerc introduit le principe du discount dans le paysage commercial, il n’applique pas pour autant le principe du libre-service dans ses centres. C’est Roger Berthier, son concurrent moins connu (ou du moins oublié), créateur des magasins Saveco, qui réunira pour la première fois le libre-service et le discount au sein d’un même magasin (Tristan, 2015). Néanmoins, ces deux innovations réunies n’ont eu qu’un impact restreint sur le petit commerce indépendant. Les implantations en milieu intra-urbain limitaient fortement le développement de ces commerces. Les surfaces de vente étaient encore trop petites (elles dépassaient rarement les 100 m2) pour permettre d’augmenter le chiffre d’affaires en offrant des gammes de produits plus larges. Ni Leclerc ni Berthier ne furent assez audacieux pour tenter des implantations périphériques. De son côté, R. Berthier estimait encore que « les supermarchés [devaient] être placés au cœur des cités » pour être « directement en concurrence avec la distribution traditionnelle afin de peser sur les prix et la qualité du service » (Thil, 1975, in Tristan, 2015 : 11). Aucun d’entre eux n’avait anticipé les impacts des transformations de la mobilité des consommateurs.

57 Sur ce point, il est tout à fait stimulant d’aller consulter l’histoire de Roger Berthier et des magasins Saveco, et de sa lutte contre Leclerc (Jacques, 2015).

2.1.4. L’EMERGENCE DU COMMERCE PERIPHERIQUE : VERS UNE CONCURRENCE

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