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UNE MUTATION DU COMMERCE CENTRAL, TENDUE ENTRE SPECIALISATION ET BANALISATION

Vers la consommation de masse : dynamiques marchandes et mutations

2.3. Le commerce de centre-ville : entre crises et adaptations

2.3.1. UNE MUTATION DU COMMERCE CENTRAL, TENDUE ENTRE SPECIALISATION ET BANALISATION

En réaction au développement du commerce périphérique et à sa diversification, le paysage commercial de centre-ville va lui aussi connaître plusieurs mutations. D’une ville à l’autre, les situations diffèrent, sont vécues de façon plus ou moins dramatique, mais comme le souligne René-Paul Desse (2001), la diversité n’empêche pas la compréhension de dynamiques plus générales :

« Chaque ville a ses spécificités liées à sa situation, son site et son histoire. À partir de ce rapide constat, nous serions tentés de réaliser autant de monographies que de villes concernées. (…) Il nous semble que leurs spécificités sont moins décisives dans l’explication des mécanismes de fonctionnement de l’espace commercial que les « lois » générales de l’économie de marché et les processus de régulation mis en place par l’État et les collectivités locales. Certes des nuances existent (…) [mais] elles ne sont pas assez nombreuses pour empêcher la compréhension de phénomènes plus généraux, plus universels » (Desse, 2001 : 116)

Évidemment, ce qui nous vient à l’esprit en premier lieu serait l’hypothèse d’un essoufflement commercial des centres-villse, tant les discours dressent depuis un quart de siècle, des portraits alarmistes sur leur situation. Pourtant, d’un point de vue strictement quantitatif, on peut dire qu’entre les années 1970 et le début des années 1990, « le commerce des centres-villes n’a pas connu, sauf cas particuliers, de régression angoissante » (Metton, 1998). En 1993, René Péron écrivait qu’à quelques unités près, on dénombrait autant de pas-de-porte que quinze ans auparavant. Il ajoute néanmoins que la radicalité du basculement est en réalité « cachée à la vue par la continuité physique des points de vente localisés dans les centres-villes et par la vitalité du marché immobilier des locaux commerciaux bien placés » (Péron, 1993 : 139). De surcroît, le maintien du nombre de points de vente en centre-ville ne signifie pas qu’il n’y a pas un changement de rapport de force entre commerce périphérique et commerce central. En 1975, la part d’activités commerciales en centre-ville (toutes activités confondues) était toujours plus importante qu’en périphérie avec un rapport de 2/3 contre 1/3. En 1985, ce rapport était de 50/50. En 1993, il avait basculé avec seulement 35% des activités dans le centre-ville contre 65% en périphérie (Péron, 1993).

Pourtant, derrière l’apparente stabilité du commerce central sur le plan quantitatif, de profonds changements s’opèrent sur le plan qualitatif. En premier lieu, le commerce de centre-ville se replie sur ses places fortes : il se densifie autour de l’hypercentre et des nouveaux centres commerciaux

intégrés qui se construisent dans les années 1970. Le tissu commercial tend à se concentrer autour des axes majeurs, les commerces disparaissent des zones moins passantes et les boutiques augmentent en surface. L’évolution du paysage commercial de centre-ville suit deux tendances majeures, qui peuvent apparaître comme contradictoires de prime abord : d’un côté, une hyperspécialisation du commerce, doublée d’un affinage des activités en direction des classes aisées ; de l’autre côté, une banalisation des produits vendus, dirigés cette fois vers les jeunes, les touristes ou les employés de bureau qui travaillent dans le centre-ville. On note enfin une prolifération des activités de service. De fait, si la concurrence externe des périphéries est un facteur important dans l’évolution du paysage central (ce que les discours dans la sphère publique tendent à mettre en avant), la concurrence interne entre les diverses activités commerciales du centre-ville, couplée à la pression foncière et immobilière qui en résulte, contribuent encore plus fortement à la formation du paysage commercial de centre-ville que l’on connaît aujourd’hui.

Le premier phénomène, la spécialisation du commerce, est rendue visible par le déclin rapide du commerce courant alimentaire et des commerces d’équipement de la maison (Metton, 1998). Le dispositif commercial de centre-ville tend à se spécialiser autour de secteurs particuliers tels que l’habillement, les loisirs, la culture ou le sport. On observe également une forme « d’affinage » du commerce : les boutiques proposent des consommations raffinées en direction des franges de la population aisées : chocolatiers, maroquineries, épiceries fines, pâtissiers, traiteurs, bijouteries, chausseurs de luxe, boutiques de prêt-à-porter haut-de-gamme, etc. (Péron, 1993). Les grands magasins hésitent dans leur évolution, mais finissent par suivre la même tendance. Après quelques tentatives d’évolution en direction des formules de l’hypermarché, les dirigeants des grands magasins optent pour un retour aux sources et se focalisent sur leurs clientèles bourgeoises. La plupart abandonnent leur vocation généraliste et se spécialisent dans les ventes de produits moyenne et haut-de-gamme, le luxe, l’élégance, la mode, renouant ainsi avec l’image prestigieuse du grand magasin du XIXème siècle. Certains intègrent, avec plus ou moins de succès, les nouveaux centres commerciaux intégrés de centre-ville (Péron, 1993) tandis que d’autres ferment au profit de supermarchés (Metton, 1998). Le dispositif commercial de centre-ville se spécialise dans les achats « personnalisés », « plaisir », à caractère exceptionnel (Péron, 1993). Mais comme le souligne le sociologue René Péron (1993), cette spécialisation est aussi une résultante de la spéculation immobilière grandissante sur les emplacements centraux. En effet, les enseignes sont contraintes de se diriger vers des activités permettant de réaliser des marges élevées (le prêt-à-porter féminin et jeune, les marques, le luxe, la

