• Aucun résultat trouvé

Des disparités territoriales qui tendent à s’effacer

Les prémices de l’urbanisme commercial : une vocation urbaine oubliée

3.2. Protéger le commerce indépendant de la modernisation : controverses autour de l’urbanisme régulateur

3.2.2. QUELS EFFETS SUR LES JEUX D’ACTEURS LOCAUX ?

3.2.2.2. Des disparités territoriales qui tendent à s’effacer

Si la loi Royer a permis d’apaiser les relations avec un monde indépendant en ébullition, elle aura aussi eu pour conséquence de transformer les conditions d’exercice de la régulation locale qui étaient alors assez contrastées d’un territoire à l’autre. À l’aube de l’application de la loi Royer, malgré l’unanimité du discours visant à voir dans l’apparition des hypermarchés une menace pour le petit commerce, on constate encore des disparités importantes entre les territoires concernant l’accueil que ces derniers réservent à la grande distribution (Péron, 1993). Le taux d’équipement en grandes surfaces est variable selon les agglomérations, une variation dont il est intéressant de comprendre les causes. Pour le sociologue René Péron, si les variables spatiales et économiques (liées à la demande des consommateurs) expliquent en partie ces écarts, l’origine de telles disparités réside aussi dans « les conditionnements socio-politiques des processus décisionnels locaux » (Péron, 1993 : 227). S’appuyant sur plusieurs indicateurs tels que le poids et la composition sociale du milieu des indépendants, la nature et les stratégies de la grande distribution et le fonctionnement du pouvoir local, le chercheur propose une analyse multivariée des stratégies politiques locales (Péron, 1991). En fonction des positionnements locaux adoptés80 et de l’intensité des transformations, il distingue trois modèles : les « bastions », où le protectionnisme du commerce local a pu triompher ; les « villes ouvertes » caractérisées par un consensus local à l’arrivée de nouvelles formes de distribution ; et enfin, « les places conquises » où l’expansion du commerce s’est imposée de l’extérieur.

Parmi les facteurs importants qui expliquent les distorsions entre les territoires, il note que la place des commerçants indépendants au sein de l’activité économique du territoire et au sein des structures décisionnaires locales joue un rôle essentiel. En effet, les villes dotées d’une économie diversifiée, plus ouverte à la « logique capitaliste d’entreprise » ou retranchée « dans le patronat des vieux sites industriels » se montrent moins réceptives à la cause du petit commerce (Péron, 1993). La présence et la force du mouvement contestataire incarné par le CID-Unati constitue une autre variable déterminante pour expliquer la position plus ou moins protectionniste des élus locaux, même si son effet n’est pas mécanique (Péron, 1993). De la même façon, la cohésion et l’engagement du commerce de centre-ville — en particulier celui du grand commerce local — sont autant d’éléments

80 Il distingue deux logiques de développement : 1) le modèle « conservateur » des équilibres anciens, caractérisé par deux orientations : protéger l’ensemble de l’agglomération de l’arrivée des grandes surfaces et minimiser/retarder les impacts sur l’activité commerciale de centre-ville ; 2) le modèle « transformiste » marqué par des conditions favorables au développement précoce des grandes surfaces et par des initiatives de réaménagement des places centrales. Ces dynamiques furent tantôt le résultat du consensus entre les acteurs locaux (« villes ouvertes »), soit la résultante de l’offensive d’investisseurs extérieurs et de la faiblesse de la défense locale (« places conquises ») (Péron, 1991).

qui concourent à accentuer les disparités entre les territoires. Bon nombre de commerçants locaux ont réagi à l’installation des premiers hypermarchés en se lançant eux-mêmes dans la création de points de vente, voire pour certains à ouvrir leurs propres hypermarchés et à contribuer de fait à gonfler le taux d’équipement en grandes surfaces commerciales (Péron, 1993).

Deux facteurs liés à l’exercice du pouvoir politique sont également en cause : l’orientation partisane des élus et la force de l’intercommunalité. Concernant la première, selon François Gresle (1980), le clivage des positions ne s’inscrit pas dans une classique division gauche-droite. Chaque camp possède en son sein des positions « conservatrices » et « modernistes ». Alors que la droite accueille les grandes surfaces au nom du libéralisme, de son lien avec le monde de l’entreprise, la gauche le fait au nom de la lutte contre l’inflation et la vie chère. Ainsi, on recense aussi bien des équipes de gauche que de droite dans chacun des modèles de ville proposés par René Péron (Péron, 1993). Pourtant, ce dernier constate que dans les « bastions », les équipes municipales en place (qu’elles soient de gauche ou de droite) sont souvent associées à des centristes, plus détachés du pouvoir central et donc plus soucieux de leur ancrage local. Ces derniers se montrent particulièrement réceptifs à la cause des couches indépendantes, qui forme une de leurs bases électorales (Péron, 1991). À côté de ces positionnements locaux, la cohésion intercommunale joue aussi un rôle déterminant dans la réussite du protectionnisme local : « une forte concurrence intercommunale peut-être retenue parmi les causes qui expliquent leur suréquipement relatif d’alors (Delobez, 1986) » (Péron, 1993 : 235).

Ces différences ont donné lieu à diverses configurations spatiales selon les stratégies locales adoptées (Péron, 1993). Les « places conquises » se caractérisent par des implantations basées uniquement sur des intérêts commerciaux, c’est-à-dire sur les terrains les moins chers, au plus près des infrastructures routières et loin de la population. C’est aussi le cas des « villes ouvertes » mais l’engagement des communes-centres aura tout de même permis d’améliorer la connexion au tissu urbanisé. À l’inverse, dans les « bastions », les implantations de grandes surfaces se concentrent surtout dans les communes dissidentes qui ne jouent pas le jeu du protectionnisme à l’inverse du reste de l’agglomération. La solidarité intercommunale n’est pas parfaite y compris dans les bastions. De ces trois types, le modèle du bastion était le plus répandu avant l’application de la loi Royer (Péron, 1991).

