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L’émergence de la société de consommation : reconfigurations des usages marchands dans

1.2. Passages et grands magasins : de nouveaux espaces marchands qui reconfigurent le rapport à la ville

1.2.3. CONSOMMATION BOURGEOISE, CONSOMMATION POPULAIRE

Cette nouvelle culture de la consommation concerne principalement les classes bourgeoises, dont l’ascension s’accélère à la suite de la Révolution Française et le déclin de la société de cour. L’achat d’objets de luxe, la fréquentation de grands magasins, la possession et l’échange d’objets anciens (Charpy, 2010) deviennent des pratiques familières des familles bourgeoises, soucieuses de se distinguer dans un contexte de production et de diffusion de produits industrialisés. De leur côté, les paysans et les ouvriers n’accèdent pas à ce mode de vie en raison de leurs pauvres revenus. L’alimentation et le logement constituent près de 90% de leur budget. Bien qu’ils consultent les catalogues des grands magasins, se familiarisent avec les produits et regardent les vitrines, ils ne fréquentent que peu ces établissements. Pour les ouvriers, l’approvisionnement s’effectue encore majoritairement dans des boutiques et des épiceries intégrées aux espaces de vie populaires. La vente y est effectuée au détail, on marchande et on paye cher à crédit, ce qui créé de nombreux conflits, exacerbés à cause de la dureté des conditions d’existence des clients et des vendeurs, et en raison de la récurrence des pratiques frauduleuses. Les pratiques de récupération sont fréquentes, notamment pour les vêtements qui sont encore très chers. La consommation est à cette époque, limitée au minimum vital et reste ancrée dans des circuits proches de l’économie informelle (Lhuissier, 2007 ; Péron, 1993) ou/et du monde rural. Les travaux d’Alain Faure sur la petite épicerie (1979) montrent que ce modèle a subsisté tout au long du XIXème siècle, et ce malgré le développement de la grande alimentation (cf. le cas de Felix Potin) que les modalités d’achat (suppression du crédit) et la localisation des établissements rendaient encore inaccessibles aux catégories les plus pauvres. Ainsi, à l’aube du XXème siècle, la situation économique des familles populaires et leurs résistances face à certaines consommations bourgeoises jugées futiles (Nadau, 2005) restreignent les possibilités d’évolution du commerce en leur direction.

Il faut attendre le début du XXème siècle pour voir apparaître de nouveaux formats commerciaux dédiés aux catégories populaires. Alors que le salaire des ouvriers augmente après les années 1880, l’industrialisation croissante de la fabrication de produits tels que la quincaillerie ou encore les vêtements favorise la distribution massive de ces produits (Péron, 1993). La conquête des parts de marché populaires devient alors un enjeu fort à la veille de la première guerre mondiale. Dès les années 1900, de nouvelles structures commerciales naissent, à mi-chemin entre le bazar et le grand magasin, et montrent clairement leurs intentions d’attirer les ménages populaires. En 1900, le grand magasin « Aux Classes Laborieuses » ouvre ses portes (cf. figure 9) : on y vend du linge de maison, des vêtements, des meubles, des jouets, de la vaisselle et d’autres produits ménagers. Les prix

pratiqués sont bas et on autorise l’utilisation du crédit. Par ailleurs, les industriels créent de nouvelles marques, spécifiquement dédiées à ces franges de la population (Chessel, 2012). En dehors de ces magasins, les coopératives, les économats et les succursales viennent faciliter la consommation chez les ménages ouvriers. Leur succès déclenche de nombreuses levées de boucliers chez les commerçants indépendants ou encore de la part de la Ligue Syndicale pour la défense des intérêts du travail, de l’industrie et du commerce, qui s’opposera fermement à cette nouvelle forme de concurrence (Péron, 1993).

Figure 9. Affiche publicitaire "Aux Classes Laborieuses", 1892 (Source : BnF).