rareté, la nouveauté) pour payer les loyers et les charges de plus en plus importantes sur les locaux commerciaux de centre-ville.

Le second phénomène renvoie à la banalisation du commerce central. La création des réseaux de franchises dans les années 1950-1960 et leur arrivée massive dans les villes au cours des années 1980 va transformer le rapport du commerce à la ville. Le commerce indépendant tend à régresser au profit des franchisés et des succursalistes (Desse, 2001). En parallèle, les enseignes internationales viennent concurrencer les enseignes locales et nationales, qui doivent alors se repositionner (Desse, 2001). Leur présence crée des tensions sur le marché immobilier : les succursales favorisent la précarisation des baux commerciaux (bail précaire, loyer libre) et donc la spéculation (Péron, 1993). Jusqu’aux années 1990, les vrais leaders des centres-villes sont encore absents des périphéries : FNAC, Habitat, Marks-and-Spencer, Sephora… (Péron, 1993). Cette volonté de ne pas s’exporter en périphérie leur permet de se distinguer vis-à-vis des concurrents et d’affirmer leur vocation à approvisionner les couches moyennes et supérieures de la population.

À ces deux tendances s’ajoute un phénomène non négligeable : la multiplication des services à la personne dans le centre-ville. Des agences immobilières, des banques, des boutiques de téléphonie mobile, des agences de voyages viennent peu à peu remplacer les commerces traditionnels de biens et occuper les meilleures places sur le marché foncier local (Metton, 1989). Au début des années 2000, ils représentent plus d’un quart des pas de porte de l’espace central (Desse, 2001). Cette multiplication des activités de services au sein des centres-villes est partiellement le résultat du renchérissement des loyers sur les locaux commerciaux de centre-ville. Seuls les établissements de services à la personne sont aptes à payer les charges élevées. Les banques n’hésitent pas dans leur course aux emplacements premium à encourager la hausse des valeurs locatives par leurs pratiques de surenchère (Péron, 1993).

En conclusion, le commerce de centre-ville semble suivre plusieurs tendances, qui semblent de prime abord contradictoires et difficilement conciliables :

« Il en résulte une image de plus en plus difficile à gérer entre commerce de prestige et de rareté et commerce populaire et ludique pour les jeunes, commerce pour la clientèle de bureau, les touristes et promeneurs, tandis que l’offre de biens courants pour la clientèle résidant encore en centre-ville ne cesse de s’amenuiser » (Metton, 1998 : 49)

Mais ces tendances fournissent quand même une certaine spécialité au centre-ville, qui apparaît pour certains observateurs de l’époque, comme complémentaire de l’appareil commercial périphérique : le premier serait dédié aux achats spéciaux, à la consommation « plaisir », aux loisirs tandis que le

second serait consacré au ravitaillement alimentaire et aux achats encombrants. La complémentarité entre centre et périphérie rassure quelque peu les urbanistes de l’époque quant au devenir des centres urbains. Mais pour s’assurer de la vitalité des centres, certains urbanistes conseillent d’encourager la vocation commerciale des centres et de renforcer leur identité commerciale particulière. Pourtant, la distinction entre « centre plaisir » et « périphérie discount » ne sera opérationnelle que jusqu’à la fin des années 1980 :

« À la dichotomie centre-périphérie, chacun spécialisé dans l’une ou l’autre branche du commerce, se substitue un espace marchand plus flou » (Desse, 2002 : 6).

La diversification de l’offre commerciale périphérique dans les années 1990 vient remettre en cause cette spécialisation des espaces urbains. L’arrivée massive des GMSS sur des secteurs d’activités traditionnellement présents en centre-ville, couplée à l’installation d’activités de loisirs dans les zones commerciales périphériques bousculent le monopole des centres-villes sur les secteurs évoqués ci-dessus. Néanmoins, le contexte socioéconomique des années 1990 s’avèrera propice à un retour de la distribution dans les centres urbains.

2.3.2. VERS UN NOUVEAU REGIME DE CROISSANCE : RETOUR A LA PROXIMITE ET

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