• Aucun résultat trouvé

3.2.1 Du sens et de l’utilité des textes institutionnels

Afin de comprendre la manière dont les discours étatiques sur la langue portugaise ont évolué à travers le temps, il était nécessaire que je m’intéresse à un ensemble de documents dispersés dans plusieurs espaces institutionnels. En ce sens, les textes institutionnels récoltés s’intègrent dans une approche ethnographique multisite (Marcus, 1995). Pour Marcus, l’ethnographie multisite a pour but de tracer des gens, des idées ou des objets à travers le temps et l’espace. Mon travail rejoint cette perspective méthodologique puisqu’il cherche à retrouver les traces historiques des discours sur la promotion de la langue portugaise et son enseignement. Toutefois, mon travail porte sur des textes spécifiques, à savoir des textes institutionnels qui, plutôt que de simplement exprimer une « idée » ou le positionnement d’un ou de plusieurs individus, matérialisent des orientations et des choix politiques concernant la problématique de l’enseignement du portugais dans le monde. En ce sens, si ma recherche ethnographique est multi-site, il est également important de souligner son caractère institutionnel. Les textes que j’ai choisi d’analyser pour répondre à mes trois premières questions de recherche — (1) quel rôle l’enseignement du portugais à l’étranger, joue-t-il au sein de la politique linguistique portugaise ? (2) quel rôle et quel statut sont attribués aux langues de la migration en Suisse ? (3) comment ceux-ci ont-ils évolué en lien avec les transformations sociales, économiques et politiques apportées par le capitalisme tardif ? — sont tous rattachés à différentes institutions étatiques et constituent des éléments clés du fonctionnement des institutions tout autant qu’ils matérialisent une partie du processus et de l’action institutionnelle (Smith, 2006). L’analyse discursive que je propose de réaliser s’appuie principalement sur deux principes (Smith, 2006) : en premier lieu, elle considère les textes comme étant une vitrine institutionnelle, c’est-à-dire un espace contrôlé et réglementé au travers duquel « l’institution » se met en scène, au sens goffmanien du

87 terme. Réaliser une analyse des textes produits et mis à disposition de l’institution revient donc, dans cette perspective, à mettre en lumière les opérations imageantes et structurantes de l’institution (processus d’objectivation) ainsi que les idéologies de cette dernière. Deuxièmement, les textes produisent des savoirs « officiels » (notamment à travers des statistiques, des rapports d’expertise, etc.) dont le but implicite est de contrôler et de réguler la production des savoirs à la disposition des citoyens davantage que d’informer de manière exhaustive sur une thématique (Foucault, 1994 ; Duchêne, 2008). Ces deux éléments nous invitent à nous éloigner d’une vision des textes institutionnels comme étant des ressources sémiotiques neutres et nous poussent, au contraire, à les considérer comme des instruments de pouvoir dont l’analyse critique nous permet de mettre en lumière la manière dont les institutions investissent et se servent des textes pour véhiculer leurs idéologies et pour contrôler et réguler la vie des citoyens. En d’autres termes, mon travail consiste à identifier les ressources sémiotiques institutionnelles, à comprendre la manière dont elles circulent, sont régulées et intertextualisées, ceci dans le but de révéler les actions qui en découlent en termes de distribution des ressources et de construction de catégories et de hiérarchies permettant de légitimer l’action sociale (Heller, 2002).

3.2.2 Le choix des textes institutionnels

Le premier groupe de textes constituant mon corpus de données institutionnelles est composé de textes que je qualifierai de « directionnels » : ils définissent des orientations à suivre, des lignes politiques directrices, sans pour autant avoir de valeur décisionnelle ou contraignante. Il s’agit en particulier des programmes gouvernementaux couvrant la période allant de 1976 à 2013. Ces textes sont extrêmement intéressants, car ils déterminent les orientations, les bases politiques et idéologiques pour une période donnée (souvent un quinquennat), ils donnent la couleur à ce que sera, durant un laps de temps, la politique linguistique portugaise. Ce sont également les programmes gouvernementaux qui donnent l’impulsion politique nécessaire à l’élaboration de textes « décisionnels ». Pour la Suisse, il s’agit de textes indiquant des lignes directrices à suivre dans le domaine des langues de la migration ; ils sont représentés à travers les recommandations de la Conférence suisse des directeurs de l’instruction publique, à travers les concepts cantonaux pour l’enseignement des langues ou des rapports d’experts.

88 Mon deuxième groupe de textes institutionnels analysés est justement constitué de textes que j’ai nommés « décisionnels », puisqu’il regroupe une série de textes législatifs déterminants pour l’évolution de la politique linguistique portugaise. Une recherche systématique sur les différents espaces institutionnels chargés de l’enseignement du portugais m’a permis de recenser la majorité des lois, constitutions, décrets et décisions en rapport avec l’enseignement du portugais à l’étranger et la politique pour la promotion de la langue portugaise à l’étranger entre 1950 et 2015. Ces textes sont produits par différents organes politiques portugais : ministère des Affaires étrangères (MNE), ministère de l’Éducation (ME) ou encore par la présidence du conseil des ministres (PCM). Pour la Confédération helvétique, les textes décisionnels sont sensiblement les mêmes puisqu’il s’agit également de lois (fédérales et cantonales), de mesures et de règlements d’application des lois (fédérales et cantonales) concernant le statut des langues de la migration.