Avant 1973, le permis de construire constituait le seul outil règlementaire à disposition des municipalités pour refuser des implantations commerciales. L’application de la loi Royer n’a pas radicalement transformé les pratiques décisionnelles locales : les décisions négatives des CDUC

étaient souvent le fait des « bastions » tandis que les décisions positives revenaient principalement aux sites bien équipés. Cette continuité s’explique par le fait que les CDUC réunissaient les trois grandes catégories d’acteurs qui participaient déjà au contrôle des implantations commerciales. Toutefois, la mise en place des CDUC a eu pour conséquence de polariser le débat « sur les problèmes économiques et sociaux plutôt que sur la ville à construire » (Péron, 1993 : 236). En effet, en déplaçant le pouvoir règlementaire vers des instances corporatistes au niveau départemental, elle aura pour effets directs de fragiliser les résistances locales, de favoriser des arbitrages centralisés et d’atténuer la capacité des politiques locales à enrayer le développement commercial (Metton, 1989 ; Péron, 1991).

« Il n’est pas sans intérêt de souligner que les politiques défensives qui y étaient appliquées ont trouvé à s’imposer au mieux quand les implantations de grandes surfaces étaient formellement libres » (Péron, 1991 : 201).

La loi d’Orientation aura eu pour conséquence directe d’homogénéiser les positionnements politiques locaux. Les acteurs réunis en commission départementale ont peu à peu changé d’orientation. Dans les commissions des « bastions », on a commencé à accorder des autorisations plus facilement (Péron, 1991). À l’inverse, au sein des « places conquises », la CDUC offrait aux voix opposées une nouvelle chance de s’exprimer, indépendamment de leur influence politique ou de leur poids économique dans la cité comme c’était le cas lors des négociations locales informelles avant la loi (Péron, 1993). Par voie de conséquence, le modèle de la « ville ouverte » fut petit à petit promu comme le modèle souhaitable.

En parallèle, les procédures d’appel au Ministère du Commerce donnaient souvent lieu à des arbitrages en faveur des dynamiques dominantes (Péron, 1991). Alain Metton (1989) a fait le bilan de 15 ans d’application de la loi Royer. Il note que les procédures d’appel au ministère forment une procédure courante81, dont la fréquence augmente avec le temps. Faute de pouvoir résoudre les conflits au niveau local, on observe un transfert progressif des décisions vers l’échelon national (Metton, 1989). La plupart des recours concernent des refus de projets de création et d’extension de grandes surfaces alimentaires et spécialisées ou des centres commerciaux de magasins d’usine (Bondue, 1989). Ces recours émanent le plus souvent des promoteurs ; certains recourent systématiquement à cette procédure en cas de refus, conscients que les arbitrages ministériels leur

81 43,6% des décisions font l’objet d’un recours. Ce taux est encore plus élevé pour les projets refusés où deux dossiers sur trois font l’objet d’une procédure d’appel (Metton, 1986b).

seront plus favorables que ceux de la commission départementale (Bondue, 1989). À l’inverse, les procédures d’appel en cas d’autorisation des projets sont moins nombreuses dans la mesure où les représentants du petit commerce peinent à trouver un septième membre pour rendre leur démarche recevable (nb. il faut l’accord de sept membres de la CDAC pour lancer une procédure d’appel).

Quels sont les effets d’un tel transfert du pouvoir ? À première vue, les décisions nationales recoupent à peu près les décisions départementales, mais à bien y regarder, elles montrent tout de même un solde positif supérieur à celui des commissions départementales (Metton, 1989). Seules 4 années (1976, 1977, 1980 et 1981) sur la période étudiée par Alain Metton montrent un solde négatif. Selon le géographe, l’action ministérielle explique une partie des irrégularités de bilans observées :

« L’application de la loi Royer a progressivement été plus sévère entre 1974 et 1977, s’est assouplie sous les Ministères Monory-Barrot (1978-1979), est revenue rigoureuse sous les Ministères Charretier et Delelis (1981-1983) et s’est de nouveau assouplie sous les Ministères Crépeau et Chavanes (1984-1987) » (Metton, 1989 : 14).

Une deuxième conséquence de ce transfert du pouvoir de décision est l’appauvrissement des débats concernant l’urbanisme commercial à proprement parler et la manière dont les équipements s’intègrent au tissu urbain (Bondue, 1989). En effet, les préoccupations d’aménagement du territoire étaient moins prises en compte lors des arbitrages ministériels qu’à l’échelon départemental, où rappelons-le, elles étaient déjà peu présentes. En définitive, on peut conclure que le ministère tient un rôle important dans l’application de la loi Royer. Plus précisément, ce dernier tend à lisser les particularismes locaux en maintenant les taux d’équipement dans la moyenne nationale (Metton, 1989). Progressivement, les disparités d’équipement commercial qui existaient entre les agglomérations s’atténuent en accord avec l’homogénéisation des postures politiques. Celles-ci évoluent en faveur d’un libéralisme accru dans les commissions départementales et nationales que l’on couple volontiers au déploiement de politiques locales de réaménagement des centres-villes (Péron, 1991). Les opérations de piétonisation, la refonte des plans de circulation/stationnement en faveur des transports collectifs ou encore l’édification de centres commerciaux intégrés se banalisent pour pallier les effets du libéralisme des décisions et accompagner l’inévitable transformation du commerce indépendant de centre-ville (Péron, 1993).

3.2.3. L’ECHEC DE LA LOI ROYER : ENTRE MUTATIONS SOCIALES ET FAILLES DU

Outline

Documents relatifs