L’amélioration progressive des conditions de vie des ouvriers et des employés dans les années 1920 s’avère propice à l’apparition de nouveaux magasins. Un long processus d’éducation porté par les réformateurs bourgeois participe par ailleurs à introduire les familles ouvrières à la consommation. La promotion du mariage, la lutte ouverte contre le cabaret et les buvettes, l’apprentissage d’une meilleure gestion du budget — il faut apprendre à l’ouvrier à « se priver » pour consommer alors que la consommation bourgeoise se caractérise par des incitations constantes à la dépense (Ion, 1978) — constituent autant de stratégies déployées par les réformateurs pour convertir les classes populaires à la société de consommation. En 1927, soit un demi-siècle plus tard qu’aux États-Unis, ouvre en France le premier magasin à prix unique. Créés par les sociétés de grands magasins, les magasins populaires (Uniprix, Monoprix, Prisunic, Priminimes pour citer les plus célèbres) appliquent les mêmes méthodes de gestion que les grands magasins tout en s’adaptant aux attentes des nouveaux consommateurs : choix restreint d’articles à bas prix, suppression des services coûteux (livraison, catalogues, etc.), choix esthétiques sobres, pratique du crédit (Péron, 1993). Le succès de ces magasins

signe l’extension de la société de consommation moderne aux ouvriers et aux employés (Péron, 1993).

Conclusion

Les phénomènes observés au long du XIXème siècle semblent attester d’une reconfiguration de l’occupation marchande de l’espace urbain. Celle-ci s’opère au bénéfice de lieux fermés et dédiés à l’activité commerciale, dont la croissance est encouragée par la spécialisation accrue des espaces urbains et par de nouvelles réglementations favorables à leur essor. Que ce soit au travers de travaux effectués sur l’espace public, d’autorisations délivrées pour des acquisitions foncières ou par le biais de formes de contrôle de l’occupation de l’espace public, les autorités urbaines accompagnent ce mouvement de sédentarisation du commerce. Force est de noter que ces contrôles sont partiellement motivés par la volonté de contrôler les franges indésirables de la population, et par l’objectif de limiter les débordements de l’activité commerciale sur l’organisation urbaine que souhaitent voir advenir les réformateurs de l’époque. L’urbanisme d’Haussmann soutient la vocation commerciale de certains espaces centraux de la ville et par extension, l’appropriation bourgeoise de ces espaces au détriment des usages populaires de la rue. Dans cette situation, le gouvernement du commerce par les autorités locales — incarné par la réglementation, par des procédures de contrôle mais aussi par des formes de soutien plus ou moins directes — constitue un moyen de refaçonner la ville moderne.

Certaines expressions de ce repli intérieur du commerce ont pu être appréhendées comme une rupture de son lien intime avec la ville, comme une césure avec une certaine forme d’urbanité et de lien social48. La mutation des espaces marchands transforme l’organisation de la ville et les pratiques qui s’y déploient. Elle accompagne des phénomènes de ségrégation sexuelle et sociale, plus ou moins désirés par le pouvoir local, reconfigure le rapport de chacun à la ville et introduit progressivement la consommation comme pratique urbaine, même si celle-ci reste pour le moment cantonnée aux fractions les plus aisées de la population. La démocratisation de la consommation aux autres franges

48 Ce mouvement trouvera son aboutissement au XXème siècle avec l’arrivée des centres commerciaux intégrés de centre-ville et encore plus, avec les concepts de centres commerciaux souterrains. Ces derniers signent en effet le retrait des activités commerciales de la surface de la ville, qui devient alors proie à l’occupation par des activités dites « souterraines » telle que la prostitution ou les trafics. De la même façon que le passage proposait un espace urbain alternatif dans un espace privé, ces centres offrent une ville alternative sous la terre, exclusivement commerciale (Péron, 1989). C’est un premier pas dans le processus de dissociation du commerce et de la ville, qui trouvera encore un autre écho avec le départ des activités commerciales en périphérie des villes au milieu du XXème siècle.

de la population viendra néanmoins changer la donne. L’essor d’une « société de consommation de masse » va en effet ouvrir la voie à de nouvelles formes de segmentation de l’espace urbain.

Chapitre 2.

Vers la consommation de masse :

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