Enfin, le troisième groupe de textes institutionnels est composé de textes « informatifs » et/ou « promotionnels ». Ils sont produits par l’Institut Camoes, par des ambassades ou consulats portugais en Europe ou encore par des institutions interétatiques comme la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP), l’Observatoire de la langue portugaise dans le monde (OLP) ou l’Institut international de la langue portugaise (IILP). De formes diverses (brochure, analyse, discours, compte-rendu, etc.), ces différents textes poursuivent principalement deux buts principaux : le premier est de produire de l’information sur l’état de la langue portugaise dans le monde (statistiques, progression, nouveautés, actualité politique en lien avec la langue portugaise), le deuxième est de faire la promotion de la langue portugaise (statistiques, actualités du monde lusophone, progression de la langue, utilité concrète de celle-ci sur le marché du travail, actualité culturelle). Dans les faits, les deux objectifs ne sont pas toujours aussi clairement séparés, et souvent les deux buts sont intimement liés : le premier (l’information) servant les intérêts du second (la promotion). Pour la Suisse, les textes « informatifs » concernent les rapports d’experts ou les études mandatées afin de connaître la situation des langues de la migration et, dans certains cas, la langue portugaise dans le paysage suisse. Comme pour le Portugal, l’objectif poursuivi par ce genre de texte est double : d’une part, faire un état des lieux de la place, du rôle et du statut des langues de la migration en Suisse (et en particulier dans le paysage éducatif) et, d’autre part, évaluer de manière implicite sa politique linguistique en la matière.

89 L’accès à ces textes a été déterminé par certaines contraintes méthodologiques dont l’explicitation transparente me permet d’en assumer les conséquences. Hormis les contraintes géographiques liées aux textes produits par le Portugal, ces contraintes ont été sensiblement les mêmes qu’il s’agisse des textes institutionnels suisses et portugais. Premièrement, en tant que chercheuse basée en Suisse et étudiant les institutions de l’État portugais, j’ai été limitée par des questions d’ordre géographique. Il m’était en effet impossible de me rendre soit régulièrement, soit sur une période prolongée au Portugal afin d’en étudier les archives. Par ailleurs, certaines des institutions productrices de savoir sont si récentes qu’elles ne possèdent pas « d’archives » papier, mais seulement des archives électroniques. Cette double contrainte m’a donc orientée vers une recherche de documents via les différentes bases de données et archives stockées sur internet. Organiser cette recherche institutionnelle m’a pris du temps, car en même temps que je découvrais certaines ressources, je devais pouvoir établir des liens entre les différentes institutions étatiques. Les textes décisionnels (lois, décrets, résolutions) ont été les plus faciles à trouver et à lister, ce sont ces derniers qui m’ont permis de comprendre les tâches et attributions de chaque institution. C’est également à partir des textes institutionnels que j’ai pu élargir ma recherche à d’autres textes, à travers un chemin en « étoile ». Chaque décret, loi ou résolution faisant référence à une autre institution ou à un autre texte institutionnel, j’ai ainsi procédé par itérations à partir des différents textes décisionnels. Cela m’a permis de construire progressivement un réseau de textes me permettant de tenir compte des différents liens de familiarité entre eux ainsi que des influences qui s’exercent entre les différentes ressources textuelles. L’avantage de cette approche réside dans le fait qu’elle m’a permis de couvrir virtuellement différents sites de manière aisée, chose qui se serait avérée nettement plus compliquée sur le terrain. En revanche, cette méthode comporte le désavantage d’avoir accès uniquement aux textes « finis » et non aux processus qui conduisent à leur élaboration (procès-verbaux par exemple). Par ailleurs, il est important de soulever que les textes auxquels j’ai eu accès sont des documents « volontairement » laissés à la disposition du public. Cela implique qu’ils sont choisis par l’institution elle-même, ce qui revient à dire que mon accès aux textes est limité à ce que l’institution veut bien montrer d’elle-même. S’il est important d’avoir conscience de cette contrainte, force est de constater qu’elle ne fait pas obstacle à ma récolte de données. En effet, du point de vue de ma posture théorique et épistémologique, l’enjeu de mon travail n’est pas de faire la lumière sur une vérité « cachée », mais bien de comprendre l’institution au travers de ce qu’elle est prête à dire d’elle-même.

90 Le nombre important de textes institutionnels constituant mon corpus institutionnel m’a évidemment forcé à faire des choix en termes de présentation18. Dans mon analyse, les

extraits de textes seront choisis et utilisés principalement de deux manières (Heller, 2002), soit parce qu’ils témoignent d’un élément important, crucial dans la politique linguistique du Portugal ou de la Suisse (marqueur de rupture ou de continuité en termes idéologiques ou de pratiques sociales), soit parce qu’ils illustrent de manière emblématique des pratiques courantes qui se retrouvent dans de nombreuses données (et représentent donc les fondements de la reproduction de l’ordre social).